Le Monde - 28.03.2020

(Chris Devlin) #1

8 |coronavirus SAMEDI 28 MARS 2020


0123


Le trafic


de drogue


paralysé par


le confinement


Frontières fermées, déplacements


interdits, contrôles policiers...


Le marché est à l’arrêt,


mais cherche déjà à s’adapter


U


n... deux... trois... qua­
tre. Il fait le décompte
de ses « pochons »
comme on ferait l’in­
ventaire d’un trésor et angoisse
déjà à l’idée de manquer. Ruben


  • les prénoms des dealeurs et
    consommateurs ont été modi­
    fiés – a 40 ans, une femme, quatre
    enfants, un bel appartement dans
    le centre de Paris et une vieille ad­
    diction au cannabis. Impossible de
    terminer la journée sans fumer
    ses « deux ou trois » joints. « Déjà
    qu’on est enfermés, mais si, en plus,
    je dois me sevrer contraint et forcé,
    je ne sais pas ce que ça va donner »,

    ironise­t­il.
    Quand d’autres se précipitaient
    vers leurs maisons secondaires,
    à l’annonce du confinement lié
    à l’épidémie de Covid­19, lundi
    16 mars, lui s’est hâté vers une
    banlieue du nord de la capitale,
    où son dealeur a ses quartiers. Il a
    acheté le double de la quantité
    habituelle, soit huit pochons
    d’herbe (environ 4 grammes cha­
    cun) et deux barrettes de résine
    de cannabis, pour un total de
    200 euros. « C’est parti pour durer,
    pas sûr que ça tienne jusqu’à la fin
    du confinement »
    , s’inquiète­t­il.
    Le trafic de drogue n’échappe
    pas aux aléas de l’économie
    classique. Avec la crise sanitaire,
    ce marché souterrain qui pèse en
    temps normal aux alentours de
    3,5 milliards d’euros par an, selon
    les chiffres de la direction centrale
    de la police judiciaire (DCPJ),
    tourne au ralenti depuis dix jours.
    Consommateurs et dealeurs
    confinés, frontières fermées,
    approvisionnement coupé... C’est
    tout l’écosystème qui est frappé
    de plein fouet. « C’est vexant, le
    coronavirus a réussi, là où on a
    échoué ; il a gagné la bataille de la
    sécurité en Ile­de­France »
    , dit
    amusé un policier haut gradé,
    spécialisé dans la lutte contre les
    trafics de stupéfiants.
    L’ensemble de la chaîne semble
    grippé. « Pour l’instant, l’activité
    continue avec les stocks existants,
    mais il y a beaucoup moins de dé­
    placements, les gens ne se rendent


pas sur les points de deal », expli­
que Virginie Lahaye, commissaire
divisionnaire à la tête de la bri­
gade des stupéfiants de Paris. Et la
marchandise s’épuise petit à pe­
tit. « Les enquêtes, qui sont tou­
jours en cours au sein de la bri­
gade, nous permettent de savoir
que là aussi, c’est un secteur en
crise » , confirme Mme Lahaye.
La production dans l’Hexagone
est très faible et les filières inter­
nationales sont quasi toutes à
l’arrêt. Avec la fermeture des fron­
tières, plus question d’organiser
des « go fast », notamment depuis
les Pays­Bas, un important pour­
voyeur d’herbe.
Même souci pour les dealeurs
de cocaïne. La fermeture des
ports et des aéroports empêche
la production d’arriver d’Améri­
que latine. Le phénomène des
« mules », ces personnes qui in­
gèrent la marchandise afin de
franchir les contrôles, notam­
ment en provenance de Guyane,
est provisoirement endigué.
Quant à la résine de cannabis,
la situation était déjà dégradée
depuis plusieurs mois avec des
livraisons depuis le Maroc per­
turbées et des saisies importan­
tes sur le territoire en 2019. « Le
prix avait quasiment doublé de­
puis plusieurs mois, et la qualité
n’était pas bonne » , explique une
source policière.
Dans les quartiers nord de Mar­
seille, haut lieu du trafic de stupé­
fiants, les allées et venues ont cer­
tes diminué, mais elles n’ont pas
encore totalement cessé, constate

le préfet de police des Bouches­du­
Rhône, Emmanuel Barbe, qui a
accompagné des policiers sur le
terrain, mercredi 25 mars.
Aux Oliviers (13e arrondisse­
ment), en dix minutes, une tren­
taine d’acheteurs attendant d’ac­
céder au « charbonneur » (reven­
deur) ont été verbalisés pour non­
respect du confinement. Mêmes
résultats dans une citée voisine.
« Le gars qui est d’Avignon et me dit
qu’il vient voir sa grand­mère à la
cité Kallisté, il fait immédiatement
demi­tour avec une amende de
135 euros. Ça lui fait cher la barrette
de shit » , dit un policier.
Le décret réglementant les dé­
placements a donné un moyen
aux forces de l’ordre de maintenir
la pression sur les points de deal,
en s’attaquant directement à la de­
mande. « Sans clients, pas de tra­
fic » , se réjouit un spécialiste de la
lutte contre les stupéfiants. Les ha­
bitants, premières victimes des ré­
seaux, s’en félicitent.

Transactions dans les étages
L’occasion pour les policiers de
pousser leur avantage. Pas ques­
tion de lâcher du lest. A Colom­
bes, dans les Hauts­de­Seine, un
département qui abrite plusieurs
« fours » (gros points de vente),
la police municipale poursuit sa
guerre contre le trafic de stu­
péfiants. « On gare nos voitures
à l’entrée des points de vente habi­
tuels, bien en vue, on laisse tourner
les gyrophares, on contrôle les pas­
sants, on fait tout pour les déran­
ger » , raconte l’ancien colonel de
gendarmerie Alain Faugeras,
chargé de la police municipale.
La plupart des clients qui s’aven­
turent jusqu’au quartier du Petit­
Colombes rebroussent chemin.
Ceux qui réussissent à passer
sont priés de monter dans les
étages. C’est là qu’ont lieu, désor­
mais, les transactions. Les ven­

deurs ont quitté les halls d’im­
meuble, jugés « trop visibles » en
temps de confinement. Le patron
de la police municipale a par
ailleurs observé une « croissance »
du nombre de livreurs de repas
dans le secteur, du type Deliveroo,
« mais on ne peut rien faire, on
ne peut pas les fouiller, on n’a
aucune preuve qu’ils transportent
de la drogue ».
Les experts de la lutte anti­
drogue en sont certains : le mar­
ché commence déjà à se restruc­
turer. « Il ne se passe plus rien
depuis la fin de semaine, si ce n’est
des renvois d’anciens dossiers,
constate­t­on au parquet de Paris.
Mais le trafic s’adapte. Une cer­
taine clientèle parisienne cherche
par exemple à s’approvisionner
dans les départements du Nord. »
D’autres se tournent vers la livrai­
son à domicile, qui s’est considé­
rablement développée ces derniè­
res années, mais qui, elle aussi,
connaît des difficultés.
Lundi 16 mars, certains dealeurs
s’étaient empressés de faire la
promotion de leurs produits sur
les réseaux sociaux. Sur Snapchat,
un revendeur promettait ainsi de
livrer « jusqu’à la fin du monde » ,
c’est­à­dire jusqu’au début du con­
finement, mardi 17 mars à midi.
Dès le lendemain, les messages
étaient nettement moins enthou­
siastes. « Désolé pour les gens qui
n’ont pas été servis, mais compre­
nez qu’en ces temps d’épidémie les
déplacements sont réduits et sur­
veillés... Nous faisons au mieux. »
Afin de satisfaire une forte de­
mande, le trafiquant assure dispo­
ser de deux livreurs travaillant
« tous les jours de 11 heures à minuit
durant le confinement » et affiche
d’emblée que « les commandes de
100 euros et plus sont prioritaires ».
Certains dealeurs se retrouvent
doublement au chômage tech­
nique. Nicolas, 29 ans, travaille

habituellement dans un café pa­
risien, qui a fermé, et vend de la
drogue pour arrondir ses fins de
mois. Mais sa marchandise n’a
plus la cote. « Je n’ai plus aucune
commande depuis une semaine ,
commente celui qui propose ha­
bituellement de livrer cocaïne, ké­
tamine et ecstasy. Les gens ne veu­
lent plus de drogues festives vu
qu’il n’y a plus de fêtes. »

« Une réelle peur du virus »
Le trafic de stupéfiants s’accom­
mode mal de la fameuse distan­
ciation sociale. Benjamin, con­
sommateur d’herbe occasionnel,
à Paris, raconte avec un sourire
comment il a fait plus ample con­
naissance avec son voisin, égale­
ment amateur, « en fumant un
joint, chacun sur son balcon, pour
respecter les gestes barrières ».
Ce dernier lui a donné le numéro
d’un dealeur qui continue à offi­
cier pendant le confinement.
Un texto plus tard, le trafiquant
était au pied de l’immeuble. Ben­
jamin a légèrement hésité avant
de monter dans la voiture pour
récupérer son ravitaillement : « Il
n’avait pas de gants ni de masque.
Je lui ai donné mes billets, lui ses
quatre pochons, et je suis ressorti.
Dès que je suis rentré chez moi, je
me suis lavé les mains, puis j’ai mis
du désinfectant sur les pochons, et
je ne vais pas y toucher pendant au
moins quarante­huit heures. »

Côté hygiène, les « charbon­
neurs » de Marseille ont pris une
longueur d’avance sur leurs ho­
mologues de la capitale et se sont
rapidement équipés. Certains ont
posté des photos sur les réseaux
sociaux, affublés d’une tenue de
protection que ne renierait pas
une infirmière en service de réani­
mation. « Il y a une réelle peur du
virus : les livreurs et les clients ne
veulent pas entrer en contact , as­
sure Mme Lahaye. Pour les trafi­
quants, il faudra donc évaluer le
bénéfice/risque de leurs activités,
compte tenu de la forte présence
policière sur la voie publique. »
Les autorités redoutent d’ail­
leurs que les trafiquants ne se réo­
rientent temporairement vers
d’autres secteurs criminels. A lui
seul, le trafic de cannabis concer­
nerait 240 000 personnes sur le
territoire, selon une estimation
de l’Institut national des hautes
études de la sécurité et de la
justice, datant de 2016. Pour ces
« salariés » du deal, pas de chô­
mage partiel. Pour les « patrons »,
pas de ristourne fiscale.
« Certains quartiers sont au bord
de l’implosion. Pour ces personnes,
il est hors de question que l’activité
cesse, qu’il n’y ait plus de revenus,
assure Nicolas Pucheu, respon­
sable communication de l’UNSA­
Police, en Ile­de­France. On peut
imaginer qu’une fois leurs réserves
écoulées, ils se tournent vers des
braquages de commerces ou de
distributeurs de billets. » Si les poli­
ciers qui luttent au quotidien con­
tre les trafics de stupéfiants obser­
vent avec délectation l’effondre­
ment du marché, chacun sait
qu’en matière de drogue les victoi­
res sont souvent provisoires.
nicolas chapuis,
louise couvelaire,
romain geoffroy,
luc leroux (à marseille)
et simon piel

Plus d’un million de Franciliens ont quitté la région en une semaine


Selon Orange, qui a analysé les données de ses abonnés téléphoniques, 17 % des habitants d’Ile­de­France sont partis entre le 13 et le 20 mars


L


es mesures de confine­
ment, décidées par le gou­
vernement français et pri­
ses le mardi 17 mars pour tenter
d’enrayer la pandémie causée par
le coronavirus SARS­CoV­2, ont
bel et bien conduit à un exode
important des Franciliens vers la
province. Une analyse statistique
des données téléphoniques réali­
sée par l’opérateur Orange es­
time que près de 1,2 million d’en­
tre eux – soit 17 % des habitants
de la métropole du Grand Paris –
ont quitté leur région entre le 13
et le 20 mars.
Si, selon Orange, le déplacement
des Franciliens vers la province a
été assez homogène, certaines
zones font l’objet d’un accroisse­
ment notable de leur population.

L’île de Ré (Charente­Maritime) a
ainsi vu sa population bondir
de 30 %, les départements de
l’Orne et de l’Yonne ont vu la
leur augmenter de 10 %, et l’Ille­
et­Vilaine de 6 %. La région pari­
sienne compte par ailleurs envi­
ron 100 000 touristes de moins
qu’à l’accoutumée.
L’étude a été réalisée par Orange
sur la base des données de géo­
localisation des téléphones de ses
abonnés. Elles ont été compilées
et analysées à destination d’ac­
teurs publics, notamment sani­
taires. Elles ont été partagées avec
les préfectures en ayant fait la
demande, l’Assistance publique­
Hôpitaux de Paris (AP­HP), le
SAMU et l’Institut national de la
santé et de la recherche médicale

(Inserm), entre autres. Certains
résultats de cette étude ont été
communiqués au Monde. Des
chiffres ont aussi été évoqués
jeudi 26 mars par le PDG
d’Orange, Stéphane Richard, sur
les ondes d’Europe 1.

Moyens statistiques
Orange assure transmettre à ses
partenaires des agrégats statisti­
ques et non des données indivi­
duelles et « identifiantes ». Ils
sont compilés à l’échelle de por­
tions du territoire déterminées
par l’Insee, qui représentent envi­
ron 50 000 personnes.
Les données transmises par
Orange ne permettent pas de lo­
caliser des individus, mais sim­
plement de savoir combien de

personnes se trouvent dans cette
portion de territoire à une date
donnée, et ainsi de pouvoir
connaître l’évolution de la popu­
lation, positive ou négative, sur
chacune d’entre elles.
Orange assure ainsi ne pas avoir
procédé à un recensement précis

de la localisation des Français et
n’a de visibilité que sur l’activité
des 24 millions d’utilisateurs quo­
tidiens de ses réseaux. En se fon­
dant sur le nombre d’entre eux
s’étant rendu dans chaque zone,
l’opérateur assure être capable,
compte tenu de son nombre im­
portant de clients et au moyen de
redressements statistiques, d’ob­
tenir une évolution représenta­
tive et fiable de la population.
Orange sait déjà, du reste, où se
trouvent ses abonnés à tout ins­
tant : c’est nécessaire pour ache­
miner les SMS et appels aux
smartphones de ses clients.
L’opérateur a cependant, à l’oc­
casion de la crise liée à la propa­
gation de l’épidémie de Covid­19,
décidé de partager ces informa­

tions agrégées, et anonymisées,
à des tiers. Orange assure ainsi
être dans les clous du droit des
données personnelles, dans la
mesure où ces données ne sont
qu’un nombre extrapolé d’indivi­
dus présents dans une zone, et ne
permettent pas d’identifier un
abonné à ses services.
Le principal intérêt de ces statis­
tiques pour les autorités sanitai­
res françaises est de pouvoir anti­
ciper d’éventuels futurs foyers
de contamination. Les données
d’Orange sont également en
cours d’intégration dans les mo­
dèles épidémiologiques de l’In­
serm pour mieux comprendre les
mécanismes et le rythme de pro­
pagation du coronavirus.
martin untersinger

« Les gens
ne veulent plus
de drogues
festives vu
qu’il n’y a plus de
fêtes », témoigne
Nicolas, 29 ans

Lors d’une
opération de
contrôle des
autorisations
de sortie,
aux Oliviers,
à Marseille,
le 25 mars.
GILLES BADER/
COLLECTIF DR

« C’est vexant,
le coronavirus
a réussi là où
on a échoué : il a
gagné la bataille
de la sécurité en
Ile-de-France »,
dit un policier
haut gradé

L’opérateur
assure
transmettre
des agrégats
statistiques et
non des données
« identifiantes »
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