Le Monde - 13.03.2020

(Nancy Kaufman) #1

22 |


CULTURE


VENDREDI 13 MARS 2020

0123


Le Musée Cernuschi reprend des couleurs


Spécialisé dans l’art asiatique, l’établissement de la Ville de Paris a rouvert ses portes après neuf mois de travaux


ARTS


F


ini les fades beiges et gris,
désormais, c’est dans une
ambiance rouge laque de
Chine que le Musée
Cernuschi accueille le public.
Fermé pour travaux depuis
mai 2019, l’élégant hôtel parti­
culier, situé en lisière du parc
Monceau, dans le 8e arrondisse­
ment de Paris, a rouvert ses
portes, mercredi 4 mars, dans les
couleurs qu’il arborait à sa
création, à la fin du XIXe siècle. Et
c’est à une véritable redécouverte
des collections d’art asiatique
que recèle ce musée, écrin voulu
par l’homme d’affaires et répu­
blicain italien exilé en France
Henri Cernuschi (1821­1896) pour
y exposer ses acquisitions, qu’in­
vite le nouveau parcours.
Plus aéré, plus lumineux,
mieux organisé, plus didactique,
celui­ci emmène le visiteur à la
découverte des œuvres d’art
réunies par le collectionneur. Des
pièces venues de Chine mais
aussi du Japon, du Vietnam ou de
Corée, achetées en quantité par
l’industriel lors de ses voyages,
entre 1871 et 1873, ou acquis par
l’établissement, propriété de la
Ville de Paris à laquelle il l’avait
légué ainsi que ses collections.
Le nouveau parcours, axé sur
l’art de la Chine, ouvre néanmoins
des fenêtres sur ces autres zones
géographiques d’Asie orientale.
« Des pays qui, culturellement et ar­
tistiquement, ont beaucoup de
points communs », souligne le di­
recteur, Eric Lefebvre. Il s’agit aussi
de faire une place à l’art contem­
porain. « Les collections étaient pré­
sentées avec un focus sur les pério­
des les plus anciennes, de la préhis­
toire à la dynastie Song au XIIIe siè­
cle. Notre ambition a été de faire un
pont entre le XIIIe siècle et le monde
contemporain, de présenter un

parcours chronologique jusqu’au
XXIe siècle », précise le directeur. La
présentation des œuvres a été re­
nouvelée aux deux tiers, 650 piè­
ces étant exposées parmi les quel­
que 15 000 de l’établissement.
La visite commence au premier
étage, dans un espace rappelant
un temple oriental. Un impres­
sionnant tigre en bois laqué et
doré aux yeux incrustés de verre,

daté des XVIIIe­XIXe siècles, vous
fait face, toutes griffes et crocs de­
hors. Il a appartenu à la comé­
dienne Sarah Bernhardt (1844­
1923) avant de rejoindre les collec­
tions du musée. Dans les vitrines,
des objets en bronze témoignent
des goûts du collectionneur qui
faisait ses acquisitions en fonc­
tion de ses coups de cœur ou en
suivant les conseils de son com­
pagnon de voyage, le critique
d’art Théodore Duret (1838­1927).

Art funéraire
Une deuxième salle est consacrée
à l’art funéraire à travers des ob­
jets, tels ces vases en terre cuite
peinte sur les rebords desquels
dansent des acrobates (Chine, dy­
nastie Han de l’Ouest, 206 av.
J.­C.­9 ap. J.­C.), ces portes de cham­
bres mortuaires en pierre sculp­
tée où s’égaient des animaux gar­
diens – tigres, phénix et dragons.
Ou cet orchestre de huit cavalières
jouant chacune d’un instrument
datant de l’époque Tang (618­907),
en terre cuite polychrome.
« Frappé par la vie qui s’en dégage,
on en oublie qu’il s’agit d’art funé­

raire », commente le directeur.
Dans la troisième salle aux beaux
volumes et aux larges verrières,
où Cernuschi organisait ses récep­
tions mondaines, l’un des joyaux
du musée impose sa silhouette
majestueuse, le bouddha Amida.
Posé sur un nouveau socle et dé­
barrassé de son dosseret, le géant
en bronze de 4,4 mètres (Japon,
époque Edo), acquis par Cernus­
chi en 1871 (« une trouvaille sans
pareille », avait­il noté), se laisse
contempler désormais sous tou­
tes les coutures de son kesa (étoffe
drapée). Un escalier conduit à une
mezzanine où sont présentées
plusieurs pièces d’art bouddhi­
que, comme cette danseuse cé­
leste (Gandharva) jouant du pipa
(une sorte de luth) en grès de la fin
du Ve siècle.
Le rouge cède la place au bleu
dans la galerie où sont réunies
des porcelaines de diverses épo­
ques et provenances. Illustration
des influences artistiques entre la
Chine et le Japon, un pot à eau (mi­
zusashi) nippon de la fin du
XVIIe siècle en porcelaine blanc
peint en oxyde de cobalt, décoré

de motifs naturalistes et géomé­
triques et portant sur son couver­
cle un bouton en forme de lion
chinois. Le parcours se termine
dans la nouvelle salle réservée
aux peintures, un espace dont la
porte doit être gardée fermée afin
d’y maintenir une hygrométrie et
une lumière adaptées à la fragilité
des œuvres, sur papier ou soie,
qui seront montrées en rotation.
En complément des collections
permanentes, le musée organise,
plusieurs fois par an, des exposi­
tions temporaires. La prochaine
aura lieu à l’automne. Les ama­
teurs d’estampes pourront y dé­
couvrir des œuvres dévoilées

Le bouddha
Amida
(Japon,
époque
Edo),
un géant
en bronze
de 4,4 m,
acquis
en 1871.
PIERRE ANTOINE

Le parcours,
axé sur l’art de
la Chine, ouvre
des fenêtres sur
d’autres zones
géographiques
d’Asie orientale

pour certaines pour la première
fois, représentant les soixante­
neuf relais du Kisokaidô. Ce par­
cours, créé au Japon durant l’ère
Tokugawa (1603­1868), reliant Edo
(actuelle Tokyo), où résidait le
shogun, à Kyoto, siège de l’empe­
reur, a donné lieu à un genre artis­
tique qui connut un grand succès.
Deux séries complètes d’estam­
pes, signées l’une par Keisai Eisen
(1790­1848) et Utagawa Hiroshige
(1797­1858), l’autre par Utagawa
Kuniyoshi (1797­1861) seront pré­
sentées. Un beau complément à
l’exposition que le Musée Guimet,
établissement parisien égale­
ment dédié aux arts asiatiques,
avait consacrée en 2019 à un autre
itinéraire croqué par les artistes,
la célèbre route du Tokaido.
sylvie kerviel

Musée Cernuschi, 7, avenue
Vélasquez, Paris 8e. Tous les jours
de 10 heures à 18 heures, sauf
le lundi. Entrée gratuite pour
la collection permanente.
Catalogue : Musée Cernuschi.
Chefs­d’œuvre, éditions
Paris Musées, 150 p., 19,90 €.

Samir Amarouch, prix Siemens de composition


Le lauréat français est encore élève au Conservatoire de Paris


MUSIQUE


L


e prix Ernst­von­Siemens
sera remis en mai, à Mu­
nich, à l’altiste allemande
Tabea Zimmermann. En complé­
ment de cette distinction, que cer­
tains considèrent comme le Nobel
de la musique, un prix est égale­
ment décerné, depuis 1990, à trois
jeunes compositeurs. L’Améri­
caine Catherine Lamb (née
en 1982), l’Italienne Francesca Ve­
runelli (née en 1979) et le Français
Samir Amarouch (né en 1991) sont
les lauréats de la promotion 2020.
Ce dernier est sans doute le pre­
mier lauréat du prix Siemens à
être distingué, alors qu’il n’a pas
fini ses études. Admis au Conser­
vatoire de Paris en 2015, Samir
Amarouch n’y achèvera son cur­
sus de composition qu’en septem­
bre. C’est par le biais de l’académie

du festival de musique de Lucerne
(Suisse), à laquelle il a participé
en 2018, qu’il a été repéré. Séduit
par la singularité de ses œuvres, le
responsable de la session de com­
position – l’Allemand Wolfgang
Rihm – a soufflé son nom à l’oreille
de la Fondation Siemens, laquelle,
après examen de sa production, l’a
informé dès décembre 2018 qu’il
figurerait au palmarès 2020.

Nourrir l’imaginaire
D’un naturel discret, Samir Ama­
rouch n’a pas eu de mal à garder le
secret pendant plus d’un an, et il a
poursuivi son travail avec l’ouver­
ture sur les autres qui le caracté­
rise. Conçues comme des parcours
susceptibles de nourrir l’imagi­
naire, ses œuvres siègent dans un
entre­deux renouvelé. Celle qu’il
est en train d’écrire pour le con­
cours de composition du Conser­

vatoire repose d’ailleurs sur une
notion qui lui est chère : l’instabi­
lité. « D’un point de vue musical,
bien sûr, mais aussi comme un écho
de l’actualité dans le monde », dit­il.
Son catalogue, qui ne compte
qu’une quinzaine de numéros,
s’ouvre avec un solo de guitare


  • Blooming (2012) –, l’instrument
    qu’il a étudié au conservatoire de
    Boulogne­Billancourt (Hauts­de­
    Seine) et qu’il continue de prati­
    quer. « Une heure par jour, du Bach
    et du Dowland, comme une pause
    dans une activité dominée par la
    musique contemporaine. »
    Dans le même établissement,
    Samir Amarouch est ensuite passé
    à la composition, sous la direction
    de Jean­Luc Hervé, qui l’a initié à la
    musique spectrale. « Une décou­
    verte qui a changé ma vie », témoi­
    gne aujourd’hui celui dont les
    œuvres résultent d’un large spec­


tre d’influences. Des classiques du
XXe siècle, tels Messiaen ou Stoc­
khausen, mais aussi des produc­
tions de musique traditionnelle


  • en particulier la branche maro­
    caine « gwana », entendue dans sa
    famille depuis l’enfance – ou de
    musique électronique. Analogies,
    une pièce pour seize musiciens,
    donne un bon aperçu de l’expres­
    sion à la fois abstraite et sugges­
    tive de Samir Amarouch. Son his­
    toire a également valeur de sym­
    bole. Refusée en 2016 par un chef
    qui la jugeait injouable, la parti­
    tion fut exécutée avec succès un
    an plus tard au Conservatoire,
    avant d’être soumise à l’apprécia­
    tion enthousiaste de Wolfgang
    Rihm, en 2018, à Lucerne. Le point
    de départ d’une démarche qui
    vaut, aujourd’hui, le prix Siemens
    à Samir Amarouch.
    pierre gervasoni

Free download pdf