Libération - 07.03.2020

(Darren Dugan) #1

Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020 http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe u 3


vient de «célébrer» Roman Polanski
aux césars, malgré de nombreuses
accusations de viols. Contre ce pou-
voir qui fait passer la réforme des re-
traites d’un au toritaire 49.3 après
des semaines de manifestations. Di-
manche 1er mars, 20 h 41 : «Désor-
mais, on se lève et on se barre.»
Publiée sur le site de Libération,
la scansion rencontre l’émo-
tion et la frustration accumulées
au cours des deux jours passés.
En quelques heures, 300 000 per-
sonnes lisent le texte et le font circu-
ler sur les réseaux sociaux. Viralité
exceptionnelle. Quatre jours plus
tard, 1 700 000 personnes ont lu
Despentes, le texte est traduit dans
plusieurs pays à l’étranger. «Désor-
mais, on se lève et on se barre» est de-
venu un slogan, entendu dans les
manifestations des facs et des labos
qui contestent la nouvelle loi sur la
recherche. Il fleurit sur les murs de
la ville ou sur Instagram.
Est-ce l’effet Despentes? Une pro-
cureure cite King Kong Théorie ,
le manifeste féministe de l’écri-
vaine, dans son réquisitoire au
cours d’un procès pour viol. Jeudi,
les trois groupes de gauche parle-
mentaires (PS, LFI, PCF) «se lèvent
et se barrent» de l’hémicycle de l’As-
semblée nationale, lors de l’examen
du projet de loi sur la réforme des
retraites, dénonçant «une masca-
rade de débat». La tribune de Des-
pentes est «un texte important»,
juge l’historienne Michelle Perrot,
spécialiste de l’histoire des femmes

et du monde ouvrier, même si elle
n’en approuve pas tout le contenu.
Pourquoi cette apostrophe aux
puissants fait-elle événement?
Analyse à travers quatre phrases
choc de sa tribune.

«C’est terminé. On se lève.
On se casse. On gueule.
On vous emmerde.»
Pour Virginie Despentes, c’est
la plus belle image en quarante-
cinq ans de césars : Adèle Haenel,
«dos droit, nuque raidie de colère»,
quittant la salle Pleyel après l’an-
nonce du prix de la meilleure
réalisation décerné à Roman
Polanski. «La honte !» crie l’actrice
avant de disparaître, et sans avoir pu
prendre la parole publiquement.
Réduite au silence comme si #Me-
Too n’avait pas eu lieu. «Ils défen-
dent leur monopole de la parole», ac-
cuse Adèle Haenel, le jour d’après
sur Mediapart. Certains lui re -
prochent d’avoir quitté la salle, de
ne pas s’être exprimée. Aveu de fai-
blesse, délit de fuite? Virginie
Despentes retourne le stigmate.
«Vous les puissants , écrit-elle. Célé -
brez-vous, humiliez-vous les uns les
autres, tuez, violez, exploitez, défon-
cez tout ce qui vous passe sous la
main. On se lève et on se casse.»
Par les mots de l’écrivaine, le hash-
tag #Quitterlasalle, qui circulait
jusque-là entre féministes dans
la sphère restreinte de Twitter, fait
bruyamment son entrée dans le

débat public. Pour analyser le
geste-manifeste d’Adèle Haenel, les
philosophes Fabienne Brugère et
Guillaume Le Blanc convoquent
Exit, Voice and Loyalty, d’Albert
Hirschman, dans une tribune pu-
bliée le 4 mars dans Libération.
En 1970, l’économiste hétérodoxe
américain définit dans cet ouvrage
trois catégories d’attitudes poli -
tiques face à un système représen-
tatif défaillant : sortir (exit), prendre
la parole (voice) ou se conformer
à l’ordre établi (loyalty). «Adèle
Haenel, Céline Sciamma, Florence
Foresti et toutes les personnes qui
sont sorties de la salle ont montré
que l’ exit était bien le commence-
ment de la voix», estiment les deux
philosophes. «Une image annon -
ciatrice des jours à venir», espère
Virginie Despentes. Un acte poli -

«C’est précisément


cela, la fonction


critique de


l’écrivain : mettre
en rapport des

éléments que


personne ne


rapprochait


encore.»
Laurent Jeanpierre
professeur de science politique

tique et non nihiliste, la proposition
d’un autre avenir. Tous ne l’ont pas
lu ainsi.

«La différence ne se situe
pas entre les hommes
et les femmes, mais entre
dominés et dominants,
entre ceux qui entendent
confisquer la narration
et imposer leurs décisions
et ceux qui vont se lever
et se casser en gueulant.»
C’est l’une des phrases du texte les
plus reprises et partagées sur les ré-
seaux sociaux. En tournant le dos à
l’opposition hommes-femmes, Des-
pentes dénaturalise la question des
violences sexistes et sexuelles, éta-
blit un continuum entre la question
féministe et la question sociale et
politique. «Despentes dresse une
théorie générale du pouvoir, qu’il
soit masculin ou politique, analyse
Laurent Jeanpierre, professeur de
science politique. La mise en équi-
valence magistrale entre le sexisme
et l’autoritarisme, ce n’est pas elle
qui l’invente, c’est l’actualité qui
l’apporte !»
Le même week-end, les césars ré-
compensent Polanski et le gouver-
nement annonce recourir au 49.3.
«C’est précisément cela, la fonction
critique de l’écrivain : mettre en rap-
port des éléments que personne ne
rapprochait encore.» En dénonçant
tout à trac la violence sexiste, le pas-
sage en force de la majorité et les

Polanski. Cet acte avait suscité le texte de Virginie Despentes. PHOTOS BERZANE NASSER. ABACA


violences policières, en mettant des
mots sur un sentiment de rage et
d’impuissance partagé au-delà des
cercles féministes, Despentes a fait
écho à une colère bien plus large
que le microcosme du cinéma. «Les
mots de Despentes donnent corps au
profond sentiment d’humiliation du
mouvement de gauche, qui a subi
une succession de défaites face au
rouleau compresseur du pouvoir.
On l’entend souvent : “Macron passe
tout ce qu’il veut”», poursuit Lau-
rent Jeanpierre.
Despentes fait converger toute «la
mélancolie de gauche» dans ses
composantes les plus variées (fémi-
niste, sociale, antiraciste...). La do-
mination ne suffit plus aux puis-
sants, écrit-elle : il faut encore qu’ils
fassent taire toute critique. «Une
sorte de domination au carré : c’est
cela l’humiliation, dit encore Lau-
rent Jeanpierre. C’est ainsi que se
signale ce que certains appellent
aujourd’hui le néolibéralisme auto -
ritaire. L’exercice de sa puissance
ne suffit plus au pouvoir, encore
faut-il qu’il soit sans réplique, ad-
miré, aimé.» C’est cette collabo -
ration contrainte, que décrit Des -
pentes, dans laquelle elle s’inclut
et dans laquelle tant de lecteurs se
sont reconnus, au-delà de la diffé-
rence hommes-femmes : «Tant de si-
lence , écrit-elle, tant de sou mission,
tant d’empressement dans la servi-
tude. On se reconnaît. On a envie de
crever. Parce qu’à la fin de l’exercice,
on sait qu’on est tous Suite page 4
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