0123
VENDREDI 13 MARS 2020 france| 13
Thomas Porcher : « Il faut unir les délaissés
autour d’un projet commun »
L’économiste prône une nouvelle lutte des classes incluant toutes les « victimes du système »
ENTRETIEN
T
homas Porcher est profes
seur associé à la Paris
School of Business et
membre des Economistes atter
rés. Il publie Les Délaissés (Fayard,
134 p., 18 euros), où il appelle à la
création d’une « force majori
taire » face au « bloc bourgeois ».
Dans votre livre, vous expliquez
qu’il faut « redéfinir » la lutte des
classes. Que voulezvous dire?
Aujourd’hui, il n’y a plus de lutte
de classes verticale, avec les capi
talistes contre les travailleurs,
comme la définissait Marx. Elle
est devenue horizontale. Tous les
partis opposent les délaissés en
tre eux : le Rassemblement natio
nal, les travailleurs pauvres aux
immigrés ; Macron, les salariés du
privé aux fonctionnaires... Il y a
bien sûr plusieurs lignes de par
tage entre eux, mais les délaissés
de la mondialisation et de l’austé
rité représentent plus de 80 % de
la population. Le but est de les
unir autour d’un projet commun,
leur permettant de redéfinir cette
nouvelle lutte de classes.
Qui sont les délaissés dont vous
parlez?
La France des « gilets jaunes »,
des banlieusards, des agriculteurs
et des cadres moyens déclassés.
Ce sont les victimes d’un même
système et elles doivent compren
dre qu’il faut écrire un avenir en
commun. Il y a bien sûr de gran
des différences culturelles et géo
graphiques entre elles, mais elles
ne sont pas si dissemblables sur le
plan social. Ainsi, on retrouve
autant de fonctionnaires de caté
gorie B et C, d’employés et
d’ouvriers chez les « gilets jaunes »
que dans les banlieues. Et ceux qui
vivent en région ou en banlieue
subissent autant la mondialisa
tion, avec la fermeture des usines,
la part de l’emploi industriel qui a
baissé, et les conséquences de
l’austérité budgétaire, avec la fer
meture des services publics.
Pourtant, si l’on prend les « gi
lets jaunes » et la mobilisation
contre la réforme des retraites,
il y a de grandes différences
sociologiques et politiques...
Oui, mais tous deux ont une
forme de dénonciation collective
du système. On a aussi vu émerger
des convergences des luttes entre
le comité Adama [qui mène un
combat contre les violences poli
cières], Extinction Rébellion
[mouvement écologiste] et des
« gilets jaunes », ou des signatures
communes d’activistes, de syndi
calistes et de politiques pour appe
ler à manifester pour le climat.
Cette convergence doit s’accen
tuer et se matérialiser dans un pro
jet avec des points incontourna
bles, comme la transition énergé
tique, la relance du service public,
la dénonciation de la finance, et la
remise en cause de l’Union euro
péenne telle qu’elle fonctionne.
Vous prônez d’ouvrir une
« crise » au sein de l’Union euro
péenne et la « sortie de l’euro ».
Vous souhaitez un Frexit?
J’ai signé quasiment tous les
projets pour une « autre Europe ».
A chaque fois, ça a été des coups
d’épée dans l’eau malgré la force
des gens qui l’ont porté, comme le
membre du Conseil d’Etat Yves Sa
lesse, Yanis Varoufakis ou Thomas
Piketty... C’est inutile de poursui
vre dans cette voie. Nos politiques
pensent tous qu’il faut être un bon
élève auprès de l’Allemagne et
montrer que l’on est capable de
faire des efforts pour pouvoir
infléchir sa ligne. Hollande a dit
qu’il allait changer les traités,
rajouter un volet croissance. Visi
blement Merkel l’avait convaincu
de l’inverse. Emmanuel Macron a
échoué de la même manière. Il
faut faire comme de Gaulle et
Thatcher : poser un rapport de
force en proposant un projet
sérieux de sortie de l’euro. Les éco
nomistes américains comme Jo
seph Stiglitz, prix Nobel d’écono
mie, ou Paul Krugman, ont fait des
critiques très fortes de l’euro. Pour
quoi en France ne pourraiton pas
en parler sereinement?
Ce que vous dites rappelle le
« plan A/plan B » de JeanLuc
Mélenchon...
Il faudrait étendre la réflexion et
ne pas en rester à un point de vue
politique. Tout le monde s’accorde
sur le fait que le fonctionnement
de la zone euro a été catastrophi
que ces dix dernières années. Le
questionnement légitime de la
sortie de l’euro doit se généraliser,
à partir d’un scénario crédible tra
vaillé par un panel d’économistes
pluraliste. Le Trésor et Bercy de
vraient aussi faire des simulations.
C’est ce que font déjà des écono
mistes américains sur l’impact de
nos politiques monétaires, sur la
reprise, les politiques d’austérité.
Vous préconisez une stratégie
industrielle proclimat.
Laquelle?
L’Etat n’a plus de projet indus
triel, comme de Gaulle avec son
Le PS, le parti à la rose qui a encore des épines
Les socialistes sont bien placés pour conserver leurs grandes villes, comme Paris ou Nantes
I
ls avaient d’abord sorti les sacs
de sable pour endiguer l’as
saut des « marcheurs ». Puis,
un peu résignés, ont attendu la
vague verte annoncée en mars.
Depuis et à l’approche du scrutin,
l’ambiance a changé au siège du
Parti socialiste (PS). Une cellule de
travail ad hoc a été constituée dans
les locaux d’IvrysurSeine (Valde
Marne) pour se pencher sur les
chances des candidats socialistes
les 15 et 22 mars. Objectif de cette
war room (« cellule de crise ») poli
tique : collecter toutes les données
possibles et faire des projections
de probabilité électorale.
Le bureau, discret au fond du
premier étage, réunit une dizaine
de salariés. La petite bande a
recensé le nombre de listes et de
candidats ; fait remonter les
éléments collectés par ses élus et
secrétaires fédéraux ; scanné la
sociologie du territoire, que ses
militants connaissent bien.
« Nous n’avons pas la prétention
d’être un institut de sondage mais
nous avons tenté d’établir une
radiologie précise », souligne un
proche d’Olivier Faure. Le patron
du PS entendait ainsi « rétablir la
vérité » sur la réalité de son parti, à
quelques jours du premier tour.
En clair : contrer la petite musique
distillée sur un PS en fin de vie.
Le PS présente mille listes por
tées par un socialiste et en sou
tient mille autres. Tous les dépar
tements sont couverts et les socia
listes sont présents dans les peti
tes comme dans les grandes
communes, (les villes de 30 000
habitants ont presque toutes une
présence électorale socialiste).
« Aucun autre parti n’a cette cou
verture », insiste un cadre du siège.
Le profil type des aspirants maires
a entre 40 et 50 ans, est souvent
peu connu nationalement mais
implanté localement, marquant la
fin d’une génération d’élus battus
lors des derniers scrutins. Qua
rante pour cent des chefs de file
des villes de plus de 100 000 habi
tants sont des femmes.
La stratégie de rassemblement
de la gauche s’est largement ac
complie dès le premier tour : c’est
le cas dans 60 % des villes de plus
de 30 000 habitants ; le PS en a pris
la tête dans la moitié. C’est d’abord
avec le Parti communiste que les
accords se sont faits (119 villes),
puis avec Europe EcologieLes
Verts (92 communes). Et même
avec La France insoumise, dans
40 localités. L’entourage d’Olivier
Faure ne cessait de répéter que le
PS n’était pas ce parti isolé, banni
et moqué par le reste de la gauche.
La réalité des données présentées
semble lui donner raison : « Les
écologistes ont mis en scène le fait
de ne pas s’allier avec nous, mais
l’élu vert moyen s’entend plutôt
avec le socialiste dans la vraie
vie! », remarque un membre du
cabinet du premier secrétaire.
« Résilience territoriale »
Les éléments remontant du
terrain comme les sondages
locaux semblent aussi tempérer
les pronostics de « vague verte ».
Certes, les scores d’EELV sont
annoncés haut, mais pas au point
de mettre en danger les sortants
socialistes comme les écologistes
l’espéraient, notent les membres
de la cellule. D’après leurs calculs,
les grandes villes telles Paris, Nan
tes, Rennes, Lille, Dijon, Le Mans
ou Lens (PasdeCalais) ne seraient
pas menacées.
Rassurés, les socialistes espè
rent même gagner d’autres com
munes comme Nancy, Bourges
ou SaintOuen (SeineSaintDe
nis). Quant aux candidats verts
qui peuvent arracher des villes de
droite, ils mènent des listes
d’union, comme à Besançon,
les autres chefs de parti régulière
ment, complète Sandra Regol, nu
méro 2 d’EELV. Nous sommes de
gauche, mais on refuse de dire
qu’on appartient au même espace
politique que ceux qui ont pro
noncé le discours du Bourget [où le
candidat socialiste François Hol
lande de 2012 fustigeait la finance]
et qui ont donné toutes les clés aux
financiers. »
Le Vert Yannick Jadot, probable
candidat à la présidentielle, se fait
plus diplomate. « Je rencontre
beaucoup de monde, y compris des
dirigeants socialistes. Et nous som
mes conscients que la recomposi
tion nécessaire doit être beaucoup
plus large et dynamique qu’une
simple addition d’appareils politi
ques », reconnaîtil, poursuivant :
« Je suis de gauche, notre projet
aussi, mais on ne peut pas être
dans une recomposition autour de
valeurs et de projets, en se fermant
aux autres. Il faut rassembler très
largement, de la gauche au centre,
si l’on veut réussir. » Une « ouver
ture » qui n’est pas du goût de tous.
MÉLENCHONISTES ISOLÉS
« Les écologistes devront clarifier
entre le libéral et opportuniste Ja
dot et ceux de gauche », tranche le
député communiste, Sébastien Ju
mel. Fidèle à la ligne traditionnelle
du PCF, il se réjouit que « des actes
communs aient été posés pour
s’opposer à LRM et proposer une al
ternative. Il y a un socle de valeurs
communes. » Cependant, ce pro
che de François Ruffin – le député
LFI de la Somme souhaite une
« candidature unique de la gauche
et des écologistes en 2022 » – es
time que cela ne prendra pas la
forme « d’un remake d’accords po
liticiens pour se redistribuer le pou
voir, encore moins une addition de
logos. Ce sera une réflexion sur la
transition écologique et les ques
tions sociales ».
Une vision qui correspond à
celle des « insoumis ». Les mélen
chonistes prônent une « fédéra
tion populaire » aux contours
flous, et une méfiance réciproque
existe entre eux et les autres forces
de gauche. Même si le mouve
plan nucléaire, qui avait vu la
construction de plus de cin
quante réacteurs en une dizaine
d’années. Cela n’a été possible que
parce qu’il y avait une vision.
Aujourd’hui, la stratégie indus
trielle de l’Etat est de privatiser
nos entreprises publiques, de
faire en sorte qu’elles se compor
tent comme des entreprises
privées dans le seul but de s’ex
porter, comme on le voit avec la
SNCF ou EDF. Il faut retrouver cet
Etat stratège qui fixe des objectifs
de long terme et contraigne les
entreprises à appliquer une politi
que cohérente avec une véritable
ambition de lutte contre le
réchauffement climatique.
Estce possible dans
une économie mondialisée
interdépendante?
Je prône une économie mixte
où vous avez un secteur public
important qui régule le secteur
privé. Cela n’a rien de révolution
naire : c’est ce qui s’est passé en
tre 1950 et 1970, avec la création
d’un Etat social et stratège – Sécu
rité sociale, les services publics,
les grandes entreprises en
monopole sur l’énergie... La
question environnementale doit
dorénavant guider nos choix
économiques.
Donc il faudrait continuer
à faire de la croissance comme
lors des « trente glorieuses »...
On ne peut pas se limiter à faire
de la relance juste pour faire de la
croissance. Sans tenir compte de
la corrélation entre croissance et
émissions de CO 2. Il faut créer de
l’activité là où il y a des besoins,
pour des secteurs utiles sociale
ment – les hôpitaux, les écoles, la
rénovation des bâtiments pu
blics – et écologiquement.
propos recueillis par
a. m. et s. z.
Tours ou Bordeaux, faiton re
marquer au PS. « Aucune ville ne
peut être conquise avec le seul logo
EELV », martèleton.
Quant à la concurrence de La Ré
publique en marche et sa stratégie
de brouillage des cartes – le parti a
affiché un soutien à des élus PS
sortants –, elles ont fait long feu.
Les débauchages n’ont pas fonc
tionné à gauche : « En Marche!
soutient des listes qui sont à 50 % à
droite. Seules 15 % s’affichent à gau
che et parmi elles, douze socialistes
qui ont clairement dit leur opposi
tion à la politique du gouverne
ment », note la cellule. Bref : pour
la direction du PS, les militants du
poing et de la rose pourront rele
ver la tête au sortir du 22 mars.
Le constat n’est probablement
pas loin de la vérité. Mais au re
gard de ce que fut le socialisme
municipal, la photo promise
restera en demiteinte. Celle reflé
tant l’ambition modeste d’un
parti qui tente de maintenir ses
positions, pas d’en reconquérir.
« L’implantation municipale des
socialistes s’est fortement érodée
depuis 2014, même s’il reste la
deuxième force locale. Ces munici
pales engagent la résilience terri
toriale du PS, pas sa résurrection
nationale », observe Rémi Lefèb
vre, professeur de science politi
que à l’université de LilleII.
s. z.
ment contre la réforme des retrai
tes les a remis sur le devant de la
scène, la claque aux européennes
et l’affaiblissement de la structure
LFI ont remis le principe de réalité
au goût du jour : si les « insoumis »
veulent gagner, il leur faut des par
tenaires ou, à tout le moins, des ri
vaux qui ne sont pas des ennemis.
« LFI sera un élément moteur de la
fédération populaire mais cela ne
se fera pas sous son égide. Cela pas
sera par une implication citoyenne,
notamment sur les questions so
ciales », prédit Eric Coquerel, dé
puté de SeineSaintDenis. LFI a,
aussi, adouci son verbe envers les
communistes qui lui seront essen
tiels si elle veut lancer une candi
dature Mélenchon en 2022.
L’une des voix dissonantes de
LFI est Clémentine Autain. La par
lementaire travaille depuis plu
sieurs semaines au rapproche
ment des forces de gauche, syndi
cales et associatives à travers « le
big bang », une initiative qu’elle a
lancée avec la communiste Elsa
Faucillon.
« La Macronie peut s’effondrer. Il
faut que l’on donne une perspective
environnementale, sociale et dé
mocratique, assure Mme Autain. Il
faudra aussi assurer le pluralisme
tout en dégageant une cohérence
commune contre le productivisme,
l’austérité budgétaire et le néolibé
ralisme. » Des lignes rouges qui
pourraient être difficiles à accep
ter par les socialistes.
Si tout le monde jure qu’il faut
discuter, la réalité semble donc
plus difficile. L’écologiste Sandra
Regol avertit : « A gauche, la seule
chose qu’on comprend, c’est le rap
port de force. Nous ne sommes pas
hégémoniques, mais si on nous
mord, on répond. On est gentils,
mais pas stupides. » Olivier Faure
rétorque : « Tant qu’on aura des
premiers tours entre socialistes et
écologistes, on restera dans des
confrontations surjouées où cha
cun cherche à accentuer ses diver
gences. Si tout le monde pense que
c’est son moment, ce ne sera le mo
ment de personne! »
abel mestre
et sylvia zappi
LE PS PRÉSENTE MILLE
LISTES PORTÉES
PAR UN SOCIALISTE
ET EN SOUTIENT
MILLE AUTRES
« LES DÉLAISSÉS
DE LA MONDIALISATION
ET DE L’AUSTÉRITÉ
REPRÉSENTENT PLUS
DE 80 % DE
LA POPULATION »