Libération - 03.04.2020

(Ann) #1

Libération Vendredi 3 Avril 2020 u 27


A


u cours du bel été 1969, Yves
Laumet, producteur à
l’ORTF, savoure sa chance
alors qu’il navigue entre les trois
tournages dont il a la charge : Du
côté d’Orouët de Jacques Rozier en
Vendée, le Petit Théâtre de Jean Re-
noir dans le Midi et la Maison des
bois de Maurice Pialat dans l’Oise.
Tout ça pour la télévision française
d’alors... C’est après avoir été im-
pressionné par le naturel des en-
fants acteurs dans son Enfance nue
que Laumet a eu l’idée de proposer
à Pialat cette fiction en sept épiso-
des : la chronique d’un village de
campagne pendant la Première
Guerre mondiale, à travers le regard
de trois petits Parisiens confiés au
garde-chasse et à sa femme le temps
du conflit. Une expérience de confi-
nement, oui, mais aux airs d’école
buissonnière, entre les visites aux
lapins, les confitures maison, les
messes du dimanche, les discus-

sions au bistro ou avec la femme de
l’aviateur à qui on vient tenir com-
pagnie. Une rareté dans l’œuvre du
cinéaste, solaire et sereine, un pan-
sement possible pour temps diffici-
les qui nous arrive intact, éclatant.

Chouchou. Pialat ne verra peut-
être jamais The Wire, mais il com-
prend immédiatement qu’une série
(à l’époque, on appelle cela un
feuilleton), c’est du temps à l’œuvre.
Il retravaille le scénario avec Lau-
met, épure au maximum, ne garde
que la trame élaguée des intrigues
d’origine qu’il juge, pour certaines,
trop mièvres ou trop explicatives. Il
ne se prive pas de truffer les dialo-
gues d’expressions franchouillardes
savoureusement ressuscitées du
passé (à la Parisienne qui lui pro-
pose une cigarette fine «améri-
caine», le garde-chasse répond qu’il
préfère «fumer des gros culs»). Mais,
pour les scènes entre enfants, pas

une ligne n’est écrite : ils seront fil-
més comme ils sont, comme ils dis-
cutent, avec un Pialat qui par mo-
ments ne peut s’empêcher de quitter
le plan en se marrant (il s’est octroyé
le rôle de l’instituteur). Les mômes
sont lancés en toute liberté dans le
jeu de quilles plus tenu d’acteurs
très tradition française (Jacqueline
Dufranne, bouleversante «maman
Jeanne», Pierre Doris, Paul Crau-
chet...), d’abord déstabilisés, puis de
plus en plus ravis de cet éclabousse-
ment permanent et désordonné.
La Maison des bois, c’est donc ça : de
longs plans fixes d’enregistrement
d’une pureté absolue, l’air qui entre
de partout, beaucoup de lumière
mais aussi la guerre qui se rappro-
che et vient s’immiscer par saillies
dans la campagne ensoleillée – des
soldats ensanglantés, un avion qui
s’écrase dans un champ, un enfant
du pays appelé au front à qui on dit
adieu longtemps, très longtemps

s u r u n q u a i d e g a r e. P r è s d e
sept heures de fiction aux senti-
ments contradictoires, des pique-
niques indolents et des mères bri-
sées, des jeux dans les bois et des
blessures pour toujours. Avec, aussi,
un petit cœur battant : celui
d’Hervé, inoubliable pensionnaire
de la maison des bois, chouchou de
ses parents d’accueil parce qu’il est
le plus perdu des trois. On apprend
au détour d’une phrase qu’il est là
depuis trois ans, le père à la guerre
et la mère aux abonnés absents,
qu’il va attendre à la gare tous les di-
manches, au cas où.

Clairière. C’est très beau de voir
comment Pialat orchestre autour de
ce garçon aux cheveux noirs une
tendresse qui va grandissant : au-
delà de sa famille d’accueil, c’est
tout l’amour du village qu’il cata-
lyse, discrètement et humblement.
On ne compte pas les plans où il en-

toure de ses bras tel ou tel adulte, en
se hissant sur la pointe des pieds,
geste récurrent qui imprime inten-
sément l’apparition fugace de cet
acteur d’une seule fois, Hervé Lévy,
jamais revu sur un écran depuis.
La Maison des bois sera le tournage
le plus heureux de la carrière du ci-
néaste, une clairière secrète dans
son œuvre, et dont il dira peu de
temps avant sa mort : «C’est la plus
belle chose que j’aie faite.» Il savait
qu’il avait réussi à capturer la sensa-
tion de la vie qui coule, tout simple-
ment, à travers le regard ardent
d’un petit garçon plein d’amour et
de tristesse.
Clélia Cohen

La Maison des bois
de Maurice Pialat
avec Hervé Lévy, Jacqueline
Dufranne, Pierre Doris,
Paul Crauchet (sept épisodes).
Sur arte.tv jusqu’au 13 mai.

D


écouverte en 2018
au détour de Clean,
un premier album
officiel après plusieurs
brouillons en chambre,
l’Américaine Sophie Alli-
son et son pseudonyme co-
casse de Soccer Mommy
(«maman football») a tout
de l’indie-girl idéale, d’une
lignée dont la traçabilité
remonte à Liz Phair et s’est
rafraîchie récemment avec
Courtney Barnett. La com-
binaison de guitares rêches
et de nerfs en pelotes,

adoucie par un chant aci-
dulé, reste gagnante car ja-
mais gnangnante, et offre
assez d’espace de respira-
tion dans la proximité im-
posée par des textes sévè-
rement intimes. Car,
encore plus que ses aînées,
Soccer Mommy va droit au
but, et cette Color Theory
qu’elle développe ici n’est
pas un nuancier feel-good
pour lectrices de journaux
féminins.
Il y aurait ainsi pour elle
trois couleurs dont serait

producteur (Gabe Wax,
déjà au charbon chez War
on Drugs et Deerhunter)
sans doute sur injonction
de la maison de disques,
Color Theory reste un très
comestible mille-feuilles
d’émotions ­contraires, qui

aurait toutefois gagné à
être emballé dans une po-
chette moins laide.
Christophe Conte

Soccer Mommy
Color Theory
(Caroline/Universal).

«La Maison


des bois», sous


le soleil de Pialat


Le site d’Arte propose de redécouvrir le feuilleton
diffusé en 1971 par l’ORTF, lumineuse chronique
rurale narrant le quotidien d’enfants recueillis par
un couple durant la Première Guerre mondiale.

peint son autoportrait : le
bleu de la dépression, le
jaune des douleurs physi-
ques et morales et le gris
des ténèbres et du deuil.
C’est donc cette jeune fille
(23 ans) empesée par des
tonnes de complexes, de
dossiers familiaux et de ci-
catrices intérieures, le sang
aux joues dès l’entame
(Bloodstream), qui déploie
avec un entrain mélodique
imparable des chansons
qui dissimulent souvent
leur cœur en souffrance.
Dans le contexte de 2020,
les Crawling in My Skin ou
Lucy n’ont guère d’espoir
de tourner sur les radios ou
de battre des records de
streams, mais c’est aussi
leur côté un peu antidaté,

comme si la déferlante
grunge venait tout juste de
passer, qui en fait le
charme humide et la
beauté frissonnante.
­Contrairement à une Cat
Power qui alignait ses gam-
mes de blues sur son hu-
meur, les airs de Sophie et
ses malheurs ont la couleur
des bonbons et seul l’arriè-
re-goût laisse persister une
légère amertume.
Elevée aux sons de Britney
Spears et Avril Lavigne, ad-
miratrice de Taylor Swift,
la chanteuse originaire de
Nashville n’a pas l’inten-
tion de renier dans la tour-
mente ses penchants pop.
Même si on regrette un peu
la maladresse de Clean, ici
bien cadrée par le même

Soccer Mommy, des émotions


passées au dribble


Sur «Color Theory», son second album,
l’Américaine Sophie Allison poursuit sa
douloureuse introspection entre pop
indie acidulée et textes intimistes.

Sur le tournage de
«la Maison des bois»,
dans l’Oise, en 1969.
Photo Collection
Christophel

Soccer Mommy et ses complexes. Photo Brian Ziff
Free download pdf