Libération - 07.03.2020

(Darren Dugan) #1

Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020 u 49


LIBRAIRIE ÉPHÉMÈRE


Denis Roche, je lis


Par MARYLINE DESBIOLLES Ecrivain


J


e m’étais juré d’écrire «à
propos de», «sur» les Essais
de littérature arrêtée, 1977-
1984,
de Denis Roche,
Temps profond. C’est-à-dire de met-
tre en ordre des phrases que j’avais
jetées dans mon carnet après la lec-
ture du livre, dans l’excitation de la
lecture. Mais je me rends compte que
seule l’excitation de la lecture peut
dire combien je crois n’avoir jamais
lu un pareil livre. J’essaie de re -
transcrire ici les phrases, parfois illi-
sibles, jetées dans mon carnet.
Temps profond, «profond» que j’en-
tends au sens de «sans fond», «sans
borne», avec la seule littérature pour
en saisir des fragments, lui donner
du rythme, autrement dit lui donner
vie, ce que Denis Roche trahit («tra-
hir» au sens de «livrer», «transmet-
tre») tout autant par la photographie.
Ecrire et voir. Lorsque Denis Roche
pense tout à coup à un livre qu’il de-
vrait écrire, qui s’appellerait J’écris,
il le voit, il voit «s’enchaîner les phra-
ses et les images»
. J’écris, je vois, je lis.
Je crois bien n’avoir jamais lu un pa-
reil livre. Ce n’est pas un journal tenu
au jour le jour. Ce n’est pas un jour-
nal tenu, pas un journal bridé. C’est
un journal débridé. C’est un journal
à contre-jour. Contre. Denis Roche
souvent a la rage de celui qui est
contre. La mort notamment. Trop
contre la mort pour admettre les
convenances dont on l’entoure. Tel-
lement contre qu’il a cette vision ef-
frayante d’entrer dans le crémato-
rium, «de faire ouvrir le four et de se


précipiter dedans la tête la première,
pour en finir une fois pour toutes».
Mourir vivant, extrêmement vivant
pour tenir la dragée haute à la mort.
Denis Roche écrit un journal à
contre-jour, il n’a pas peur d’être
ébloui par le soleil. Soleil noir. Soleil
et tragédie mélangés. Avec le soleil
en pleine face, il n’y a pas d’anec -
dotes qui tiennent. Le contre-jour
n’exclut pas cependant la précision
des contours. Au contraire. Dates,
lieux, paysages, détails. Descriptions
aiguës, au sens musical. Excessives,
elles font presque mal. Flamboie-
ment du contre-jour. Les détails ap-
paraissent malgré tout, sortent du
noir, défient la mort.
Je ressens l’excitation dont parle
Denis Roche quand il commence un
nouveau livre. J’endosse le corps de
l’écrivain penché sur la feuille, le
carnet ne laissant rien perdre de
l’excitation, la contenant, la rete-
nant et la dispersant tout à coup. La
littérature et le sexe c’est tout un.
Splendeur des scènes de sexe, je ne
sais pas comment les appeler autre-
ment, pas érotiques (je crois me
souvenir que Denis Roche avait
horreur de ce mot distingué pour
dire «pornographique»), mais pas
non plus pornographiques. Le sexe
n’est pas représenté, il déferle, il ne
se limite pas à notre vision, à notre
entendement.
Je crois bien n’avoir jamais rien lu
de pareil. Rien à voir avec le défilé
de My Secret Life ou plus récemment
de romans et récits où il est question

de catalogue, d’abattage, de prostitu-
tion, d’amour jamais. Les scènes de
sexe de Temps profond sont scanda-
leuses car elles sont aussi des scènes
d’amour. Le sexe de Temps profond
garde son pouvoir de rébellion, de
dissidence alors même et précisé-
ment parce qu’il s’agit de sexe au
sein d’un couple. Denis Roche-Fran-
çoise Peyrot. Le couple n’induit pas
la fidélité mais la durée, la répéti-
tion du même qui autorise d’infinies
variations.
L’écrivain penché sur sa feuille, tout
à son excitation. Hors de lui. Alors
l’autre apparaît, sa jouissance qui est
visée. L’autre éprouve du désir, mène
le jeu, la littérature n’a pas le pouvoir
ou elle est misérable.
La littérature et le sexe c’est tout un.
Et pas plus que le sexe, la littérature
n’est pas une petite mécanique. Il lui
faut se confronter aux images ten-
dues par l’autre, aux mots pronon-
cés par l’autre.

Denis Roche fait part à Françoise
Peyrot de son désir d’écrire J’écris.
Françoise Peyrot lui dit combien elle
aimerait qu’il écrive J’écris. «Je ris,
nous sommes dans le métro et il y a
un monde fou.» Dans le monde fou,
le lecteur partage le désir et le rire.
J’écris s’écrit en lui.
L’écrivain penché sur sa feuille. Il
faut de l’excitation, de l’amour pour
le monde qui menace de disparaître
à chaque instant, qui menace de
nous fermer les yeux, et qu’à force de
décrire on pourrait reconnaître les
yeux fermés ou, ce qui revient au
même, dans la lumière aveuglante
du contre-jour.•

DENIS ROCHE
TEMPS PROFOND. ESSAIS
DE LITTÉRATURE ARRÊTÉE 1977-
1984 Seuil, 336 pp., 24 €.

Lire Libération du 21 décembre, «Denis Ro-
che : “Temps profond”, tranches de vit».

Denis Roche (1937-2015). PHOTO LOUIS MONIER. BRIDGEMAN IMAGES

ÉVOLUTION TITRE AUTEUR ÉDITEUR SORTIE VENTES
1 (0) Le Pays des autres Leïla Slimani Gallimard 05/03/2020 100
2 (1) Miroir de nos peines Pierre Lemaitre Albin Michel 02/01/2020 60
3 (2) Sacrées Sorcières Pénélope Bagieu Gallimard 29/01/2020 58
4 (3) Municipales. Banlieue naufragée Didier Daeninckx Gallimard 13/02/2020 51
5 (175) Révolution t.1. Liberté Grouazel et Locard Actes Sud 09/01/2020 44
6 (50) Génération offensée Caroline Fourest Grasset 26/02/2020 41
7 (31) Dans les geôles de Sibérie Yoann Barbereau Stock 12/02/2020 37
8 (4) La Panthère des neiges Sylvain Tesson Gallimard 10/10/2019 33
9 (12) D’un cheval l’autre Bartabas Gallimard 06/02/2020 33
10 (5) Le Consentement Vanessa Springora Grasset 02/01/2020 33

VENTES


Classement datalib
des meilleures ventes
de livres
(semaine du
28/02 au 05/03/2020)


Décollage réussi pour le Pays des autres, le Maroc de
Leïla Slimani (lire page 47). Miroir de nos peines survole
actuellement Banlieue naufragée et Génération offen-
sée.
Atterrissage imprévu cette semaine Dans les geôles
de Sibérie
. En vous penchant sur votre droite vous de-
vriez apercevoir la Panthère des neiges. A votre gauche,
le fauve d’or du récent festival d’Angoulême : Révolu-


tion , premier volet de la bande dessinée de Florent
Grouazel et Younn Locard. Le Consentement amorce
sa descente. Pendant ce temps, D’un cheval l’autre a des
ailes. Embarquement imminent pour Se le dire enfin
d’Agnès Ledig, numéro 11, qui nous fait redescendre sur
terre. Le roman commence avec l’entrée en gare de Van-
nes du TGV pour Paris. Cl.D.

Source : Datalib et l’Adelc, d’après un panel de
273 librairies indépendantes. Classement des
nouveautés relevé (hors poche, scolaire, etc.)
sur un total de 108 239 titres différents. Entre
parenthèses, le rang tenu par le livre la semaine
précédente. En gras : les ventes du livre
rapportées, en base 100, à celles du leader.
Exemple : les ventes de Miroir de nos peines
représentent 60 % de celles du Pays des autres.

Les cafés littéraires
d’«Escales des lettres»
accueillent ce mois-ci
le poète et romancier
Eugène Savitzkaya
( Au pays des poules aux
œufs d’or, Minuit). Il sera
à Arras lundi à 19 heures au
Vertigo (12, rue de la Taille-
rie), à Lille mardi à 19 heu-
res à la Chouette Librairie
(72, rue de l’Hôpital-
militaire), et à Béthune
mercredi, même heure, au
Nautilus (74, rue Boutleux).
Etapes prévues aux
maisons d’arrêt de Valen-
ciennes et Dunkerque.

Escales


du Nord


Lundi à la Maison de la
poésie, Antoine Volodine
lit Kree de Manuela Drae-
ger (L’Olivier) à 19 heures,
et Anne Serre Grande
Tiqueté (Champ Vallon)
à 21 heures (157, rue Saint-
Martin 75003). Georges
Didi-Huberman présente
Eparses (Minuit) à la librai-
rie Compagnie mercredi
à 18 h 30 (58, rue des Ecoles
75005). Tiphaine Sa-
moyault présente Traduc-
tion et violence (Seuil)
mercredi à 19 heures à
la librairie Michèle Ignazi
(17, rue de Jouy 75004).

Rendez-


vous


Le salon Livre Paris est an-
nulé, de même que la Foire
du livre de Londres la se-
maine prochaine, comme
l’a été celle du livre jeu-
nesse à Bologne. En revan-
che, celle de Bruxelles, qui
met le Maroc à l’honneur,
est maintenue ce week-
end. Ce week-end aussi,
le festival Atlantide a bien
lieu à Nantes. «Du fait
de son organisation dans
près de 70 lieux», le festival
Quais du polar à Lyon
annonce que sa prochaine
édition se tiendra comme
prévu du 3 au 5 avril.

Maintenu


ou pas


AURÉLIEN BARRAU,
PATRICK GYGER,
MAX KISTLER,
JEAN-PHILIPPE UZAN
CONVERSATION SUR
LES MULTIVERS Champs
«Sciences», 352 pp., 10 €.

«Encore que l’âge classique n’oublie
évidemment pas les univers pluriels :
comment ne pas penser à Gottfried
Leibniz, grand théoricien de l’ordre,
qui envisage des mondes multiples,
en puissance, assurant la perfection
du monde réel et effectif. Les autres
univers sont, en quelque sorte, chez lui
“prétendants à l’existence”.»

ANN LAURA STOLER
et FREDERICK COOPER
REPENSER
LE COLONIALISME
Petite Bibliothèque Payot
«Histoire», 184 pp., 7,90 €.

«Le concubinage entre hommes
européens et femmes asiatiques, sur
lequel l’Etat des Indes néerlandaises
fermait les yeux quand il concernait
les élites européennes, renforça
certaines hiérarchies de domination
mais généra des milieux domes -
tiques et des styles culturels
qui en ébranlèrent d’autres.»
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