16 |horizons SAMEDI 28 MARS 2020
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Roselyne Bachelot,
la réhabilitation
L’ancienne ministre de la santé, violemment mise en
cause en 2009, lors d’une précédente épidémie, pour
avoir commandé en masse des masques et des vaccins,
reste marquée par les attaques dont elle avait fait l’objet
E
lle pourrait triompher, enfin, à
73 ans. Parader dans les couloirs
de la rédaction de TF1LCI, où l’on
croiserait presque, ces tempsci,
plus de chroniqueurs médicaux
que de journalistes. Voici juste
ment le psychiatre Serge Hefez qui passe une
tête dans la salle de maquillage, au premier
étage. « Tout va bien, Roselyne? » Oui, tout va
bien. Mieux, en tout cas. Dix années d’un
vent mauvais médiatique et politique vien
nent de s’envoler, l’espace d’une crise sani
taire mondiale. Pourtant, Roselyne Bachelot
n’exulte pas. Ou alors, intérieurement...
Armée de ses deux téléphones portables,
elle tente surtout de lutter contre ce qu’elle
appelle la « Schadenfreude » , une expression
allemande désignant une « joie malsaine »,
celle qui l’envahirait volontiers, si elle se lais
sait aller. Ces derniers jours, elle a visionné
pour la première fois des images qu’elle re
foulait, depuis si longtemps. Notamment
cette séance du 12 janvier 2010, à la commis
sion des affaires sociales de l’Assemblée na
tionale où, alors ministre de la santé de Nico
las Sarkozy, elle encaisse les admonestations
de Michel Issindou, député socialiste de
l’Isère. Nous étions alors en pleine postcrise
de la grippe A (H1N1). C’était il y a dix ans,
autant dire un siècle.
UN STOCK DE 1,7 MILLIARD DE MASQUES
Premier signe de la pandémie repéré au Mexi
que au printemps 2009, premier décès connu
en France le 30 juillet 2009. Dès le
4 juillet 2009, Roselyne Bachelot, soutenue
par Sarkozy et son premier ministre, François
Fillon, passe commande de 94 millions de do
ses de vaccins, tandis que 195 millions d’euros
sont prévus pour l’acquisition de masques,
chirurgicaux et FFP2. Tant et si bien qu’à
l’automne 2009, la France compte un stock de
1,7 milliard de masques. Bilan final, selon la
Cour des comptes, en septembre 2010? « Seu
lement » 342 décès en France imputés à la
grippe A, 5,4 millions de Français vaccinés
- soit à peine 8,5 % de la population –,
662 millions d’euros dépensés au total.
50 millions de doses de vaccins rendues aux
laboratoires, qu’il faut dédommager à hau
teur de 48 millions d’euros. Et des tonnes de
critiques à venir.
On crie à la gabegie. Le Sénat comme l’As
semblée nationale se jettent sur la polémique
naissante, l’alimentent à coups d’enquêtes
parlementaires... C’est l’heure de gloire de Mi
chel Issindou, qui accable la ministre Bache
lot. Ses saillies, rétrospectivement cruelles
pour l’ancien député PS – qui n’a pas répondu
aux sollicitations du Monde –, tournent en
boucle depuis quelques jours sur Internet.
« On nous a fait le coup avec la grippe aviaire,
on devait tous mourir. (...) On a tous des provi
sions considérables de masques, qu’estce
qu’on fait de ces masques? C’est un gaspillage
de deniers publics. (...) On n’est peutêtre pas
obligés de s’alerter, de s’affoler en perma
nence » , tance à l’époque Issindou, en phase
avec le sentiment dominant.
Alors, à l’été 2010, tandis qu’elle s’apprête à
être débarquée du ministère de la santé – ce
sera chose faite en novembre 2010, au pré
texte d’un remaniement –, Roselyne Bache
lot, moquée et critiquée, se débat, et elle est
bien seule. Répliquant au député Issindou,
elle lance : « Les masques sont un stock de pré
caution – excusezmoi si ce mot devient un
gros mot ici. Et ce n’est pas évidemment au mo
ment où une pandémie surviendra qu’il s’agira
de constituer les stocks. Un stock, par défini
tion, il est déjà constitué pour pouvoir proté
ger. » Une évidence qui manifestement ne
l’était pas, en ce tempslà. « J’avais l’impression
d’être devant un tribunal. Mais je connais la rè
gle » , assuretelle, comme si sa longue car
rière politique l’avait immunisée contre la ca
lomnie. « Et puis, vous savez quoi? Quitte à être
immodeste, en revoyant ces images, je suis
fière de moi » , lancetelle, bravache.
Roselyne Bachelot, partie de la vie politique
en 2012, se souvient encore, avec amertume,
d’une tribune, dans Le Monde , d’un autre dé
puté PS, un médecin, JeanMarie Le Guen, ju
geant insuffisantes, en juillet 2009, les mesu
res prises pour juguler la grippe A... « Avant de
dire exactement l’inverse ensuite » , cinglet
elle. « Elle n’a jamais compris ce que je voulais
lui dire, proteste aujourd’hui Le Guen. Je n’ai
jamais critiqué la quantité de moyens. Le pro
blème, c’est que ce n’est pas elle qui a géré la
crise épidémique, elle a été mise en avant parce
que ministre de la santé, mais la décision qui a
été prise par Sarkozy a été de faire le choix du
SGDN (secrétariat général de la défense natio
nale), c’estàdire de l’Etat préfectoral, donc une
culture de l’autorité, plutôt qu’une approche de
santé publique comme l’a fait Macron. Je l’ai
critiquée sur la manière dont elle gérait la crise,
pas sur les moyens qu’elle y avait mis. »
Le sourire revient à l’ancienne ministre à
l’évocation d’un dessin de Plantu, toujours
dans Le Monde , la représentant à la tête d’un
énorme stock de vaccins, buste en avant. « Je
ne sais pas pourquoi, il me dessine toujours
avec une énorme poitrine, que je n’ai pas! »,
s’esclaffetelle. Désormais reconvertie ani
matrice – elle est à la tête d’une émission
quotidienne sur LCI –, elle a revu, aussi, cette
interview menée par une très mordante
Elise Lucet, l’interrogeant sur France 3, en
mars 2010, sur ces cargaisons de masques, le
lobbying supposé des labos, un milliard
d’euros dépensé pour rien... « Une abomina
tion, cette interview! Je l’avais gommée, sans
doute un mécanisme d’autodéfense » , soupi
retelle, avant de glisser : « Heureusement
qu’on en a encore quelquesuns de ces mas
ques périmés, aujourd’hui. »
Elle se souvient aussi de tous les coups re
çus, de la « violence des attaques » , de leurs re
lents sexistes, parfois... « Je ne leur en veux
pas » , soutientelle, sans vraiment convaincre.
« En fait, mes sentiments sont contradictoires.
Se réjouir en pleine catastrophe? La situation
ne l’autorise pas... » Elle qui veut avoir la revan
che modeste effectue en ce moment un drôle
de voyage en ellemême, un « retour sur expé
rience » , comme elle dit. Cette réhabilitation
publique, sur le tard, est l’occasion d’une in
trospection. « Je me pose des questions sur le
déni qui a été le mien. J’ai été victime d’un tel
bashing que j’ai développé sur le plan person
nel une stratégie de rétractation » , affirmet
elle. Et d’évoquer, outrée, l’humoriste Christo
phe Alévêque, qui, en janvier 2010, demande
très sérieusement de la traduire en justice :
« Mais qu’estce que cet histrion connaît de la
santé publique? » Elle a au moins une certi
tude, gardée pour elle depuis trop d’années :
« Je ne me suis jamais dit : “J’ai déconné !” Il y a
bien des proches qui m’ont conseillé de m’excu
ser, de dire que je m’étais trompée... Non! J’ai
fait des choix, je les ai assumés, et je n’ai pas re
jeté la faute sur Sarkozy ou d’autres. »
Cette crise sanitaire, en 2009, bien malin
qui pouvait en prévoir l’issue. Elle dépeint
Sarkozy en exemplaire « chef de guerre » , mais
c’est à sa ministre de la santé, et à elle seule,
que l’on a ensuite cherché des noises. « Je me
suis retrouvée seule, opinetelle. Avec quel
ques messages sympas, parfois. Je me souviens
de Brice Hortefeux, alors ministre, me disant,
lors d’un déplacement en Auvergne : “Je veux te
remercier, tu n’as jamais posé le chapeau sur
quelqu’un d’autre”... » Quand elle avait com
mandé 94 millions de doses de vaccins, c’était
sur la recommandation d’experts, qui éva
luaient à 33 % le nombre de Français qui ne
se feraient pas vacciner. « C’est au doigt
mouillé » , admetelle.
Ce qui la taraude encore, c’est cette interro
gation paradoxale, elle qui a été vouée aux gé
monies pour avoir surestimé la menace :
« J’éprouve un sentiment de culpabilité : si nous
avions été devant une pandémie très grave,
estce que je n’aurais pas dû en faire plus,
n’auraisje pas dû mieux convaincre? Mon af
faire a amené un désarmement général, cela a
décrédibilisé la parole politique. Les gens se
sont dit : “On en fait trop.” Et pour nous, politi
ques, le risque d’en faire trop est devenu plus
grand que de ne pas en faire assez. »
AU BORD DE LA CHUTE FATALE
Bachelot, fin 2009, donne de sa personne, in
cite à la vaccination dans des centres spéciali
sés, s’oppose aux médecins libéraux, bataille
contre les « vents contraires » , incarnés par
« une campagne contre les vaccins menée par
Europe EcologieLes Verts, et plus particulière
ment Michèle Rivasi » – la députée euro
péenne, elle non plus, n’a pas donné suite à
nos sollicitations. Elle cite cette saillie de
Georges Clemenceau, répétée comme un
mantra : « La politique, c’est comme un ha
mac : on a beaucoup de mal à grimper dedans,
une fois qu’on y est, on est ballotté de droite à
gauche, et on se casse la gueule en sortant. »
Ballottée, Roselyne Bachelot l’a été tout
au long de son parcours ; au point de se re
trouver souvent au bord de la chute fa
tale. Comme lors de ces joutes, à l’Assem
blée, où simple députée RPR, elle milite
en faveur du PACS, de la parité, du mariage
homosexuel ou de la loi Evin, s’attirant les
quolibets de sa famille politique. En sep
tembre 1988, déjà, toute jeune parlemen
taire, elle défend le revenu minimum d’in
sertion (RMI) imaginé par le pouvoir socia
liste, lors d’une réunion du groupe RPR, con
tre l’avis de tous. « Chirac était là. Il écrivait
tout le temps. Soudain, il a posé son stylo et il
a lâché : “Roselyne a raison”... »
Bachelot, « fille de », en l’occurrence du dé
puté gaulliste Jean Narquin, férue d’opéra,
grande gueule à la drôle de voix et aux tenues
vestimentaires bariolées, proche du peu
aimé François Fillon... Elle cumule, et com
met parfois des bourdes, comme lorsqu’elle
révèle incidemment la surdité de Jacques
Chirac. Mais le ministère de la santé, c’est son
Graal, elle l’obtient en mai 2007, après l’élec
tion de Sarkozy. Elle se rappelle, là aussi, le
mépris d’un éminent professeur de méde
cine : « Quand même, une simple pharma
cienne à la tête de ce ministère... »
Elle dit recevoir depuis quelques jours des
« milliers de messages sympas ». De fait, ils
sont nombreux à se bousculer sur les ré
seaux sociaux pour la remercier d’avoir eu
raison trop tôt, comme l’on rendrait hom
mage à une lanceuse d’alerte. Elle assure con
server son sangfroid : « Mon père m’a dit,
quand j’ai repris son bureau de député : “Tu
dois quitter tous les soirs ce bureau comme si
tu devais ne jamais y revenir.” La roue tourne si
vite. C’est pour ça que je me garde de mordre
les mollets de mes successeurs, les Xavier Ber
trand, Marisol Touraine... » Elle leur reproche,
pourtant, bien des choses, jugeant par exem
ple « regrettable » que ses successeurs n’aient
pas réarmé le pays en masques. Elle déplore,
aussi, la suppression, notamment, en 2016,
de l’Etablissement de préparation et de ré
ponse aux urgences sanitaires (Eprus), qu’elle
avait créé. Ce même Eprus qui avait constitué
ces stocks de masques si rares aujourd’hui.
« Une erreur stratégique » , à l’entendre.
On s’arrache cette ancienne ministre au
francparler si rafraîchissant. Elle repousse
gentiment une énième tentative de BFMTV
de l’inviter sur un plateau, consent à répon
dre à France 2, avant de préparer ses prochai
nes chroniques sur l’opéra, « Les Grosses Tê
tes » sur RTL ou encore un éditorial pour Ni
ceMatin. Oui, la roue a bien tourné. Peutêtre
pas aussi vite qu’elle l’aurait souhaité. Qu’im
porte, Roselyne Bachelot ne le cache pas :
l’arène politique ne lui manque pas.
gérard davet
et fabrice lhomme
Roselyne Bachelot,
alors ministre de la santé,
à l’Assemblée nationale,
à Paris, le 12 janvier 2010.
FRANCOIS GUILLOT/AFP
« MON AFFAIRE
A AMENÉ
UN DÉSARMEMENT
GÉNÉRAL, CELA
A DÉCRÉDIBILISÉ LA
PAROLE POLITIQUE.
LES GENS
SE SONT DIT : “ON
EN FAIT TROP” »