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DIMANCHE 23 LUNDI 24 FÉVRIER 2020 économie & entreprise| 13
Le robot,
fidèle compagnon
du recruteur
De plus en plus d’entreprises ont recours à l’intelligence
artificielle et à la vidéo pour recruter. Cependant,
les responsables des ressources humaines tâtonnent
et limitent leurs expérimentations à la collecte des CV
ENQUÊTE
B
onjour, je suis Luc.
Quel métier cherchez
vous? Dans quelle
ville? Quel type de
contrat? Téléchargez
votre CV. Qu’estce qui
vous motive le plus? » Luc n’appar
tient à aucun cabinet de recrute
ment, il n’est pas non plus direc
teur des ressources humaines.
C’est un robot. Il a posé au candi
dat les questions que lui avait con
fiées un employeur de la grande
distribution. L’entretien a tout ba
layé : les caractéristiques du poste,
la connaissance du métier et la
motivation. Quelques minutes
plus tard, il validait la candida
ture : « Nous confirmons que votre
profil correspond à nos attentes
sur ce poste. » Embauché en huit
minutes par un chatbot? Pas du
tout, mais présélectionné certai
nement par cet animal virtuel, fi
dèle compagnon du recruteur, qui
apparaît sur le site de l’entreprise
sous forme de bulle « popup »
pour poser ses questions.
Luc est un recruteur junior. Il
vient tout juste de fêter son pre
mier anniversaire : il a été créé dé
but 2019 par l’éditeur français Ea
syrecrue, qui intervient anony
mement sur les sites des entrepri
ses. Sa mission est de vérifier la
conformité des profils demandés
avec ceux des candidats, de lever
les ambiguïtés sur le niveau de
langue par exemple, les incohé
rences entre les compétences dé
clarées et la formation inscrite sur
le CV alors qu’un candidat sur
deux arrange son profil.
« PÉNURIE DE COMPÉTENCES »
« Il n’y a pas d’intelligence artifi
cielle [IA] complète en France. On
reproduit certaines tâches, mais
pour la prise de décision, ce ne sont
que des programmes tests qui
donnent des suggestions », af
firme Yves Loiseau, le directeur
pour l’Europe du Sud de Textker
nel, leader dans l’IA du recrute
ment. Celleci intervient à diffé
rentes étapes du processus d’em
bauche, principalement lors de la
collecte des candidatures. Les édi
teurs de solutions algorithmi
ques Easyrecrue, Textkernel, Ta
lentsoft, Oracle, SAP, Cornerstone,
Jobijoba... proposent aux entre
prises des « briques » d’intelli
gence artificielle. Le chatbot est
l’une d’entre elles.
Au cabinet d’audit Mazars, Sam,
plus jeune que Luc, est déjà recru
teur confirmé. Il analyse le lan
gage naturel, le CV, et propose en
quelques secondes les offres
d’emploi correspondantes. Il est
ce qu’on appelle un chatbot ap
prenant. « Aïe, je ne comprends
pas », reconnaîtil parfois. « Au
tout début, il ne distinguait pas le
bon “conseil” d’ami, du métier du
conseil, se remémore Célia Lenor
mand, du service ressources hu
maines (RH) de la société. Il ne sa
vait pas non plus ce qu’est un BTS.
Il a fallu beaucoup de temps pour
tester les questions, les paraphra
ses, repérer ses incompréhensions.
Aujourd’hui encore, l’équipe projet
se réunit chaque mois pour lister
les nouveaux mots que Sam doit
apprendre. »
Dès 2017, à l’émergence de ces
nouveaux outils, Mazars avait eu,
comme beaucoup, l’ambition
d’être précurseur. Un premier
Sam avait été créé, mais il ne sa
vait que donner de l’information.
Depuis juin 2019, sa nouvelle ver
sion intègre une combinaison
d’algorithmes développée par Jo
bijoba, appelée CV Catcher, adap
tée aux données du cabinet
d’audit. « Une nomenclature de
motsclés sur les métiers, leurs sy
nonymes et les compétences com
portementales présentes dans les
fiches des postes de l’entreprise a
été établie, ainsi qu’une liste de
questions et 340 réponses seg
mentées par profil de candidat,
pour répondre différemment aux
stagiaires, aux diplômés ou aux
profils très expérimentés », ra
conte Mme Lenormand.
Aujourd’hui, ce n’est plus le can
didat qui cherche l’offre, mais
Sam qui relie les CV aux offres à
partir des données intégrées par
la RH avec Jobijoba. Cela a permis
au cabinet d’augmenter le vo
lume de candidatures de 24 %, de
faire gagner une heure par mois
aux équipes des ressources hu
maines, et de réduire de 20 % le
nombre de CV écartés. La formule
séduit. CV Catcher a déjà été
adopté par une soixantaine d’en
treprises dont Orange, Bouygues
construction, Capgemini, Crédit
du Nord, Decathlon, Intermarché,
Keolis, Société générale, SFR ou
bien encore Thales.
Personne ne recense toutefois le
nombre d’entreprises en France
qui recrutent avec des robots. A
écouter les DRH, « toutes ont des
robots recruteurs, ou aucune n’en
a », affirme Jean Pralong, profes
seur de gestion des ressources hu
maines à l’Ecole de management
de Normandie. Toutes les socié
tés, quelle que soit leur taille, s’y
intéressent car « dans un marché
de pénurie de compétences, c’est
celle qui répond le plus vite et de fa
çon la plus personnalisée qui re
crute le bon candidat », estime Va
lérie Le Boulanger, la DRH du
groupe Orange.
Mais chacun tâtonne. « Il y a une
sorte d’injonction à l’utilisation de
l’IA. Les grandes entreprises consi
dèrent qu’elles doivent en passer
par là, pour leur image, pour atti
rer les hyperconnectés, mais elles
sont en mode expérimental per
manent. Elles font appel à des
startup pour tester les outils », ex
plique Frédéric Guzy, le directeur
général d’Entreprise & Personnel,
spécialiste du conseil en ressour
ces humaines.
Chez Orange, « on regarde tout
ce qui se passe avec pragmatisme.
Mais on ne veut pas jouer les ap
prentis sorciers. D’où notre vigi
lance sur la maturité technologi
que des solutions », souligne
Mme Le Boulanger. La cartogra
phie de toutes les compétences
du groupe a été confiée à Talent
soft et la recherche de candidats
externes à CV Catcher. « Chaque
personne aspire à avoir une ré
ponse sur mesure : l’IA y participe
et avec CV Catcher, le contact est
instantané et personnalisé. Mais,
pour la suite du processus, ce sont
nos conseillers recruteurs qui re
çoivent les candidats », insiste la
DRH. La décision reste entre les
mains des responsables RH.
LVMH qui recrute quelque
15 000 personnes par an en
France affiche la même prudence.
« Je ne crois pas du tout à l’automa
tisation », tranche Chantal Gaem
perle, la DRH. Mais le groupe de
luxe a très tôt multiplié les parte
nariats avec les éditeurs de solu
tions numériques. Il a été le pre
mier partenaire français de Linke
dIn pour collecter des profils.
« Nous avons noué un partenariat
avec Easyrecrue pour que les jeu
nes puissent envoyer leur CV en vi
déo, mais nous avons stoppé la
deuxième version, qui proposait
d’analyser l’entretien vidéo. Je
trouve cela dangereux », prévient
Mme Gaemperle.
En novembre 2019, une étude de
JeanFrançois Amadieu avait sou
levé un vent de panique chez les
clients d’Easyrecrue, l’éditeur
ayant été pris en exemple ainsi que
l’américain Hirevue. Le sociolo
gue, professeur à Paris I, alertait
sur les risques de travers des entre
tiens filmés et de leur analyse par
l’intelligence artificielle.
Quand un recruteur consulte les
vidéos, « les biais sont considéra
bles, puisque c’est la communica
tion non verbale des candidats
(physique, voix, gestes, look et
même maquillage) qui va influen
cer, sans qu’il s’en rende compte,
son jugement », relève l’universi
taire. « Imagineton sans rire
qu’une femme enceinte ou obèse,
qu’un homme de couleur de peau
noire aura plus de chance ainsi
[avec un entretien vidéo] qu’en
envoyant un CV ordinaire? »,
poursuitil.
Les risques de dérapages sont
tout aussi importants avec l’intel
ligence artificielle. Même si l’ana
lyse des entretiens vidéo par l’IA
d’Easyrecrue est limitée à deux
aspects : tout ce que dit le candi
dat, et tout ce qui est lié à la proso
die. En effet, le candidat a
trente secondes pour répondre à
chaque question et l’algorithme
analyse la richesse du vocabu
laire, la syntaxe, les mots parasi
tes, les hésitations. « Le candidat
qui utilise plus de mots que la
moyenne remonte en tête de liste
sur le site [avec un classement par
un code couleur vert, orange,
rouge]. En revanche, un silence de
plus de 1,5 seconde peut illustrer un
manque de maîtrise du sujet. » Ce
qui discrimine de fait un candidat
bègue. « Un fonctionnement anor
mal déclenche l’interruption de
l’analyse et le profil du candidat est
enregistré à part », se défend Fran
çois Vimond, responsable de pro
duction d’Easyrecrue.
TERMINATOR-RECRUTEUR
« On ne s’intéresse pas à la vidéo en
tant que telle », affirme, lui, Mic
kael Cabrol, le fondateur et PDG
de l’éditeur. Pour lui, elle rem
place la présélection téléphoni
que avec l’objectif de valoriser la
compétence sur le diplôme ou
l’école d’origine.
Chez Manpower, les intérimai
res ont eu du mal à accepter qu’un
algorithme analyse leur propos,
leur posture, ou bien encore le
nombre de sourires. Dans la pre
mière phase de la mise en place de
la « digital room » en 2017, ils refu
saient de parler à l’avatar :
« Qu’estce qu’on va faire de mes
données? », interrogeaientils. « Il
a fallu un travail pédagogique
pour faire accepter le robot, expli
que Alain Roumilhac, président
de ManpowerGroup France. Et
côté entreprises, on a dû élaborer
un petit dictionnaire des mots les
plus pertinents pour exprimer les
compétences et leur environne
ment, car les premiers paramétra
ges ne ramenaient pas les bons
candidats. Les algorithmes sont
des systèmes sophistiqués qui de
mandent à être ajustés. »
Le fantasme du Terminatorre
cruteur a rapidement disparu. Il y
a trois ans, pour faire passer les
entretiens d’embauche, L’Oréal,
Ikea, Pepsi, Auchan, Castorama
avaient eu recours à la sémillante
DRH virtuelle Vera, un avatar créé
par la startup russe Stafory et
doté de reconnaissance vocale. Ils
ont renoncé, l’algorithme ampli
fiant les discriminations.
« Cela nous a permis de nous po
ser les bonnes questions, explique
Natalia Noguera, responsable de
l’acquisition des talents de
L’Oréal. La conclusion étant que la
décision du recrutement doit res
ter aux mains des humains. Le
succès de l’IA ne s’arrête pas à la
qualité des solutions techniques,
mais à la bonne collaboration des
équipes. » L’intelligence artifi
cielle ne fait que ce que les hom
mes en font.
anne rodier
Luc est
un chatbot.
Sa mission est
de vérifier la
conformité des
profils demandés
avec ceux des
candidats
« On ne veut
pas jouer
les apprentis
sorciers. D’où
notre vigilance
sur la maturité
technologique
des solutions »
VALÉRIE LE BOULANGER
DRH du groupe Orange
PLEIN CADRE