Libération - 11.03.2020

(lily) #1

4 u Libération Mercredi 11 Mars 2020


«


ÉVÉNEMENT


«Un festival d’égoïsmes


nationaux au sein d’une


Europe censée être unie»


Pour le député européen
LREM Pascal Durand,
la crise du Covid-19 montre
les limites des institutions
européennes, qui ne
parviennent pas à coopérer.

«P


lease walk, s’il vous plaît avancez !»
Devant la fontaine de Trevi, un po-
licier municipal repousse à coups
d’invectives et de sifflets les quelques tou -
ristes encore présents à Rome et qui s’attar-
dent pour des selfies dos à la statue de Nep-
tune. «Rentrez à l’hôtel! grince-t-il face aux
plus récalcitrants. L’ordre est d’éviter les at-
troupements.» La disposition fait en effet par-
tie de la batterie de mesures sans précédent

annoncées lundi soir par le président du Con-
seil, Giuseppe Conte, qui transforme l’Italie
en une énorme «zone protégée» : interdiction
de se déplacer sauf pour des impératifs pro-
fessionnels, pour des raisons d’urgences ou
d’absolue nécessité, annulation de tous les
événements sportifs, invitation faite aux Ita-
liens de rester chez eux...
«J’ai décidé d’adopter des mesures encore plus
strictes pour réussir à contenir au maximum
l’avancée du coronavirus», a indiqué le
Premier ministre. Sans s’embarrasser de
vaines formules : «Malheureusement, nous
n’avons plus de temps à perdre. Les chiffres
nous indiquent que nous sommes face à
une augmentation importante du nombre
de personnes contaminées et aussi, malheu-
reusement, de personnes décédées. Nos habitu-
des doivent donc changer et elles doivent chan-
ger maintenant.»

A Rome,


la ville en suspens


et la vie à un fil


Commerces fermés, transports
vidés, messes suspendues...
la capitale italienne tourne
au ralenti et le nombre de cas
pousse les hôpitaux saturés à
soigner en priorité les «jeunes
sans autres pathologies».

Le personnel soignant s’occupe des malades dans des installations d’urgence montées à

ÉBAUCHES DE MESURES AU SEIN DE L’UE
Il aura fallu six semaines, depuis l’apparition officielle du coronavirus en
Europe, pour que l’Union se mobilise enfin. Mardi soir, à l’initiative de la France,
les 27 chefs d’Etat et de gouvernement se sont retrouvés en visioconférence
afin de coordonner la lutte contre l’épidémie. «Nous voulons une approche
commune», a martelé Charles Michel, le président du Conseil européen, à
l’issue de la réunion. L’Union a décidé de charger la Commission de centraliser
les informations encore lacunaires : nombre de cas, guérison, décès, mesures
prophylactiques, état des stocks (masques et respirateurs). Le minimum pour
une réponse coordonnée. Ensuite, l’exécutif européen «va lutter contre les
pénuries», a annoncé Charles Michel. Toutes les entraves «non nécessaires» à la
libre circulation des produits de protection devront être levées (l’Allemagne et
la France sont visées). De même, l’Europe va coordonner le lancement d’appels
d’offres publics pour remédier aux ruptures d’approvisionnement. La
recherche va être mieux coordonnée et 140 millions d’euros vont être alloués
aux laboratoires pour accélérer la mise au point d’un vaccin européen. Enfin,
tous les Etats membres sont tombés d’accord pour lâcher la bride budgétaire
et la Commission a accepté d’assouplir la réglementation des aides d’Etat afin
que les gouvernements puissent aider leurs entreprises. J.Q. (à Bruxelles)

P


ascal Durand, député européen
LREM (après avoir été élu écolo-
giste), critique durement l’absence
de la Commission européenne dans la ges-
tion de la crise du Covid-19.
Jusqu’à présent, c’est le chacun pour
soi qui l’a emporté dans la gestion de
la crise du coronavirus...
Effectivement, l’Union n’arrive pas à gérer
les crises lorsqu’elles se présentent, qu’el-
les soient sanitaires, humanitaires ou éco-
nomiques. L’épidémie de coronavirus en
a, hélas, fait une nouvelle fois la démons-
tration : improvisation totale,
absence de coordination, re-
fus de toute solidarité
à l’égard des pays atteints,
c’est un festival d’égoïsmes
nationaux au sein d’une Eu-
rope censée être unie. Toutes
les institutions communau-
taires ont gravement failli, la
Commission en particulier.
Elle est totalement absente
de cette crise alors qu’elle est
censée incarner le leadership communau-
taire, celui qui propose, celui qui entraîne
les Etats derrière lui.
Qu’aurait dû faire la Commission?
Ursula von der Leyen, sa présidente, aurait
dû immédiatement proposer une stratégie
commune afin de lancer une dynamique
politique européenne. Par exemple, une
mise en commun d’une partie des moyens
médicaux afin d’aider les régions les plus
touchées, la définition de mesures de pro-
phylaxie pour éviter que chaque pays
adopte des solutions différentes, une ges-
tion harmonisée des frontières extérieures
et intérieures afin d’éviter une paralysie
progressive de Schengen et de la libre cir-
culation, une réflexion sur le trafic aérien,
une mise en commun des moyens de re-
cherche pour développer un vaccin euro-
péen... Or, la Commission s’est montrée

incapable d’articuler la moindre proposi-
tion. Elle n’a même pas demandé la convo-
cation d’un Conseil européen afin d’impli-
quer les chefs d’Etat et de gouvernement.
C’est la France qui en a pris l’initiative, ce
qui semble démontrer que seule l’Europe
intergouvernementale fonctionne. Cette
faillite de la Commission explique pour-
quoi le chacun pour soi l’a emporté, les
Etats ayant à cœur la protection de leur po-
pulation. Qui peut leur donner tort?
Mais Ursula von der Leyen avait-elle
un autre choix? Car les Etats ont ra-
mené depuis longtemps la Commis-
sion au rang d’un simple secrétariat à
leur service...
Depuis le départ de Jacques Delors de la
présidence de la Commission, fin 1994, les
gouvernements ont pris soin de ne nom-
mer que le plus petit dénominateur com-
mun. Et à condition qu’il soit germano-
compatible! Ainsi, ils avaient la certitude
que ces présidents faibles ne pèseraient
pas politiquement et qu’ils
n’auraient pas la capacité de
défendre un intérêt général
européen qui ne soit pas la
somme des intérêts natio-
naux. On a encore vu le résul-
tat de cette stratégie lors de la
négociation du budget euro-
péen 2021-2027. Alors que les
Etats membres sont en train
de réduire la capacité de
l’Union à agir au risque de
compromettre le pacte vert proposé par
Ursula von der Leyen, celle-ci a regardé
sans réagir ce détricotage de toute ambi-
tion européenne. Ce que l’on paye là, ce
sont les conditions politiques dans lesquel-
les elle a été désignée, c’est-à-dire après un
marchandage entre gouvernements.
En clair, l’Union est condamnée à
l’impuissance?
L’Europe ne dispose pas de la souverai-
neté, c’est-à-dire de la capacité à agir. Elle
ne l’a pas en matière sanitaire, bien sûr,
mais pas non plus en matière de défense,
de diplomatie, de budget, etc. On est en
train de donner raison à ceux qui veulent
détruire l’Europe parce qu’elle n’est qu’un
marché intérieur sans âme. Comme le di-
sait justement Jacques Delors, «on ne
tombe pas amoureux d’un marché unique».
Recueilli par JEAN QUATREMER

INTERVIEW


AFP
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