Libération - 07.03.2020

(Darren Dugan) #1

Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020 u 47


STÉPHANE LARUE
LE PLONGEUR
Points, 476 pp., 8,30 €.

«Pour ma part, avant le coup de onze
heures, je devais avoir épluché quatre
poches d’oignons, qui devaient peser
au moins la moitié de mon poids cha-
cune, avoir fait la même chose avec des
échalotes grises, et les avoir passés au
robot. Les yeux me brûlaient, je pleu-
rais des larmes acides, les conjonctives
en feu [...].»

JIM LYNCH
LE CHANT
DE LA FRONTIÈRE
Gallmeister «Totem»,
392 pp., 10,80 €.

«L’idée d’avoir des canards pour surveiller
les lieux avait germé dans le cerveau de
Fisher. Un chien, il aurait fallu le nourrir, le
dresser et le promener, mais s’ils creusaient
une mare et plantaient de l’orge et du sarra-
sin, les colverts viendraient. Selon Fisher,
il n’existait aucun système d’alarme aussi
sensible et fiable que des colverts
aux aguets.»

Un amour autre au «Pays


des autres» Leïla Slimani fait


revivre sa grand-mère, jeune


Alsacienne éprise d’un soldat


marocain des troupes alliées


Par ALEXANDRA SCHWARTZBROD

papiers, sans identité, sans toit, vivant
au jour le jour, sans savoir à l’avance où
je mangerais et où je dormirais à l’étape
suivante.» La distinction entre le bien
et le mal n’est plus. Elle pille des loge-
ments abandonnés. «Je me sentais in-
vulnérable quand, tout de suite après
un bombardement, je m’introduisais
dans une maison en flammes pour voler
de quoi manger et emporter des vête-
ments, défiant l’exécution immédiate
qui était le sort réservé aux chacals .»

Rafle. Les écrits de 1975 et 1977 mar-
quent le grand tournant du livre, le
temps a passé, des épisodes occultés
peuvent alors remonter. Et d’abord,
«cette journée lointaine» d’août 1944 à
Vérone, où l’auteure explique comment
rapatriée une première fois en Italie
pour retrouver sa famille, elle repartit
en Allemagne, direction Dachau, en se

glissant dans un groupe de civils raflés.
Luce d’Eramo est une victime de plus
en plus inclassable. Elle se jette dans
l’enfer nazi sachant cette fois ce qui
l’attend. Avec le temps, une conscience
sociale lui est née, pour elle les camps
sont une exacerbation de l’exploitation
à l’extérieur de l’homme par l’homme.
Luce d’Eramo est morte à Rome
en 2001, vingt-deux ans après le grand
succès que lui apporta le Détour. Livre
dont «la construction littéraire est
conçue comme une enquête sur l’étran-
ger qui sommeille en chacun de nous»,
écrit la traductrice Corinne Lucas Fio-
rato, qui connut bien la romancière.•

LUCE D’ERAMO
LE DÉTOUR
Traduction et postface
de Corinne Lucas Fiorato,
le Tripode, 448 pp., 25 €.

T


out a commencé en 1944, quand
Mathilde a rencontré Amine. Le ré-
giment du Marocain était stationné
dans le bourg de l’Alsacienne, à
quelques kilomètres de Mulhouse, et la jeune
femme avait servi de guide au militaire qui at-
tendait de repartir vers l’Est. Mathilde n’était pas
spécialement jolie, très grande, plus grande que
lui, des épaules larges et des mollets de garçon.
Mais «son regard était vert comme l’eau des fontai-
nes de Meknès, et elle ne quitta pas Amine des
yeux». La jeune femme brûlait d’envie d’autre
chose, d’ailleurs, elle brûlait même tout court.
«Pendant la guerre, les
soirs de désolation et de
tristesse, Mathilde se fai-
sait jouir dans le lit glacé de
sa chambre, à l’étage. Lors-
que retentissait l’alarme
qui annonçait les bombes,
quand commençait à se
faire entendre le vrombis-
sement d’un avion, Ma-
thilde courait, non pour sa
survie, mais pour assouvir
son désir.» Alors, devant
cet homme au corps plein
et fort, elle a succombé et
s’est vite retrouvée à quelque 25 kilomètres de
Meknès, au Maroc, dans la ferme léguée à Amine
par son père, Kadour Belhaj, ancien traducteur
dans l’armée coloniale.
C’est ainsi que Mathilde l’Alsacienne est devenue
marocaine, s’échinant à trouver des moments de
fête dans la vie aride que lui offre Amine, entre
terre pelée et famille encombrante, entre regards
suspicieux sur sa peau blanche que l’on associe
aux colons, et solitude plombée d’ennui. Très
vite, Aïcha va naître, sauvageonne maigre comme
une sauterelle, puis Sélim, confit d’amour et de
gâteaux. Sources de réconfort.
Cette femme, Mathilde, c’est la grand-mère de
Leïla Slimani, du moins elle y ressemble car l’au-
teure de Chanson douce, Prix Goncourt 2016, a en-
trepris de raconter la saga familiale sous la forme
d’une grande fresque franco-marocaine. Et ce
premier tome, écrit avec du souffle et une grande
puissance d’évocation, tient ses promesses. On
y est. Sous-titré «La guerre, la guerre, la guerre»,
il couvre dix années cruciales pour le Maroc, en-
tre sortie de la Seconde Guerre mondiale et mon-
tée des tensions et combats qui aboutiront
en 1956 à l’indépendance de l’ancien protectorat
français. La guerre, c’est celle à laquelle de nom-
breux Marocains ont participé pour le compte de
la France, risquant leur vie pour un pays qui ne
leur en saura aucun gré. La guerre, c’est celle que

vont se livrer dominants et dominés, pour re-
prendre une formule récente, et l’on sent bien
dans ce livre comme le ressentiment des Maro-
cains à l’égard des colons va vite se transformer
en colère. La guerre, c’est aussi celle que Mathilde
va se livrer chaque jour à elle-même pour rester
digne dans un pays et une famille qui se délitent.
«Adolescente, Mathilde n’avait jamais pensé qu’il
était possible d’être libre toute seule, il lui parais-
sait impensable, parce qu’elle était une femme,
parce qu’elle était sans éducation, que son destin
ne soit pas intimement lié à celui d’un autre. Elle
s’était rendu compte de son erreur beaucoup trop
tard et maintenant qu’elle
avait du discernement et
un peu de courage il était
devenu impossible de par-
tir. Les enfants lui tenaient
lieu de racines et elle était
attachée à cette terre, bien
malgré elle. Sans argent, il
n’y avait nulle part où aller
et elle crevait de cette dé-
pendance, de cette soumis-
sion», écrit Leïla Slimani.
Mathilde ne renoncera ni à
ses rêves ni à ses jeux, dé-
coupant des guirlandes
dans de vieux chiffons pour égayer le soir de Noël
au son du muezzin, fabriquant des poupées avec
des torchons et des boutons de culotte. Elle va
exiger qu’Aïcha aille à l’école, elle la veut libre et
conquérante, tout ce qu’elle ne peut pas être car,
pour elle, il est trop tard. Mathilde a fait un choix,
elle doit s’y tenir et elle s’y tiendra, quoi qu’il lui
en coûtera. «Comment aurait-elle pu avouer que
l’homme qu’elle avait rencontré pendant la guerre
n’était plus le même? Sous le poids de soucis et des
humiliations, Amine avait changé et s’était assom-
bri. Combien de fois avait-elle senti, en marchant
à son bras, le regard lourd des passants? Le
contact de sa peau lui semblait alors brûlant, dé-
sagréable, et elle ne pouvait s’empêcher de perce-
voir, avec une forme de dégoût, l’étrangeté de son
mari. Elle se disait qu’il fallait beaucoup d’amour,
plus d’amour qu’elle ne se sentait capable d’en
éprouver, pour endurer le mépris des gens. Il fallait
un amour solide, immense, inébranlable pour sup-
porter la honte quand les Français le tutoyaient,
quand les policiers lui demandaient ses papiers,
quand ils s’excusaient en remarquant ses mé-
dailles de guerre ou sa parfaite maîtrise de la
langue.» Tout est dit dans ce passage. L’amour, et
la guerre.•

LEÏLA SLIMANI LE PAYS DES AUTRES
Gallimard, 368 pp., 20 €.

«Les enfants lui


tenaient lieu de
racines et elle était

attachée à cette terre,


bien malgré elle.


Sans argent,


il n’y avait nulle part
où aller [...].»

entêtement métaphysique à ne pas se laisser dévorer.» H. BICKERTON. ALAMY. PHOTO12

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