Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

20 |horizons VENDREDI 13 MARS 2020


0123


trosly­breuil (oise), wambrechies (nord) ­
envoyée spéciale

G


ravée sur la pierre tombale
en granit, l’épitaphe tient sur
une ligne : « Jean Vanier
1928­2019 ». Inutile d’en ins­
crire davantage puisque la
dépouille du philosophe
chrétien a été inhumée, avec une précision
de géomètre, au milieu de l’imposant caveau
consacré à la communauté de L’Arche basée à
Trosly­Breuil, petit bourg de l’Oise en lisière
de la forêt de Compiègne. A la gauche et à la
droite du défunt reposent des handicapés
mentaux qui résidaient à l’association, ainsi
que d’anciens salariés désireux d’être enter­
rés dans le village.
Jean Vanier placé au cœur de L’Arche pour
l’éternité, la symbolique n’échappera à aucun
visiteur du cimetière communal. Et c’est bien
là le problème, désormais. Dix mois après la
mort du vénéré fondateur de l’œuvre, qui ac­
cueille des milliers de déficients intellectuels
dans 154 communautés réparties dans
37 pays, une enquête dévoilée le 22 février a
établi que cet homme, décédé à l’âge de
90 ans en mai 2019, fils du gouverneur géné­
ral du Canada et docteur en théologie de l’Ins­
titut catholique de Paris, avait abusé sexuelle­
ment, entre 1970 et 2005, d’au moins six fem­
mes adultes, non handicapées, parfois dans le
cadre d’un accompagnement spirituel.
Le foyer de Trosly­Breuil est le premier de la
communauté à avoir été créé, en 1964, par
l’ancien officier de marine Jean Vanier, lequel
y séjourna jusqu’à sa mort. Dans la salle de
réunion, où nous retrouvons plusieurs rési­
dents, les mines sont graves, les poings ser­
rés. Robert, 70 ans, brise le silence en pre­
mier : « Jean, c’était un gars bien, mais il a fait
des bêtises, il a joué avec son corps et a fait mal
à des femmes », lâche avec des mots d’enfant
ce retraité frappé jeune par le handicap.
Assise en face de son copain Robert, Cassan­
dra, 28 ans, vit au sein de la communauté
depuis 2011. La jeune femme s’avoue boule­
versée par ce qu’elle a appris sur le fondateur.
« Pourquoi il nous a menti, Jean? Il avait un
côté gentil et un côté méchant, alors? Mais il
était qui pour de vrai? » Oui, c’est plus que
jamais la question : qui était véritablement
Jean Vanier? Un gourou au corps de géant
mais à l’âme enfantine, toujours prêt à se gri­
mer en clown et chanter La Danse des
canards? Un miséricordieux, parmi les pre­
miers à tendre la main aux plus fragiles
enfermés dans les asiles? Un grand parmi les
grands, récompensé en 2015 du prix Temple­
ton, décerné avant lui à Mère Teresa? Ou un
être tourmenté et manipulateur?
La foudre a commencé à s’abattre sur les
dirigeants actuels de L’Arche en mars 2019,
deux mois avant la mort de cet homme resté
célibataire. A l’époque, ils reçoivent le témoi­

gnage d’une femme affirmant avoir subi des
relations sexuelles sous son emprise. « C’est
le cas de trop », s’inquiète aussitôt Stephan
Posner, le responsable de L’Arche internatio­
nale. Le récit de cette femme en recoupe en
effet un autre, daté de 2016 et portant sur les
années 1970. Interrogé, Jean Vanier avait
alors reconnu une liaison avec une femme
mais l’avait qualifiée de « réciproque ».
Le témoignage de mars 2019 incite la direc­
tion à enquêter, même si elle sait que ces
accusations sont susceptibles de mettre en
péril tout ce qui a été bâti depuis cinquante­
cinq ans, tant l’œuvre, au travail salué dans le
monde entier, est associée à la personnalité
de son inspirateur. Pour assurer la survie de
l’organisation, la vérité doit être établie en
toute transparence. Les responsables de l’as­
sociation confient l’enquête à un cabinet bri­
tannique, GCPS Consulting, spécialisé dans
la prévention des abus sexuels, et à un jeune
historien, Antoine Mourges.

BRICOLAGE THÉOLOGICO-SEXUEL
A la mort de Jean Vanier, en mai 2019, l’en­
quête est donc en cours, en toute discrétion.
Vu le contexte, le projet de funérailles solen­
nelles est abandonné au profit du cadre,
bien plus modeste, de la salle Hosanna de
Trosly­Breuil. Près du cercueil se pressent la
famille, de nombreux handicapés et leurs
accompagnateurs. Trois évêques officient.
L’un d’eux lit un message du pape François.
Quant à Stephan Posner, il choisit avec pru­
dence les termes de son éloge funèbre :
« Jean » était « un parmi les autres ». « Nous
sommes les suivants. C’est à notre tour de dé­
finir des voies nouvelles. »
Le pape François est informé le premier des
résultats des investigations, puis c’est au tour
des responsables de l’Eglise catholique de
France et du prieur provincial des domini­
cains, Nicolas Tixier. Il faut dire que l’affaire
associe étroitement Jean Vanier aux dérives
mystico­sexuelles d’un prêtre dominicain, le

père Thomas Philippe (1905­1993), présent
dès la création de LArche, dont il fut pendant
longtemps l’aumônier.
Les abus de l’abbé ont été connus de la
direction de L’Arche en 2014, grâce aux témoi­
gnages de plusieurs femmes. Un an plus tard,
une enquête canonique conclut qu’il a « eu des
agissements sexuels sur des femmes majeures,
par lesquels il disait rechercher et communi­
quer une expérience mystique ». Le père Tho­
mas « agissait dans le cadre d’une emprise psy­
chologique et spirituelle sur ces femmes, aux­
quelles il demandait le silence ». Interrogé à
l’époque sur ce qu’il savait de ces « agisse­
ments », Jean Vanier avait éludé. « Il n’a jamais
mis les cartes sur table, déplore Stephan
Posner. Oui, je peux dire qu’il nous a menti. »
En réalité, les deux hommes ont abusé de
femmes de leur entourage dans des condi­
tions d’emprise psychologique similaires,
soutenues par un échafaudage mystique
déviant destiné à justifier la soumission
sexuelle. Ce bricolage théologico­sexuel,
résume Stephan Posner, « paraît délirant
mais, pour certains, il a fait norme ». D’une
femme à l’autre, les stratégies d’emprise
étaient les mêmes. Ainsi, l’une des victimes
du fondateur de L’Arche est allée voir un jour
le père Thomas pour lui demander « son
avis » sur son « secret avec Jean Vanier » :
« Avant que je puisse commencer à parler de
Jean, ça a commencé avec lui, la même chose.
Il n’était pas tendre comme Jean Vanier. Plus
brutal, pas de pénétration, les mêmes mots
pour dire que j’étais spéciale et que tout cela
parlait de Jésus et Marie. »
Jean et Thomas ont non seulement par­
tagé des proies mais ils pourraient aussi
avoir entretenu une relation homosexuelle.
« Cette question est posée. Elle est légitime et
fera partie du champ de la recherche »,
confirme Stephan Posner. En 2003, le père
George, un Américain, avait confié un
témoignage troublant à Jean de La Selle,
ancien gestionnaire des communautés de

l’Oise. L’ecclésiastique situait ses souvenirs
au début des années 1980, à Trosly. « Le père
Thomas a eu un geste de séduction envers
moi, en l’unique occasion où je me suis trouvé
seul avec lui (...). Nous avons prié, assis très
près l’un de l’autre. C’est alors qu’il m’a “in­
vité”, tout en guidant ma main et mon bras, à
le toucher de manière inappropriée. Je me
suis interrogé sur ce geste de guider ma main
vers ses parties génitales, mais j’ai chassé ces
pensées comme provenant de mon imagina­
tion, car il me semblait absolument impossi­
ble qu’il ait fait “cela” avec moi. »

RENCONTRE À L’EAU VIVE
Pour comprendre la mécanique des abus,
peut­être faut­il commencer par revenir
aux origines des relations entre Jean Vanier
et le père Thomas, en 1950. Cette année­là,
les deux hommes se rencontrent à L’Eau
vive, un cercle de spiritualité alors très en
vue, fondé après­guerre par Thomas Phi­
lippe, à Soisy­sur­Seine (Essonne), près du
Saulchoir, le centre d’études des domini­
cains, au sud de Paris. Le jeune Canadien a
été orienté par ses parents vers le père Tho­
mas, dont ils sont proches. Ce dernier est un
acteur majeur des controverses intellectuel­
les qui agitent la province de France des
dominicains. Il est au mieux avec certains
cercles du catholicisme français, notam­
ment ce qu’il est convenu d’appeler le « mi­
lieu Maritain », du nom du philosophe Jac­
ques Maritain. Le père Thomas dispose
aussi de solides appuis à Rome.
Entre le jeune homme de 22 ans et le prêtre
de 45 ans se noue une relation intense. Au
point que le premier s’identifie vite comme
le « fils spirituel » du second, un « titre » qu’il
revendiquera toute sa vie. De son côté, le père
Thomas s’appuie sur un réseau familial fort.
Il est l’un des douze enfants de la famille
Philippe, riches et pieux bourgeois du Nord.
Sept de ses frères et sœurs sont dans les
ordres. Des vocations qui doivent semble­t­il

« UNE SÉRIE 


D’INDICES CONDUIT 


À PENSER QU’IL 


AURAIT PARTAGÉ 


DES PRATIQUES 


SEXUELLES 


SEMBLABLES 


À CELLES DU PÈRE 


THOMAS », 


RAPPORTE 


L’ENQUÊTE 


DE L’ARCHE


Les noirs secrets

de Jean Vanier

Le philosophe catholique, fondateur de l’organisation d’aide aux handicapés


L’Arche, a été vénéré jusqu’à sa mort, en mai 2019. Mais de récentes


enquêtes sur des abus sexuels obscurcissent son parcours

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