Libération - 07.03.2020

(Darren Dugan) #1

Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020 u 29


A gauche, lors de
la projection, mi-janvier,
de Kongo dans le quartier
de Brazzaville où fut tourné
le film.
A droite, à l’intérieur de
l’église ngunza à quelques
mètres de là, lors d’un culte
dominical.

chantés par le film. Priscille, la ving-
taine, en parle avec «des frissons»
ambigus. Elle est apprentie actrice,
«très passionnée» selon celui qui l’a
entraînée ici ce soir, Ori-Huchi Ko-
zia, ami des réalisateurs et l’un des
rares, sinon le seul jeune cinéaste
congolais engagé dans une recher-
che singulière, nous souffle-t-on.
«C’est un bon projet, j’ai beaucoup
appris, dit-elle. Je connaissais les
ngunzas, mais je ne savais rien de ce
qui s’y passait, ce qu’ils faisaient,
qu’ils prennent des esprits pour les
mettre en bouteille. Et ça, déjà, pour
nous chrétiens, c’est interdit. Ils font
des choses... pas bien, qui me sont un
peu effrayantes.» «Ici, la culture déjà
ancrée du Dieu unique a facilité le
travail des missionnaires, qui ont
diabolisé tout le reste, éclairera Corto
Vaclav. Sauf qu’ils ont fait grandir le
diable plus que Dieu. La diabolisa-
tion des pratiques traditionnelles a
répandu l’idée d’un diable omnipré-
sent.» Et les assauts contre le pan-
théisme, combattu au nom de la su-
prématie du royaume des cieux sur
le monde terrestre, ont ouvert la voie
aux saccages de la nature.
Edifiée il y a un siècle sur le martyre
de ceux qui se révoltaient alors
contre l’oppression coloniale et son
démantèlement de l’héritage
kongo, la doctrine ngunza s’est for-
gée dans un amalgame de revendi-
cations politiques, culturelles et
mystiques, mue par un incessant
syncrétisme et une résistance adap-
tative à toute épreuve. Sous l’in -
fluence de la pensée du pionnier de
la décolonisation André Matswa,

histoire de retour d’entre les morts



  • documentaire, toujours.


Médard et les ngunzas
D’une parcelle avoisinante s’élèvent
encore les chants de rites funéraires
ngunzas alors que la rumeur du film
se mêle aux éclats de voix et aux
rires de la rue. Mais à mesure que le
récit d e Kongo progresse, l’assem-
blée se fait plus silencieuse, pour
s’enfoncer lentement dans l’envoû-
tement familier du film. Des mo-
tards passent au pas, et s’arrêtent
phares allumés entre les allées de
chaises en plastique et les bancs,
l’air un peu médusé. Dans le ciel, au
loin, la semonce d’éclairs fait planer
une menace pleine d’échos sourds
à ce qui se joue à l’écran : une fu-
neste affaire d’orage électrique dont
le foudroiement, pour avoir pro -
voqué la mort de deux enfants, a en-
touré le vertueux guérisseur Médard
de soupçons de magie noire. Au pre-
mier rang, Tsimba, son suppléant à
l’église, casquette Nike vissée bas
sur la tête, s’est glissé entre les gos-
ses pour filmer l’écran. Il communi-
que en direct sur WhatsApp avec le
pasteur absent.
A la toute fin, la caméra s’enfonce
dans des flots aux ondoiements ma-
giques, sur lesquels vient s’imprimer
le générique, où figurent en nombre
les noms de fidèles de l’église pré-
sents ce soir, et même ceux de quel-
ques esprits. Quand on recueille le
sentiment des uns, des autres, s’im-
pose ce constat : soit tous ces gens
sont très polis, ou très prudents, soit
ils ont tous, absolument tous, été en-


tombe de ses enfants au cimetière
sans la trouver. Il y a alors cette cou-
tume, on appelle ça le tikoulou, et
c’est là que je retrouve notre réalité.
Ça me touche beaucoup. Je sens que
là, oui, c’est l’Afrique, c’est réel.»
Corto nous redira plus tard quel rôle
crucial joue cette scène dans la ré-
ception du film par les spectateurs
du cru : «J’ai compris qu’aux yeux des
Congolais, le début paraît un peu
moqueur, constate-t-il. Jusqu’au rite
du cimetière, le “tipoï”, un rite un
peu caché. Là, les gens commencent
à entrer dans la gravité du film.»
A quelques chaises de là, Verdun
voyait Kongo pour la deu-
xième fois, après la pro-
jection à l’Institut
français. Fidèle de
l’église ngunza, il
a 24 ans et étudie
le génie civil : «Ça
m’a fait un grand
plaisir, c’est du ja-
mais-vu dans le
quartier, et surtout
chez nous les ngunzas,
de nous voir dans un film. A
la fin, les gens ont voulu rencontrer
le pasteur Médard parce qu’il traite
les maladies que ne peut pas traiter
l’hôpital, les maladies spirituelles.
C’est notre culture, nos traditions :
on prie nos ancêtres. Dieu est si loin,
il ne peut pas s’occuper de tout le
monde – comme le président de la
République –, alors nos ancêtres
nous gardent. Je suis heureux que les
gens aient pu voir ça.»
Un dimanche, à l’heure du culte, on
entrera dans l’église, une baraque

érigé en figure messianique à sa
mort en 1942, la tradition ancestrale
s’est muée en mouvance philoso-
phique et identitaire à l’heure de
l’indépendantisme, avant que cel-
le-ci ne se structure en religion et
paroisses pour répondre aux autres
forces en présence – dont celles qui
s’emploient à l’écraser. Aujourd’hui
minoritaire, souvent dépolitisé, le
dogme ngunza a beau ne représen-
ter qu’une fraction minoritaire de la
mosaïque religieuse du Congo, do-
minée par l’évangélisation, le pays
tout entier reste pénétré des tradi-
tions ainsi perpétuées par le culte,
pour mieux négo-
cier avec la part
ésotérique du
monde, la mort
du sens, l’absur-
dité de l’absurde,
l’inertie de l’his-
toire, données
avec lesquelles la
société compose en
tous ses recoins, sous
un régime figé depuis
des lustres, toujours
entre-deux-guerres.
Mass, 28 ans, fait lui aussi partie de
la troupe d’Ori-Huchi Kozia, son
«mentor». Il ne veut plus travailler
qu’au cinéma, il est déjà acteur, et
apprend «la lumière, et d’autres
techniques». Sa mère, pratiquant la
culture ngunza, «fait ça, chasser les
esprits, traiter les gens. Je suis bap-
tisé catholique bien sûr, mais j’y
crois». «Il y a une partie du film qui
me touche au cœur, enchaîne-t-il,
c’est quand la mère va chercher la

150 km

RÉPUBLIQUEDÉMOCRATIQUEDU CONGO

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CENTRAF.

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AtlantiqueOcéan

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Brazzaville

en tôle sur la parcelle de Médard,
qui abrite guirlandes, effigies sa-
crées, autel des ancêtres où l’on
verse en abondance, à même le sol
de terre battue, les boissons qu’af-
fectionnent leurs esprits. On y verra
des hommes, des femmes, des en-
fants – des femmes surtout – vêtus
de blanc et de rouge, chanter, dan-
ser, entrer dans de violents états de
transe, recevoir un prêche où se mê-
lent les textes bibliques, les invita-
tions à la prière et les conseils de dé-
veloppement personnel, dans une
homélie enflammée, pas même in-
terrompue par la sonnerie du télé-
phone de l’aumônier posé sur sa
chaire. L’église ngunza, quand on la
quitte, est emplie d’odeurs sucrées
de bière et de Fanta grenadine.

Moïse et Kaizer
Le film est terminé depuis une
heure, mais rien ne s’est tu de l’agi-
tation bourdonnante du carrefour.
Depuis les enceintes roulent des airs
de rumba dans la nuit orange. Au-
tour du projecteur, les réalisateurs
s’activent au démontage, épaulés
par leurs assistants congolais de
toujours, Moïse et Kaizer, tous deux
«frères rastas» et musiciens du
groupe FB Stars. Ils ont appris sur le
tas, et au gré des tournages, à faire
un peu de tout et de n’importe quoi,
du son à l’image. Hadrien et Corto
entendent leur consacrer, à terme,
une sorte de comédie musicale do-
cumentaire, Rasta Kongo. Leurs
dreadlocks ne passent pas inaper-
çues dans les rues de Brazza : pour
être l’un des signes distinctifs d’une
faction rivale du pouvoir en place,
depuis près de quarante ans, du
président Sassou-Nguesso, elles
sont devenues, au gré des «événe-
ments», la marque de musiciens
trop viscéralement chevillés à la tra-
dition rasta pour faire aux ancêtres
l’affront d’un passage chez le
coiffeur. Mais sauf à avoir une carte
officielle d’artiste à présenter aux
contrôles policiers, c’est là l’assu-
rance d’un coffrage aussi sec.
Kaizer, le doyen rieur et grisonnant
de la troupe reggae, a animé l’avant
et l’après projection, encadrant les
gosses de sa voix fumée, entre
chants et préceptes variés («Eh, les
enfants, pas de pagaille! Vous êtes
tous des Congolais, ça sert à rien de
s’entretuer. OK bambino ?»). Quel-
ques bouteilles de Ngok passées par
là, il s’engage désormais dans un
débat compliqué sur les racines de
la sapologie, cette culture locale
d’affirmation par le dandysme à la-
quelle Moïse et lui voudraient, à
leur tour, consacrer un film, qui ver-
rait le seul sapeur blanc de la ville
défier les plus coquets des Congo-
lais, histoire de leur rappeler d’où
leur est venue la cravate. Tandis que
Brazzavillois de racines et d’adop-
tion font assaut de Suite page 30
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