Libération - 07.03.2020

(Darren Dugan) #1

54 u http://www.liberation.fr f facebook.com/liberation t @libe Libération Samedi 7 et Dimanche 8 Mars 2020


Edmond


Fallot


moutarde


à fleur de pot


Cette moutarderie est l’unique maison


indépendante de Bourgogne à faire face


aux géants Maille et Amora. Visite de son usine


historique de Beaune où elle reste attachée


à ses procédés de fabrication traditionnels


et à ses graines issues de la culture locale.


P


as besoin de tirer un
«ticket d’or», façon
Charlie et la Chocola-
terie, pour pénétrer au
sein de la plus ancienne fabrique de
moutarde de France. La maison
Edmond Fallot, installée dans les
faubourgs de Beaune depuis 1840,
ouvre ses portes au public toute l’an-
née. Le maître des lieux ne se
nomme pas Willy Wonka mais Marc
Désarménien, à la tête de l’entreprise
bourguignonne depuis 1994. Le
quinquagénaire a grandi dans la
maison de ville à l’entrée de la mou-
tarderie, dont il faisait, enfant, son
terrain de jeu. «Il s’est passé des cho-
ses ici, il y a un vécu», glisse avec so-
lennité le petit-fils d’Edmond Fallot,
alors que l’on passe le porche du bâ-
timent à la devanture jaune. Fondée
au milieu du XIXe siècle, la moutar-
derie voit défiler plusieurs repre-
neurs avant d’être rachetée, en 1928,
par son grand-père maternel, puis
cédée à son père, en 1962.

Silos. Réhabilités à grands frais, les
bâtiments historiques jouent à fond
la carte de l’authenticité rétro. Au
milieu de la cour trône une Peu-
geot 201 retapée, qui servait, dans
les années 30, à la livraison du con-
diment. Derrière, un bâtiment à
l’enseigne peinte à la main, où les
visiteurs peuvent assister aux étapes
de la transformation de la graine de
sénevé, plante crucifère de la même
famille que le colza. La muséogra-
phie se veut moderne, mais reste
modeste – ici, pas de rivière de mou-
tarde ni d’ascenseur de verre,
comme dans le roman de Roald
Dahl. Chaque année, cinq millions
de pots sont produits dans la fabri-
que beaunoise. Cet ancrage régional
hérité du Moyen Age – la recette a
été popularisée à travers les cours
européennes par les ducs de Bour-
gogne – fait l’ADN de la maison. «Au
début du XXe siècle, Beaune comp-
tait 33 maîtres moutardiers. Au-
jourd’hui, il ne reste plus que Fallot»,
aime rappeler le patron de la seule
moutarderie encore indépendante
de Bourgogne. Ses concurrents ont
connu une autre destinée : Maille,
qui a fusionné avec Amora avant
d’être absorbé par la multinationale
Unilever, a fermé il y a dix ans son
usine de Dijon pour transférer une
partie de sa production en Pologne.
Face à ces géants, la PME d’une
vingtaine de salariés ne représente
que 5 % du marché français, mais sa
pâte de moutarde puissante s’est
imposée comme une référence dans
les épiceries fines et les cuisines des
établissements étoilés : Robuchon,

de la fabrication derrière de grandes
baies vitrées. Une fois nettoyées et
tamisées, les graines sont pesées et
mélangées avec du vinaigre d’al-
cool, de l’eau et du sel. «Autrefois,
on utilisait du verjus», du jus de rai-
sins bourdelas cueillis avant matu-
rité, commente Marc Désarménien.
L’ingrédient a dû être abandonné,
le cépage ayant été éradiqué par le
phylloxéra, un puceron qui a détruit
une partie des vignes françai-
ses dans la deuxième moitié
du XIXe siècle. Au vinaigre peut
aussi s’ajouter du vin blanc, qui en-
tre dans la composition de la mou-
tarde de Bourgogne, indication
d’origine protégée depuis dix ans.
A la différence de la moutarde de
Dijon, dont le nom renvoie unique-
ment au procédé de fabrication,
cette dernière doit forcément être
produite dans la région, avec des
graines cultivées localement et du
bourgogne aligoté. La proportion
d’alcool peut atteindre plus de 16 %
du produit fini, précise notre hôte.
Tant mieux, on n’avait pas prévu de
faire vœu de sobriété cette année.
Les ingrédients doivent ensuite pa-
tienter plusieurs heures dans une
grande cuve de trempage. Les grai-
nes attendries sont alors prêtes à
être broyées à la meule de pierre.
Cette étape clé du processus est la
marque de fabrique de la maison.
Une odeur forte nous chatouille les

Par
JULIETTE DEBORDE
Envoyée spéciale à Beaune
Photos
CLAIRE JACHYMIAK

L’atelier
de conditionnement
de la moutarderie Fallot,
le 19 février à Beaune.

Bocuse, ou encore la maison Lame-
loise, institution bourguignonne
aux trois macarons. Avec son cou-
vercle doré et son étiquette calligra-
phiée, le petit pot de condiment
made in Beaune bénéficie aussi
d’une bonne notoriété à l’étranger,
où il s’exporte pour moitié, Etats-
Unis, Allemagne et Japon en tête.
Quand Marc Désarménien reprend
la tête de la vénérable maison après
des études de comptabilité, les grai-
nes qui entrent dans la composition
de la moutarde familiale ne
proviennent pourtant
plus du terroir bour-
guignon. La culture
locale a été aban-
donnée après la
Seconde Guerre
mondiale, obli-
geant les moutar-
diers à se fournir en
matière première au
Canada. «On perdait un
peu de notre savoir-faire,
cela n’avait pas beaucoup de sens,
surtout pour un produit à connota-
tion régionale aussi forte», se sou-
vient-il. Avec le concours de l’Insti-
tut de la recherche agronomique et
du conseil régional, la maison Fallot
entreprend de réintroduire progres-
sivement la culture de la moutarde
en Bourgogne. Au départ, l’atelier
réceptionne les graines locales dans
des sacs de quelques kilos. Au-

jourd’hui, les petits grains bruns, de
la taille du pavot, sont acheminés
dans de grands silos, principale-
ment de Côte-d’Or. Reste encore à
organiser la filière. En raison des
aléas climatiques et des attaques
d’insectes, les rendements restent
excessivement faibles, et il faut en
permanence chercher les bonnes
variétés de graines, plus résistantes
au froid par exemple. Amputée de
la moitié de sa commande en 2019,
la moutarderie doit cette année im-
porter davantage de
graines canadien-
nes pour couvrir
ses besoins. Mais
le cap est fixé : at-
teindre à terme
100 % de graines
de Bourgogne.
Pour l’instant, la
culture se fait de fa-
çon conventionnelle,
faute de rentabilité de
l’agriculture biologique. Les
moutardes que l’on trouve dans les
rayons des épiceries bio sont toutes
issues de graines importées, nous
apprend l’affable propriétaire au-
tour d’un café, sous la charpente
d’un bâtiment en pierre où l’on sto-
ckait jadis les graines.

Meules de pierre. Dans l’atelier,
nul besoin de charlotte ou de cou-
vre-chaussures : on suit les étapes

20 km

CÔTE
D’OR Dijon

HAUTE
SAÔNE

HAUTE
MARNE

AUBE

JURA

SAÔNEETLOIRE

NIÈVRE

YONNE

Beaune
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