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VENDREDI 13 MARS 2020 horizons| 21
beaucoup à la figure de leur oncle maternel,
le père Thomas Dehau, directeur spirituel de
ses neveux.
Cette famille est comme chez elle à L’Eau
vive. Outre Thomas, le fondateur, on y trouve
l’un de ses frères, le père MarieDominique,
également dominicain, chargé de donner des
cours et des prédications. Des années plus
tard, c’est lui qui créera la communauté
SaintJean, véritable aimant à vocations dans
les années 1980. Le pape Jean Paul II y voyait
l’un des foyers du renouveau du catholicisme
français. De nos jours, cette congrégation est
en plein marasme après avoir reconnu,
en 2013, les dérives spirituelles et sexuelles de
son fondateur et de ses émules.
Le père Thomas est aussi en relations étroi
tes avec l’une de ses sœurs, Cécile, laquelle lui
donne volontiers accès au couvent voisin de
moniales dominicaines de la Croix et de la
Compassion à Etiolles, où elle est maîtresse
des novices et lui directeur de conscience. A
L’Eau vive, le prêtre donne libre cours à une
piété mariale très singulière. « Cette manière
de vouloir faire de la Sainte Vierge l’épouse de
son fils (...) m’exaspère et me scandalise », écrit
Jacques Maritain, cité par l’historien Etienne
Fouilloux, dans le Dictionnaire biographique
des frères prêcheurs. Le père Thomas est le
directeur spirituel de nombreuses femmes,
laïques ou religieuses. Il est entouré d’une ga
laxie d’ardents dévots, prêts à patienter des
heures pour être reçus par lui. Le prêtre a théo
risé une sorte d’union mysticocharnelle en
tre Jésus et sa mère, qu’il fait revivre à ses victi
mes. Parmi elles, MichèleFrance Pesneau.
MichèleFrance Pesneau regarde droit dans
les yeux. Les siens sont bleu azur, profonds et
pénétrants. Cette ancienne carmélite de 75 ans
aime savoir à qui elle a affaire. Sa confiance se
mérite, rien de plus normal. Dans le docu
mentaire d’Arte Religieuses abusées, l’autre
scandale de l’Eglise, diffusé en mars 2019, elle
était juste présentée comme « Michèle
France ». Mais la retraitée, visiblement apaisée
par une psychothérapie commencée il y a
cinq ans, accepte désormais de témoigner
sous son nom. Fin avril, son premier livre,
L’Emprise, paraîtra aux éditions Golias.
Sa petite maison de TroslyBreuil est tout à
fait modeste. Au rezdechaussée, un radia
teur d’appoint tente de combattre le froid et
l’humidité de la salle à manger exiguë. Pour
tant, on se sent bien chez elle, l’atmosphère y
est bienveillante. MichèleFrance est l’une
des nombreuses femmes à avoir subi les déli
res mysticosexuels des frères Philippe.
L’abbé MarieDominique fut le premier à
abuser d’elle, en 1972, après que la jeune
novice, dont il était l’accompagnateur spiri
tuel, eut prononcé ses vœux perpétuels. « Il
expliquait vouloir me faire sentir l’amour de
Jésus et disait en être le petit instrument. » Vint
ensuite le tour, en 1976, de son frère, Thomas,
alors aumônier de L’Arche. L’abbé justifie ses
abus sexuels en invoquant de prétendues
« grâces mystiques » reçues en contemplant
un tableau de la Vierge, à Rome : « Il m’a
raconté qu’il avait alors vécu une sorte de nuit
de noces avec Marie et qu’il voulait revivre la
même chose avec moi. »
Si elle est demeurée croyante, Michèle
France Pesneau a perdu toute foi dans le Christ
et en l’Incarnation car jamais elle n’oubliera
les paroles de son prédateur – « Je te fais les grâ
ces que Jésus et Marie partageaient pendant
leur vie terrestre » – quand il l’obligeait à lui
faire des fellations et à adopter des positions
humiliantes. « Comment aije pu accepter tout
cela? Mais dénoncer un prêtre à qui je devais
obéissance, c’était rejoindre le camp de Satan.
Et puis, à l’époque, personne ne parlait des
scandales sexuels au sein de l’Eglise. »
« VIENS PRIER AVEC MOI SUR TON LIT »
Les deux dominicains, qui ne portaient pas de
pantalon mais juste un slip sous leur soutane,
utilisaient les mêmes expressions pour
contraindre leurs victimes aux ébats : « Viens,
nous allons prier ensemble. Viens prier avec
moi sur ton lit. » Un langage anodin dont seu
les les captives de cette secte délirante pou
vaient reconnaître la perversion encryptée.
Le jeune Vanier a vite l’occasion de prouver
sa fidélité à son père spirituel. Dès la fin 1951,
soit environ un an après leur rencontre, des
rumeurs circulent sur les pratiques du père
Thomas envers certaines de ses « dirigées ». A
l’époque deux victimes réclament déjà des
comptes. Les dominicains lui retirent la
direction de L’Eau vive et lui interdisent de
confesser ou de diriger des femmes, lui
ordonnant d’aller s’expliquer à Rome. Jean
Vanier l’y conduit luimême en voiture, un
long voyage. En fait, le SaintOffice a ouvert
un procès contre le prêtre. Débute alors un
grand passage à vide pour le duo. Mais leur
alliance est indéfectible : Thomas a confié à
Jean les rênes de L’Eau vive.
Ce dernier est sans doute informé dès 1952
de la teneur du procès. Malgré les consignes
de Rome, il correspond avec le père Thomas et
l’aide même à rencontrer clandestinement
des femmes du groupe. En 1956, le SaintOffice
inflige à l’abbé une peine dite de « déposi
tion » : il n’a plus le droit de délivrer les sacre
ments, de prêcher ni d’être directeur spirituel.
C’est l’ultime sanction avant le défroquage. Le
SaintSiège sanctionne aussi son frère, sœur
Cécile et leur oncle. Dans la foulée, il ordonne
la fermeture de L’Eau vive, la dispersion de
son noyau, « ces pauvres âmes perdues », selon
l’expression du secrétaire du SaintOffice, in
terdisant sa reconstitution.
Jusqu’à sa mort, Jean Vanier niera avoir eu
connaissance des motivations de cette sen
tence, couverte par le secret pontifical. Mais il
est aujourd’hui établi que la sanction de 1956,
dont il avait été averti, ne visait pas seulement
les questions doctrinales mais aussi les abus
sexuels. Comment expliquer, dès lors, sa fidé
lité absolue au père Thomas? Peutêtre parce
que, audelà de leur possible relation homo
sexuelle, « l’élève » fut associé, des années du
rant, aux déviances du « maître ». « Dans l’en
semble des lettres conservées par Jean Vanier,
une série d’indices conduit à penser qu’il aurait
partagé [à l’époque] des pratiques sexuelles
semblables à celles du père Thomas », rapporte
l’enquête de L’Arche récemment dévoilée.
En 1964, c’est le noyau de L’Eau vive, censé
avoir été dispersé sur ordre du Vatican, qui
fonde sans obstacle L’Arche, à TroslyBreuil.
Peu à peu, Rome a restitué au dominicain le
droit d’administrer les sacrements et d’être
directeur spirituel. Pourquoi? A la suite de
quelle intervention? « Faute d’accès, pour le
moment, à une documentation sûre et recou
pée, on ne peut que s’en tenir à des hypothèses.
Aucune ne peut être écartée », commente
l’historien Tangi Cavalin, chargé par les
dominicains de faire la lumière sur les res
ponsabilités internes.
« UNE DIMENSION SYSTÉMIQUE »?
La continuité entre le groupe de L’Eau vive et
celui des fondateurs de L’Arche pose une
autre question : jusqu’où le poison atil dif
fusé dans la nouvelle communauté?
D’autres prédateurs ontils existé? Un autre
disciple du père Thomas est sous haute sur
veillance aujourd’hui : l’abbé Gilbert Adam,
80 ans, ancien aumônier de L’Arche et pro
tégé de Jean Vanier. En novembre 2014,
comme Le Monde est en mesure de le révéler,
une femme, appelonsla Catherine, a déposé
une plainte à la brigade de recherches de
Compiègne. Quelques mois auparavant, elle
avait envoyé un long témoignage au tribunal
ecclésiastique de Paris où elle racontait l’em
prise du prêtre, coupable selon elle de lui
avoir imposé des relations sexuelles entre
1996 et 2006. Les seize pages manuscrites
sont difficiles à lire, l’écriture est serrée, révé
latrice de la détresse trop longtemps étouf
fée, de cette catholique qui pensait entrer
dans les ordres.
Catherine a 24 ans quand le père Gilbert
devient son accompagnateur spirituel. « Un
jour il a approché ses lèvres de ma bouche et
m’a embrassée. J’étais sous emprise, j’étais
comme endormie et surtout il me disait que
cela venait de Dieu, que c’était unique, que
c’était mon secret avec Marie », rapportetelle
dans sa lettre. La nuit du 6 octobre 1996, com
ment pourraitelle oublier la date, l’ecclésiasti
que la fait venir chez lui et l’entraîne dans son
lit. « Au moment de l’acte sexuel, j’ai eu très
peur. Je lui ai dit : “Vous allez m’écraser.” Il m’a
rassurée en me disant que tout allait bien se
passer. » Au fil des rencontres, elle lui confie
ses angoisses, ses crises de larmes. Pour la cal
mer, il lui répond : « Si tu veux, on peut aller voir
Jean Vanier et lui parler, il comprend très bien. »
En juillet 2014, l’évêque de Beauvais interdit
au père Gilbert de confesser ou d’exercer un
accompagnement spirituel. Il peut toutefois
célébrer l’eucharistie à son domicile de
TroslyBreuil et, « exceptionnellement, en pré
sence de quelques fidèles seulement ».
Aujourd’hui encore, il continue à célébrer la
messe en privé. Pour combien de temps?
Le 6 novembre 2015, la plainte de Catherine
a été classée par le TGI de Compiègne : « L’in
fraction ne paraît pas suffisamment consti
tuée ou caractérisée, l’enquête n’ayant pas per
mis de rassembler des preuves suffisantes », a
estimé la justice. De fait, dans ce dossier, c’est
parole contre parole. Le père Gilbert conteste
toute relation sexuelle avec Catherine, il re
connaît juste des gestes d’affection. Mais l’af
faire pourrait rebondir. « Notre enquête sur
Jean Vanier a rapporté des éléments qui con
cernent le prêtre, révèle Stephan Posner. La
nature des faits dont nous disposons pourrait
nous amener à aller trouver la procureure de
Compiègne. » Sollicité par Le Monde, Gilbert
Adam, qui a refusé toute rencontre, indique
par courriel vouloir « réserver ses réponses à
la justice si elle est saisie ». De son côté, la pro
cureure de Compiègne, Virginie Girard, pré
vient : « Si je dispose d’éléments nouveaux, je
lancerai une enquête et reprendrai l’ancienne
procédure à la lumière des faits révélés. »
Le père Thomas, Jean Vanier, le père
Gilbert... Comment, après de telles accusa
tions, permettre à l’organisation aux
10 000 membres de survivre aux dérives de
son fondateur? En poursuivant l’opération
vérité, d’après Stephan Posner : « On ne vi
vrait pas sainement si on gardait tout cela
dans un tiroir. C’est notre histoire. Il va falloir
qu’on l’assume et qu’on la dépasse, au sens
positif du terme. » Beaucoup de questions
demandent encore des réponses : existetil
d’autres victimes, féminines ou masculines?
D’autres agresseurs? Des membres de L’Ar
che ontils couvert ces abus? Et, surtout, des
personnes en situation de handicap ontelles
été concernées? A ce stade, il n’y aurait
aucune indication en ce sens.
Une cellule chargée de recueillir d’éventuels
nouveaux témoignages a été créée. Une éva
luation des procédures existantes de préven
tion est en passe d’être lancée. La réécriture de
la charte de L’Arche va être mise à profit pour
« entrer dans un processus de deuil ». Enfin, un
comité sera chargé de revisiter l’héritage intel
lectuel de Jean Vanier, la quarantaine de livres
qu’il a écrits, sans oublier ses conférences.
« Vous voyez, c’est idiot, mais il y a un mot
que j’ai du mal à prononcer désormais, c’est le
mot “tendresse”. Jean l’utilisait très souvent, lui
si tactile. Il aimait toucher les gens quand il
leur parlait », confie Christian Petiteau, 43 ans,
responsable depuis 2014 de la communauté
de Wambrechies, à quelques kilomètres de
Lille. Comme à TroslyBreuil, le foyer est sous
le choc depuis les révélations. A l’accueil, en
cette fin février, plus de 500 courriers saluant
« le courage de L’Arche internationale d’assurer
les conclusions de l’enquête en toute transpa
rence » sont prêts à partir afin de rassurer les
donateurs locaux. « Malgré ce cataclysme qui
nous secoue, nous espérons que vous conti
nuerez à nous soutenir comme vous l’avez fait
jusqu’à maintenant », peuton lire. En France,
la très grande majorité des communautés
sont des établissements médicosociaux sub
ventionnés à 90 % par les pouvoirs publics.
Mais ailleurs, en Afrique et en Asie, elles ne vi
vent que de dons. L’affaire Vanier est aussi
susceptible d’ébranler le socle financier de
l’organisation.
Reste le plus difficile : comprendre com
ment tout un système a pu laisser prospérer
en silence ces violences sexuelles et ces abus
de pouvoir. « Dans de telles situations, il existe
toujours trois composantes, décrypte
Stephan Posner : l’abuseur, l’abusé et leur
environnement, celui de LArche, en l’occur
rence. Il ne s’agit pas tant de trouver un coupa
ble que de comprendre les fonctionnements
ou les dysfonctionnements de notre institu
tion. » Clément, un jeune éducateur en poste
à TroslyBreuil, dresse le même constat : « J’ai
discuté avec des amis qui exercent dans
d’autres structures. Inquiets, ils me deman
dent comment tout cela a pu durer aussi
longtemps et s’interrogent sur nos procédures
professionnelles. Ces explications, nous les
devons aux familles avec lesquelles nous
sommes en lien permanent ».
« UNE ÉPINE DANS NOTRE PIED »
Au bout du compte, la question cruciale est
formulée par Stephan Posner : « Estce que
Jean a transmis à d’autres? Autrement dit,
existetil une dimension systémique qui s’est
reproduite à L’Arche? A ce jour, nous n’avons
aucune indication que cela soit le cas. » Pour
lancer ce travail d’introspection, l’associa
tion a décidé de prendre conseil auprès de
personnes extérieures. Un psychiatre, un
membre de la Commission indépendante
sur les abus sexuels dans l’Eglise catholique
et un sociologue aideront à mettre au point
une méthodologie.
Les responsabilités sont aussi à établir du
côté de l’institution catholique. Le secret sur le
procès canonique de 1956 puis la levée pro
gressive des sanctions par le SaintOffice ont
participé du silence ayant protégé les agisse
ments de Thomas Philippe. Le rôle des domi
nicains dans l’itinéraire de l’un des leurs va
également faire l’objet d’une enquête super
visée par l’historien Tangi Cavalin. Des
contacts ont d’ores et déjà été pris au Vatican
afin d’avoir accès aux archives du SaintOffice.
En attendant, à TroslyBreuil, la tombe de
Jean Vanier n’est pas la seule à témoigner
d’un passé qui ne passe plus. Le père Thomas,
lui aussi, est enterré ici, dans le petit jardin de
La Ferme, le centre spirituel de L’Arche où il
officiait et sévissait. A sa mort, en 1993, il rési
dait pourtant à SaintJodard (Loire), à la
communauté SaintJean, où son frère Marie
Dominique avait accompagné ses derniers
moments. Par la suite, sa famille a réussi à
faire transférer sa dépouille dans l’Oise. Et se
refuse aujourd’hui, en dépit des demandes
répétées des dirigeants de L’Arche, à l’éloi
gner. « C’est en effet une épine dans notre
pied », soupire Stephan Posner.
De jeunes arbustes plantés récemment dis
simulent en partie la sépulture, mais on peut
s’en approcher et découvrir les inscriptions :
« Père Thomas Philippe, à l’origine de L’Arche
dont il a été le prêtre depuis la fondation
en 1964. De son cœur couleront des fleuves
d’eau vive. » Une parole de Jésus citée par
l’Evangile de Jean.
mariebéatrice baudet
et cécile chambraud (à paris)
A gauche, Jean Vanier
et le père Thomas, en 1978.
A droite, Jean Vanier,
dans sa maison de TroslyBreuil
(Oise), en 2010.
L’ARCHE, FLORENCE BROCHOIRE/SIGNATURES
UN AUTRE DISCIPLE
DU PÈRE THOMAS
EST SOUS HAUTE
SURVEILLANCE
AUJOURD’HUI :
L’ABBÉ GILBERT
ADAM, 80 ANS,
ANCIEN AUMÔNIER
DE L’ARCHE
ET PROTÉGÉ
DE JEAN VANIER