Libération - 07.03.2020

(Darren Dugan) #1

28 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020


jection a commencé, un policier,
Marley, est venu en voisin s’enqué-
rir, du soupçon plein les yeux : «C’est
un long film, ça? Et ça va aboutir à
quoi? Je veux dire, à la fin, qu’est-ce
que les gens vont retirer comme
conclusion ?»
Sur l’écran, l’apôtre Médard en-
fonce ses doigts dans la bouche
d’un paroissien possédé par un mal
ou un diable, et les enfants de
Moukoundji-Ngouaka écarquillent

les bancs des premiers rangs. On a
tendu l’écran devant la toile rosée
d’un ciel que reflètent les flaques
immenses, et attendu qu’elles virent
au bleu pour lancer les discours. Ce
soir de janvier, un film, sans doute
le seul jamais tourné au quartier
Moukoundji-Ngouaka, retourne à
ces rues bordées d’échoppes en bri-
ques colorées et de tôle érigée pour
délimiter les parcelles où se tassent
les familles du coin. Quand la pro-

évangé listes et converties en églises
de réveil. Le film du soir s’appelle
Kongo. Il relate une histoire de for-
ces ancestrales, de procès en malé-
fices et de sirènes. Le titre est un
peu vague, pour se référer à une cul-
ture ample et millénaire, mais le
film est beau et très à son aise dans
les vapeurs de viande boucanée sur
les grils autour de l’écran. Après
avoir fait le tour du monde depuis
Cannes, il revient ici chez lui, dans
cette rue dont il parle la langue, en-
tre français et lari, juste devant la
parcelle où son protagoniste a
grandi, vécu, cultivé sa fréquenta-
tion des an cêtres et des esprits.
Pourtant, ce soir-là, «papa Médard»
n’est nulle part sinon à l’écran. «En
voyage d’affaires», nous dira-t-on,
en France, où le film doit sortir
quelques semaines plus tard – ce
mercredi 11 mars. Les deux réalisa-
teurs, eux, sont en revanche bien
présents. Depuis près de sept ans,
deux Blancs au regard clair, un
peu rêveurs, un peu corsaires, les
Français Hadrien La Vapeur et
Corto Vaclav travaillent et résident
par intermittence ici, à Brazzaville,
où ils assemblent, pas à pas, les
pièces documentaires d’une entre-
prise qu’ils ont joliment nommée
Expédition invisible. Kongo, qui
sonde dans les sillages de Médard et
de la culture ngunza quelle dou-
blure magique soutient le réel
congolais, est leur premier long mé-
trage. Libération les a suivis quel-
ques jours d’hiver équatorial alors
qu’ils s’affairaient à collecter la ma-
tière du suivant, rien moins qu’une

O


n a fermé la rue,
loué les chaises aux
bars avoisinants, em-
prunté le projecteur,
payé la bière aux autorités compé-
tentes, installé le tout devant l’église
ngunza. Les garçons de l’équipe de
foot ont battu le rappel au méga-
phone, du goudron jusqu’aux beu-
glants boueux du carrefour Dubaï.
Pour confisquer leur attention, on a
fait chanter les enfants, massés sur

tout ce qu’ils peuvent. Ils connais-
sent Médard, qui officie dans
l’église ngunza, sur sa parcelle, à
quelques mètres de là où ils se trou-
vent agglutinés ce soir. Mais peu
d’entre eux peuvent se figurer quels
rites, savoirs et traditions s’y exer-
cent, quand bien même la pancarte
à l’entrée énumère certains champs
d’action de la doctrine : «Tout type
de guérison mystique : désenvoûte-
ment, chasse-diables, protection
de parcelle, domination-attirance-
maris de nuit, diabète, femmes
stériles, folie chronique... Consulta-
tion : 2 000 francs + un paquet de
bougies.»
Le cinéma leur est chose plus
étrange ou étrangère encore. Du
reste, certains n’étaient pas nés
quand le tournage a commencé, et
la plupart n’avaient jamais vu de
film auparavant. Parmi ceux qui as-
surent que si, lorsqu’on leur de-
mande lesquels, beaucoup citent
des affiches de matchs de football,
ou décrivent des séries nigérianes
que regardent leurs parents, des
histoires de sorcellerie. La républi-
que du Congo, comme beaucoup de
pays d’Afrique subsaharienne, pré-
sente un territoire quasi vierge de
salles, et la projection sur écran y est
l’apanage d’autres images. Jusqu’à
l’ouverture récente, à Brazzaville,
d’un CanalOlympia (l’un de ces
complexes déclinés à l’identique
par Bolloré dans une dizaine de vil-
les du continent), ne demeurait que
la salle de l’Institut français, après
que toutes les autres furent détrui-
tes ou rachetées par les dollars

Tourné à Brazzaville, le film des Français Hadrien


La Vapeur et Corto Vaclav suit l’apôtre Médard, guérisseur


et désenvoûteur ngunza. Un travail documentaire au long


cours, où ils explorent une société congolaise baignée


de croyances et de magie. «Libération» s’y est plongé,


de rituels traditionnels en tribunal de sorcellerie.


«Kongo», la chasse


au mystique


Texte et photos
JULIEN GESTER
Envoyé spécial à Brazzaville
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