Libération - 03.04.2020

(Ann) #1

Libération Vendredi 3 Avril 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 11


Mercredi à Saint-Léry
(Morbihan), des travaux
conduits par l’entreprise de
BTP Pompéi.

P


artout en France, des dizaines de mil-
liers de petites et moyennes entreprises,
et autant de petites affaires qui avaient
déjà parfois du mal à faire vivre leur activité,
à embaucher ou ne pas licencier avant la crise
sanitaire, ont pris de plein fouet la mise à l’ar-

rêt quasi-totale de l’activité économique «non
essentielle» du pays et le confinement de tous
les Français, qui sont aussi leurs clients. Dans
la petite industrie, le BTP, l’agriculture, le
commerce, les services, l’immobilier, le ma-
rasme est aussi brutal que total. «Du jamais vu
depuis la crise de 1929», a alerté le ministre de
l’Economie, Bruno Le Maire, qui a mis en
branle les services de Bercy pour tenter d’ap-
porter les premiers secours à ce tissu de PME
et TPE essentiel à la vie du pays. Libération
est allé à la rencontre de ces petits patrons
qui tentent de sauver leur entreprise de cette
ère glaciaire économique en espérant être
­toujours là quand le dégel viendra...

«Ça fait flipper, on


ne sait pas si on va


pouvoir s’en sortir»


Ils sont producteur de fleurs,
gérant dans l’événementiel, PDG
dans l’immobilier, sous-traitant
industriel ou encore charpentier.
Sept artisans et patrons
de TPE-PME témoignent de leur
difficulté à traverser la crise.

«Pas la moindre commande
depuis le 19 mars»
Daniel Torrents, 40 ans,
directeur général de l’entreprise
SDCEM, à Champagnier (Isère).

«Mon entreprise produit du matériel élec­-
trique de haute tension pour de grands
industriels­. Elle emploie 85 salariés et a fait
un chiffre d’affaires de 13 millions d’euros
l’an dernier. Là, nous
n’avons pas eu la moin-
dre commande depuis
le 19 mars. Je n’avais ja-
mais vu ça, ni pensé
que notre matelas d’af-
faires puisse ainsi pas-
ser directement à zéro.
Pour mars, nous ne se-
rons qu’à 800 000 eu-
ros de facturation, contre 1,8 million prévu.
Pour avril, je prévois un recul de 85 %... Tous
nos administratifs sont en télétravail, sauf
deux. Nos techniciens de maintenance chez
les clients sont arrêtés, comme 10 des 30 opé-
rateurs chargés de la production sur site, pour
garde d’enfants ou santé fragile. Les 20 res-
tants produisent au ralenti, au rythme de four-
nisseurs clés en train de fermer. Notre embal-
leur s’est arrêté : nous ne pouvons plus
expédier à l’étranger. Nous avons un peu de
stock, mais à partir du 10 avril, nous manque-
rons de composants. On fera une semaine
d’inventaire, ensuite il faudra recourir à un
chômage partiel plus conséquent.
«Côté résultats annuels, je ne suis pas inquiet :
l’année s’annonçait très forte, notre porte-
feuille d’activité va s’étaler. Nos inquiétudes
sont bien plus grandes côté trésorerie. Pour
les salaires d’avril et mai, ça devrait aller. Le
décalage de taxes représente 200 000 euros
en avril, la réactivité de l’Etat nous aide vrai-
ment. A partir de juin en revanche, pour les
salaires comme pour les factures de fournis-
seurs, ce sera délicat si nous n’arrivons pas
à convaincre les banques de nous aider.»

«Quand j’ai entendu
la ministre, les bras m’en
sont tombés»
Jean-Yves Gauthier, 57 ans,
gérant de Travaux publics Pompéi
à Mauron (Morbihan)

«Dans notre village, nous vivions la pandémie
d’un peu loin. Puis le 17 mars, nous avons reçu
une avalanche de mails. Tous nos fournisseurs
cessaient de travailler. Un tremblement de
terre. Tout ce qui était nécessaire à nos chan-
tiers, béton, bitume, enrobé, tuyaux, se retrou-
vait indisponible. Quel gâchis! D’autant que
notre activité est très individualisée, des per-
sonnes travaillent seules sur leur engin. On a
réfléchi à la meilleure manière de se réorgani-
ser, en conservant l’administratif, le bureau
d’études, l’atelier maintenance et l’extraction
de pierres. Huit personnes sur quarante.
«Puis s’est posée la question du paiement des
fournisseurs et de l’encaissement des factures,
mais aussi des salaires et des emprunts. J’étais
scotché aux infos de l’Etat et de la fédération
du BTP. Les banques et le gouvernement ont
été réactifs. Très vite, nos remboursements
d’emprunts, qui repré-
sentent beaucoup d’ar-
gent, ont été suspen-
dus. Puis on nous a dit
que les salaires des em-
ployés au chômage se-
raient remboursés.
Quand j’ai entendu la
ministre du Travail
nous reprocher de ne
pas continuer notre activité, les bras m’en sont
tombés. C’est à rebours de tout ce qu’on vivait.

DAVID BIGNOLET

DR

«Aujourd’hui, la question principale est de sa-
voir si mes clients vont me payer, pour que je
puisse régler mes fournisseurs. Ce flux de tré-
sorerie est essentiel, comme le sang du corps
humain. Nous espérons aussi pouvoir repren-
dre petit à petit nos chantiers, au moins pour
les postes individuels. Ma crainte est aussi de
savoir si la confiance sera toujours là. Nous
sommes dans un secteur où nous devons sans
cesse anticiper, si notre carnet de commandes
s’effondrait, je serais obligé de licencier.»

«Ma gaufre, vous risquez
de la payer 135 euros»
Norman Lacquemant, 39 ans,
patron de Lacquemant, institution
des gaufres artisanales à Lille

«Le 15 mars, j’étais un des seuls ouverts rue de
Béthune [la principale artère commerçante de
Lille, ndlr]. Beaucoup commençaient à ne plus
vouloir sortir. Le lendemain, j’ai rouvert. Des
personnes me demandaient si c’était légal, j’ai
expliqué que j’étais “une vente à emporter”.
Ça a été une journée ridicule en termes de
chiffres. Le soir, le Président annonçait le con-
finement, je suis resté fermé le mardi. Le mer-
credi, j’ai cuit, seul, une commande pour des
supermarchés : ça me permet d’écouler mon
stock mais je ne gagne pas d’argent.
«On a mis les salariés en chômage partiel tout
de suite. Ils doivent être indemnisés à 84 %
sauf que c’est soumis à plein de conditions.
En attendant une ré-
ponse, on va avancer
les salaires. Est-ce
qu’on sera remboursé?
Quand? Il n’y a plus de
recettes. On est dans le
flou. Est-ce que les sa-
lariés seront en chô-
mage partiel fin avril?
Si oui, ça va. Si on doit
les payer, on déposera le bilan. J’en ai 11 sur
2 boutiques : les gaufres et la pizzeria. C’est
bien beau de nous dire qu’on a le droit d’ou-
vrir, sauf que si vous vous faites arrêter par un
flic et que vous dites “je vais manger une gau-
fre au Nutella”, est-ce un produit de première
nécessité? Je n’en suis pas sûr. Ma gaufre, vous
risquez de la payer 135 euros.
«Mars, avril, mai c’est la grosse saison pour
nous jusqu’à la braderie de septembre. C’est
là qu’on doit gagner de l’argent. Il fait beau,
les gens sont censés être dehors... On est dans
un climat exceptionnel avec des risques ex-
ceptionnels. Je pense qu’il faut expliquer aux
Français que les vacances d’été, c’est reporté
à l’an prochain. Si on dépose le bilan en juin,
les salariés seront en vacances pendant un an,
deux ans, cinq ans s’ils veulent et la France
aura 15 ou 20 millions de chômeurs. C’est ce
qu’il risque de se produire.»

«Nous sommes ceux
qui ne servent à rien»
George Edwards, 65 ans,
gérant de UCC Sport Event
au Cannet (Alpes-Maritimes)

«Ce week-end, on devait organiser la première
rando VTT de l’année. Elle a été annulée : on
n’a plus rien à faire. Aujourd’hui, tout est en
stand-by. Paralysé. Pour le moment, les événe-
ments de cet été ne sont pas annulés mais on
a fermé nos inscriptions et on arrête les réu-
nions d’organisation avec les préfectures.
Nous avons trois manifestations à l’automne
que l’on n’a pas pu finaliser, elles ne le seront
peut-être jamais. Les fonds des municipalités
vont sûrement partir ailleurs. Le premier sa-
crifié des pouvoirs publics, ce sera l’événe-
mentiel sportif. Nous sommes ceux qui ne ser-
vent à rien : on ne produit pas

DR

Suite page 12
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