Libération - 07.03.2020

(Darren Dugan) #1

4 u Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020


«L


e texte de Virginie Despentes
montre la force de l’écrivain de
mobi liser l’attention sur une
question dans l’espace public. C’est la preuve
que la littérature n’est pas morte. En quoi
cette tribune est littéraire? D’abord, par la
capacité à intégrer la dimension affective.
Ensuite, par celle de raconter des histoires :
le texte raconte une petite histoire des cé-
sars, avec Adèle Haenel qui sort, Roman Po-
lanski dans le rôle du violeur. Mais surtout,
il est très riche en ce qui concerne le jeu des
adresses. Dans un rapport scientifique,
on dit très clairement à qui on s’adresse. La
littérature, elle, peut problématiser le jeu des
adresses : quand Virginie Despentes dit
“vous”, elle s’adresse à “vous” les puissants,
“vous” les mecs. Mais moi, en tant que mec,
professeur d’université, je suis aussi un puis-
sant, je m’identifie donc à eux. Si elle disait
“Monsieur Macron, vous êtes une ordure”,
je serai du côté de ceux qui dénoncent. L’am-
biguïté de son “vous” est que je dénonce en
même temps que je suis dénoncé.
«Cette tribune est finalement assez proche
du type de réaction qu’on peut avoir sur les
réseaux sociaux : c’est un coup de gueule qui
a pour but de partager des affects. Qu’on le
fasse sur des paragraphes ou en 240 signes
revient au même. Despentes réagit aux cé-
sars, les gens réagissent à Despentes : le
texte s’inscrit dans une logique où chacun
exprime ses affects. C’est un texte réactif : il
présuppose quelque chose à quoi on réagit,

et que cette chose a de l’importance. C’est
d’ailleurs le paradoxe de toute chose réac-
tive, parce que ça donne de l’importance à
un machin comme les césars qui ont assez
peu d’intérêt.
«C’est bien de gueuler ensemble. Dans une
manifestation, gueuler permet de faire
foule, les affects sont importants pour des
questions énergétiques. Mais une fois qu’on
a gueulé, la question est : qu’est-ce qu’on
construit, qui on attaque? “Les puissants”,
on ne va pas pouvoir les cibler tous d’un
même tir ; dans un second temps, il faut
donc viser plus précisément. C’est ce qui ex-
plique le retour de bâton : une fois le temps
des affects passé, certains peuvent avoir le

sentiment que le texte est incomplet. Mais
ils ne saisissent pas que la réponse est
dans la fuite, le refus de se confronter à ce
système.
«C’est un texte riche, on voit l’écrivaine qui
prend la plume. En ce qui concerne la tona-
lité, je classerais cette tribune dans le genre
littéraire de l’élégie, qui est une plainte cen-
trée sur le sujet. C’est le lyrisme d’un cœur
qui soit vomit sa rage, soit exprime sa dou-
leur. L’élégie donne un style à la communi-
cation des affects, un peu comme le rap, qui
a permis de donner un lieu commun pour
exprimer la rage que l’on ressentait. Ressen-
tir la rage à plusieurs, c’est quelque chose
d’important!
«Je dirais que ce texte s’inscrit dans une li-
gnée de gestes historiques qui ont eu une
importance dans les mouvements sociaux,
des gestes qui ont su capter et exprimer la
rage pour que les gens s’y reconnaissent.
Je ne pense pas qu’on puisse parler de vio-
lence ici : ce qu’on désigne comme violent,
c’est souvent une contre-violence ponc-
tuelle à des formes de violence institution-
nalisées. Par ailleurs, Virginie Despentes ne
nomme personne pour dire qu’il faut lui
casser la gueule. L’emphase tient plus à la
tonalité lyrique du texte. Dire que son texte
est populiste ou démagogique reviendrait
à laisser au seul populisme la faculté de mo-
biliser des affects. Or c’est là le propre de
l’écriture.»
Recueilli par Nicolas Celnik.

«La preuve que la littérature


n’est pas morte»


DR

Par
YVES CITTON

Professeur de littérature et média
à l’université Paris-VIII,
auteur de Contre-courants politiques
(Fayard, 2018), Médiarchie (Seuil, 2017)

ÉVÉNEMENT


«C


e qui s’est passé de-
puis les césars, c’est
un crash de narra-
tion. Mais ce crash va bien au-
delà du monde du cinéma,
comme le prouve l’écho rencon-
tré par le texte de Virginie Des-
pentes. C’est un récit de toutes
les colères rentrées. On ne peut
lui reprocher sa démesure car
elle s’efforce d’accueillir et de
représenter dans ce texte toute
la démesure du monde, et d’y
répondre avec vitalité. La vi -
talité de la rupture. On ne
transige pas. On ne négocie pas.
On jette le discrédit. On affirme
sa puissance d’agir à la face
des puissants. “On se lève et on
se casse.” Rien de geignard.
On le dit et on le fait. C’est un
acte de langage performatif,
comme lorsqu’on déclare “la
séance est ouverte”, sauf que
Despentes annonce que “la fête
est finie”.

«Ce n’est pas un hasard si Des-
pentes est à la fois réalisatrice et
écrivaine. C’est dans la littéra-
ture et le cinéma que s’élaborent
de nouvelles formes de subjecti-
vation, de nouveaux rapports
aux corps et à l’espace. Le lan-
gage n’est pas un instrument
neutre, policé, à l’usage d’huis-

siers à chaînettes. C’est un
champ de bataille sur lequel on
dessine des mondes possibles.
Le texte de Despentes met en
scène la puissance qui s’exerce
sur le corps des femmes, des
manifestants. La question des
retraites est aussi celle de la do-
mination des corps. On défend
sa retraite pour pouvoir jouir
pleinement de la vie. Despentes
fait du “on se lève et on se casse”
la figure d’une rupture consom-
mée avec tout un monde. Les
médecins jettent leurs blouses,
les avocats leurs robes... La so-
ciété “fuit de partout”, disait
Gilles Deleuze.
«En réaction, c’est une forme
classique de défense de l’ordre
établi que d’imputer la violence
à ceux qui lui résistent dans l’or-
dre symbolique. Mais la révolu-
tion féministe, ce n’est pas un
dîner de gala. Ce n’est pas que
fair-play. Et la violence dont il

est question dans son texte n’est
pas non plus fair-play. Elle est
même obscène cette violence
des puissants. Elle non plus ne
fait pas de détails. La société
agressée réagit sur le mode du
discrédit. On dévoile le cachet
de Florence Foresti, on ressort le
texte de Despentes sur les frères
Kouachi. On lui rappelle sa po -
sition de dominante dans le
paysage culturel. On l’assigne à
ré sidence.
«Ce n’est pas non plus un hasard
si cette performance a eu lieu
lors des césars, la scène où l’on
célèbre les légendes légitimes,
les histoires dignes d’être racon-
tées. Quitter cette scène, c’est
abandonner les jeux de rôles,
surtout quand on est une actrice.
On s’ouvre à d’autres horizons
narratifs. On sort des assigna-
tions victimaires pour libérer
la parole mais aussi des puissan-
ces d’agir.
«Il y a une grande puissance
d’amour dans le texte de Des-
pentes. Elle n’est pas dans la
maîtrise, elle se laisse simple-
ment déborder, contaminer par
le geste d’Adèle Haenel, et elle
en tire un texte qui lui-même est
devenu contagieux. “Je te love
gaze ”, écrit Despentes à l’inten-
tion d’Adèle Haenel. On a envie
de lui dire : bien joué, on te love
gaze aussi.»
Recueilli par Simon Blin.

«La révolution


féministe, ce n’est pas


un dîner de gala»


DR

Par
CHRISTIAN
SALMON

Ecrivain et chercheur,
auteur de l’Ere du clash
(Fayard, 2019)

les employés de
ce grand merdier.»

Dans une tribune publiée le même
jour, le philosophe Paul B. Preciado
(par ailleurs chroniqueur à Libéra-
tion
) juge lui aussi que «le capita-
lisme hétéropatriarcal»
n’est pas
seulement une bataille d’hommes
contre des femmes. Tous les
hommes ne sont pas des prédateurs,
précise-t-il, toutes les femmes ne
sont pas féministes. Il ne s’agit pas
non plus du combat d’une minorité,
mais d’un enjeu qui concerne tous
les individus. «Aucune industrie
ne tolère les travailleurs dissidents.
C’est une bataille pour le monopole
de la souveraineté hétéropatriarcale
et le contrôle des forces de production
contre quiconque se montre dissi-
dent, qu’il soit homme, femme, trans,
non binaire, racisé ou blanc.»

Mais à plaquer la question de la do-
mination à tous les corps, à asséner
des sentences comme «les puissants
aiment les violeurs»,
Virginie Des-
pentes dessinerait à trop gros traits
des mécanismes de subordination
bien plus subtils que «vous les puis-
sants». «Beaucoup d’amalgames»,

estime l’historienne Michelle Per-
rot. «Confusionnisme», dénonce la
juriste Morgane Tirel dans le Point.
«Sociologie de bazar», poursuit la
directrice de la rédaction de Ma-
rianne,
Natacha Polony, dans sa ré-
ponse à Virginie Despentes jugée
«brillante» par Valeurs actuelles. On
reproche à Despentes une vision
campiste, binaire et surannée du
monde social. «Virginie Despentes
ressuscite une vieillerie des gauches,
que les maoïstes agitaient à Bruay-
en-Artois et les enragés contre Ma-
rie-Antoinette : la saleté des riches,
laids en leur âme et leurs cœurs, qui
violeraient le peuple comme ils vio-
lent les enfants»,
écrit l’éditorialiste
Claude Askolovitch sur Slate.
Sa vision classe contre classe de la
société gêne d’autant plus qu’elle est
proférée depuis le camp du pouvoir.
Ex-jurée Goncourt, auteure de best-
sellers, comme Vernon Subutex qui
a été adapté en série télé, l’écrivaine
a les deux pieds du côté de ces «do-
minants»
qu’elle vomit. «Virginie
Despentes, autrice à succès, traduite
dans le monde entier, gagnant plu-
sieurs millions de droits d’auteur par
an, se situe dans quelle catégorie ?»

tacle l’humoriste Stéphane Guillon
sur Twitter. Le procès est le même
que celui intenté à Florence Foresti,
à qui on reproche d’avoir été payée
plus de 100 000 euros pour animer
la cérémonie des césars et finale-
ment «cracher dans la soupe». Mais
Adèle Haenel avait très justement
décrypté, dans son entretien vidéo
avec Mediapart en novembre, que
c’est précisément parce que des
femmes se retrouvent en situation
de pouvoir qu’elles peuvent enfin
dénoncer les violences sexuelles, et
surtout être entendues. Atteindre
les sommets n’oblige pas à rentrer
dans le rang.
Mais une autre tribune de l’écri-
vaine, parue dans les Inrockuptibles
le 17 janvier 2015, juste après l’atten-
tat de Charlie Hebdo, refait surface
sur les réseaux sociaux. Despentes
parle des frères Kouachi. «J’ai aimé
aussi ceux-là qui ont fait lever
leurs victimes en leur


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