Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

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VENDREDI 13 MARS 2020 économie & entreprise| 17


Maison Blanche. Cependant, la crise pétro­
lière ne laisse guère d’options : selon les chif­
fres du cabinet norvégien Rystad Energy, seu­
les quatre compagnies américaines sont en­
core rentables avec un baril à 31 dollars dans le
Bassin permien et dans le Colorado, dont les
deux mastodontes Chevron et ExxonMobil.
Ce n’est pas le cas de la centaine d’autres opé­
rateurs présents sur le territoire national.


PANIQUE
L’industrie, qui permet d’avoir de petits puits
et de forer horizontalement, a l’avantage
d’exiger des investissements modestes et de
rentabiliser un projet en moins de vingt­qua­
tre mois... à condition d’avoir un baril à
environ 68 dollars, d’investir sans cesse dans
de nouveaux puits et de disposer de petits
pipelines pour écouler le pétrole.
Pour l’instant, le secteur cède à la panique :
l’indice Standard & Poor’s des valeurs énergé­
tiques a perdu 15 % depuis lundi et la moitié
de sa valeur en un an. A court de liquidités, les
entreprises devraient arrêter leurs rachats
d’actions, réduire les investissements à la
seule maintenance et baisser leur production.
Parmi les grandes victimes figure le pétro­
lier Occidental, spécialisé dans le schiste, et
dont la valeur boursière a été divisée par
deux, lundi. Il avait racheté en 2019 son con­
current Anadarko pour plus de 55 milliards
de dollars, en pariant sur la hausse du brut.
La firme qui valait alors 42 milliards ne vaut
plus que 12 milliards. Elle a annoncé qu’elle
divisait son dividende par dix, restreignait
ses investissements de 5,3 milliards à
3,6 milliards de dollars. D’autres entreprises,
comme Diamondback et Parsley, ont an­
noncé la réduction de leurs équipes de fo­
rage et la mise en sommeil de puits.
Ces mesures ne permettront sans doute
pas d’éviter des faillites, notamment celles
des entreprises les plus endettées, telles que
Chesapeake Energy et Whiting Petroleum,
dont la valeur a été divisée respectivement
par 22 et 30 en moins d’un an.
« La moitié des entreprises du secteur [du pé­
trole et gaz de schiste] devrait faire faillite dans
les deux ans », a déclaré au Wall Street Journal
Scott Sheffield, patron de Pioneer Natural
Resources, l’un des gros acteurs du Bassin
permien. Ces défauts de paiement pourraient
entraîner les banques dans leur sillage. Les
institutions régionales implantées au Texas
et en Oklahoma ont déjà perdu entre la moi­
tié et les deux tiers de leur valeur en un an.
arnaud leparmentier


Le président
russe, Vladimir
Poutine, et le
prince héritier
saoudien,
Mohammed Ben
Salman, à Riyad,
en octobre 2019.
SPUTNIK PHOTO
AGENCY/REUTERS

Le pari de Poutine pour faire plier les Etats­Unis


,Parmi les pays producteurs, la Russie est l’un des mieux armés pour affronter la crise


moscou ­ correspondant

C’


est dans l’un des salons
du terminal 2 de l’aéro­
por t moscovite
Vnoukovo, réservé aux hauts di­
gnitaires, que l’une des guerres du
pétrole les plus sanglantes de
l’histoire récente a commencé.
C’est là, le 1er mars, que Vladimir
Poutine a réuni les acteurs du sec­
teur pour discuter de l’incidence
du coronavirus sur les marchés.
Avant de s’envoler pour la ville
de Pskov, près des frontières avec
l’Estonie et la Lettonie, le prési­
dent donne ses consignes à son
ministre de l’énergie : Alexandre
Novak doit s’opposer aux tentati­
ves de l’Organisation des pays
exportateurs de pétrole (OPEP)
d’associer Moscou à une diminu­
tion supplémentaire de la pro­
duction ayant pour objectif de
stabiliser les cours.
Le refus russe est acté le 6 mars,
lors d’une réunion organisée à
Vienne dans un climat glacial.
Même la proposition saoudienne
d’assumer l’essentiel de cette
baisse ne fait pas reculer Moscou.
Ce blocage de la partie russe fait
voler en éclats le précédent accord
d’encadrement de la production,
conclu, en 2016, dans le cadre de
l’OPEP +, une structure qui associe
la Russie, deuxième producteur
mondial, aux membres de l’OPEP.
Selon le site russe The Bell, qui a
raconté dans le détail la réunion de
Vnoukovo, un homme s’exclame
en entendant la décision présiden­
tielle : « Maintenant, on va leur
montrer! » « Leur », ce sont les pro­
ducteurs américains de pétrole de
schiste, qui ont pris, depuis 2016,
des parts de marché. Celui qui
s’exclame, c’est Igor Setchine, le
patron du géant public Rosneft,
par ailleurs ancien du KGB et pro­
che de Vladimir Poutine.
M. Setchine mène la fronde con­
tre cet accord de 2016. Il a derrière

lui une partie des groupes russes
du secteur, qui ne goûtent guère
d’avoir à réduire leur production
et limiter leurs investissements
dans de nouveaux projets. En fé­
vrier 2019, il avait déjà écrit au
président, utilisant la corde sensi­
ble : les prix hauts sont, selon lui,
« une menace stratégique pour la
Russie » face à Washington.
Un an plus tard, Vladimir Pou­
tine s’est rallié à ces arguments.
L’accord de 2016 a pourtant rap­
porté environ 100 milliards de
dollars (88,6 milliards d’euros)
aux finances russes, selon l’ex­
pert Marcel Salikhov, de la Haute
Ecole d’économie.
Mais, entre­temps, Washington
s’est montré particulièrement
agressif dans le domaine énergé­
tique, en prenant des sanctions
contre le projet de gazoduc euro­
péen North Stream 2, qui doit re­
lier la Russie à l’Allemagne par la
mer Baltique, mais aussi contre
une filiale de Rosneft active au
Venezuela. La décision de Vienne
permet de faire coup double : pu­
nir les Etats­Unis et débarrasser le
marché des producteurs améri­
cains les moins solides.
Sauf que ce raisonnement a tout
d’un pari. Non seulement la fai­
blesse financière supposée des
producteurs de pétrole de schiste
n’est pas évidente, mais, en plus,
la réplique de l’Arabie saoudite

menace l’ensemble des pays pro­
ducteurs, Russie comprise.
Victime collatérale des
manœuvres russes, Riyad a, de
fait, rapidement accepté la nou­
velle donne, en annonçant son
ambition d’augmenter sa pro­
duction de au moins 2,5 millions
de barils par jours. En face, Mos­
cou va accroître la sienne de
200 000 à 300 000 barils par
jour, « avec un potentiel de
500 000 barils par jour », selon le
ministre Novak. Dans le même
temps, le ministre assure « ne pas
fermer la porte » à l’alliance avec
l’Organisation des pays exporta­
teurs de pétrole.

De quoi tenir « six à dix ans »
La partie russe a­t­elle été sur­
prise par la vigueur de la réaction
saoudienne, avec pour résultat
une chute des cours, le baril ap­
prochant les 30 dollars? A Mos­
cou, le climat est aux rodomonta­
des, avec une arme secrète : les
importantes réserves financières
accumulées ces dernières années,
estimées, en tout, à 570 milliards
de dollars.
Avec 150 milliards à lui seul, le
fonds souverain pourrait permet­
tre à l’économie russe de tenir
« entre six et dix ans » si les prix
chutaient autour de 25 à 30 dol­
lars le baril, assure le ministère
des finances. « Il y a toutes les
chances pour que les secteurs­clés
de la production russe sortent
beaucoup plus forts de cette situa­
tion », affirme même Vladimir
Poutine, mercredi 11 mars.
De fait, si l’économie russe reste
très dépendante des hydrocarbu­
res (40 % du budget en 2019, 57 %
des exportations), elle est l’une
des mieux armées, parmi les pays
producteurs, face à la crise qui
s’annonce. Le budget de la Russie
est élaboré de manière à n’être dé­
ficitaire qu’avec un prix inférieur
à 42,40 dollars le baril de brut

urals, soit deux fois moins que
pour le budget saoudien.
Reste que le choc s’annonce diffi­
cile à encaisser, et la chute brutale
du rouble face à l’euro (– 13,75 % en­
tre le 6 et le 10 mars) et celle de l’in­
dice boursier RTS (– 16 %) en sont
un signe sérieux. Qui plus est, rien
ne dit que les réserves financières
pourront être utilisées efficace­
ment pour soutenir l’économie,
alors que la Russie connaît des pro­
blèmes chroniques de non­utilisa­
tion des budgets alloués.
Selon une étude d’Allianz Re­
search, chaque baisse de 10 dollars
du prix du baril coûte à la Russie
un demi­point de produit inté­
rieur brut (PIB). Dans Novaïa Ga­
zeta, Marcel Salikhov prédit, « à
long terme, dévaluation, inflation,
baisse du rouble et, finalement, un
recul de l’économie ». Le tout, dans
une conjoncture déjà stagnante,
avec une croissance limitée à 1,3 %
en 2019, loin des 4 % promis par
Vladimir Poutine.
benoît vitkine

Le programme de modernisation


et de diversification saoudien est contrarié


Le Tadawul, la Bourse de Riyad, a dévissé de 13 % depuis dimanche 8 mars


beyrouth ­ correspondant

T


urbulences économiques
en vue en Arabie saoudite.
L’effondrement des cours
de l’or noir, conséquence de
l’épreuve de force pétrolière que
le royaume a engagée avec la Rus­
sie, risque de peser lourdement
sur les projets de développement
du pays. La chute attendue du
montant des rentrées pétrolières,
qui forment l’essentiel du budget
de l’Etat, promet d’affecter le plan
« Vision 2030 », le programme de
modernisation et de diversifica­
tion de l’économie lancé par le
prince héritier Mohammed Ben
Salman, dit « MBS », qui peinait
déjà à décoller.
« On va recommencer à souffrir »,
soupire un homme d’affaires liba­
nais, sous couvert d’anonymat,
qui travaille dans l’événementiel
en Arabie et avait profité, ces der­
niers mois, de la multitude de
conférences générées par les ini­
tiatives du pouvoir. « Les prix du
brut ne remonteront pas de sitôt,
poursuit­il. Après la précédente
chute des cours, en 2014, on avait
traversé des années noires. Le gou­
vernement va être obligé de réduire
drastiquement les dépenses. »
Riyad a décidé d’ouvrir en grand
les vannes de sa production, en
représailles au refus de Moscou
de poursuivre la politique de

soutien des prix du brut, mise en
place depuis 2016 au sein de
l’OPEP + (groupe de vingt­quatre
pays, composé des membres de
l’Organisation des pays exporta­
teurs de pétrole et de dix autres
Etats, dont la Russie).
Après avoir annoncé, mardi
10 mars, une hausse de sa produc­
tion d’au moins 2,5 millions de
barils par jour (b/j), la portant au
niveau record de 12,3 millions
de b/j en avril, le royaume a ren­
chéri mercredi 11 mars, en pro­
mettant de mettre sur le marché
13 millions de b/j.

Pire chute en près de trente ans
Conséquence immédiate de cette
stratégie destinée à capter les
parts de la Russie sur le marché,
les cours du pétrole ont plongé
d’environ 25 % depuis lundi, leur
pire chute en près de trente ans.
Les Emirats arabes unis, qua­
trième producteur de l’OPEP et
proche allié de l’Arabie saoudite,
se sont aussi dits prêts à augmen­
ter leur production de plus de
1 million de b/j.
Les craintes suscitées par cette
politique de la corde raide se sont
aussitôt exprimées sur le Ta­
dawul, la Bourse de Riyad, qui a dé­
vissé de 13 % depuis dimanche
8 mars. Le sentiment d’incerti­
tude qui prévaut parmi les inves­
tisseurs est exacerbé par la nou­

velle vague d’arrestations au sein
de la famille royale, ordonnée, la
semaine dernière, par « MBS ».
Cette purge, qui a visé notamment
l’un des frères du roi Salman, le
prince Ahmed Ben Abdelaziz, est
destinée à débarrasser le prince
héritier de tout obstacle potentiel
dans sa marche vers le trône.
Ces tensions surviennent alors
que la pandémie due au coronavi­
rus, qui a touché 45 personnes
dans le royaume, oblige celui­ci se
barricader. Les autorités de Riyad
ont suspendu les liaisons aérien­
nes avec tous leurs voisins du
Golfe, ainsi qu’avec pratiquement
l’ensemble des Etats européens et
du Proche­Orient.
Cette triple crise, pétrolière, po­
litique et sanitaire, risque de dé­
cupler le déficit du budget saou­
dien, dans le rouge depuis 2014.
Pour atteindre l’équilibre fiscal,
l’Arabie saoudite a besoin d’un
baril à environ 80 dollars, un
montant que le pays n’a pas dé­
passé depuis près de six ans. Pour
l’exercice 2020, le gouvernement
tablait, en 2019, sur un déficit de
187 milliards de riyals (44 mil­
liards d’euros), soit 6,5 % du pro­
duit intérieur brut (PIB), contre
4,7 % du PIB en 2019. Des prévi­
sions rendues caduques par la dé­
gringolade des cours.
« Le gouvernement saoudien n’a
pas le choix, assure Omar Al­

Ubaydli, chercheur au centre
d’études bahreïni Derasat. Même
si l’OPEP baisse toute seule sa pro­
duction, son poids sur le marché
n’est plus suffisant pour que cela
pousse les prix à la hausse. Dans
un tel scénario, Riyad perdrait des
parts de marché par rapport à la
Russie. Ce serait catastrophique
pour le royaume. »
Le gouvernement saoudien
mise sur les fondamentaux de
son économie, très robustes, pour
traverser la crise sans trop de
casse. Le pays dispose de conforta­
bles réserves de devises, évaluées
à 500 milliards de dollars, et la
dette publique ne dépasse pas les
20 % du PIB, contre une moyenne
de 60 % dans les pays de l’Organi­
sation de la coopération et de dé­
veloppement économiques.
Mais, pour éviter de trop pio­
cher dans ses réserves, ce qui fra­
giliserait le riyal face au dollar, le
royaume pourrait être obligé de
mettre en sommeil quelques­uns
de ses fastueux projets, ou du
moins de repousser leurs dates de
mise en chantier. « Ce pourrait
être le cas de Neom, la cité du futur
à 500 milliards de dollars que
“MBS” veut construire dans le coin
nord­ouest du pays ou bien de
Quiddiya, le méga­parc de loisirs,
prévu en banlieue de Riyad », es­
time un consultant étranger.
benjamin barthe

LES  CHIFFRES


42,
C’est, en dollars, soit 37,50 euros,
le seuil minimal du prix du baril
d’Urals pour que le budget russe
ne soit pas déficitaire.

40 %
C’est la part du budget de l’Etat
russe qui dépend des hydrocar-
bures, dont près de la moitié
pour le pétrole brut.

570  MILLIARDS
C’est, en dollars, le montant
des réserves russes accumulées
ces dernières années.

LE CHOC S’ANNONCE 


DIFFICILE 


À ENCAISSER. 


LA CHUTE DU ROUBLE 


FACE À L’EURO 


ET DE L’INDICE 


BOURSIER RTS EN SONT 


UN SIGNE SÉRIEUX

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