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DIMANCHE 23 LUNDI 24 FÉVRIER 2020 culture| 19
EXPOSITION
L
es robes couleur de lune,
de soleil ou du temps,
que réclame Peau d’Ane
dans le conte de Charles
Perrault, auraient pu sortir de
l’atelier de Lee Younghee. Ces
teintes irréelles que demande la
jeune fille pour échapper à
son père, elles sont là – bleu la
gon, vert d’eau, gris nuage, jaune
pâle –, sur les étoffes présentées
dans l’exposition que le Musée
Guimet consacre à la créatrice co
réenne, morte, en 2018, à 82 ans.
La visite commence d’ailleurs,
au soussol de l’établissement pa
risien, par une évocation du re
paire de la couturière à Séoul, avec
ses rouleaux de tissus bien rangés
déclinant toutes les couleurs de
l’arcenciel, ces pans de soie ou
de ramie (fibre végétale naturelle
issue de l’ortie) d’une finesse telle
qu’ils paraissent translucides.
Plongée dans cet environnement
chamarré, la créatrice, considérée
comme une coloriste de génie,
avouait curieusement une préfé
rence pour le gris, teinte à laquelle
elle disait « vouloir ressembler » :
« Quand j’ai du mal à assortir les
couleurs, je choisis le gris, celuici
produit instantanément un aspect
élégant et paisible. Alors ressem
bler au gris signifie bien s’entendre
avec des gens différents. Je veux
être ce genre de personne. »
A l’occasion d’une donation ex
ceptionnelle de 1 300 œuvres tex
tiles qui lui a été faite en 2019 par
la fille de Lee Younghee, le musée
des arts asiatiques expose un
grand nombre de créations de la
styliste, qui s’est attachée à faire
connaître audelà des frontières
de la Corée la tenue traditionnelle
de son pays, le hanbok, tout en lui
apportant une touche de moder
nité. Composé d’un boléro court
(jeogori), associé pour les femmes
à une longue jupe portefeuille
ample (chima) nouée avec un ru
ban audessus de la poitrine, à un
pantalon brodé pour les hommes
(baji), complété parfois d’un man
teau (jeogui), le hanbok a été porté
par les Coréens depuis l’Antiquité
avant de tomber en désuétude au
XXe siècle. Il a alors été remplacé
par des tenues plus pratiques, à
l’occidentale. Lee Younghee, for
mée à la couture et à la teinture
par sa mère couturière puis à la
recherche historique à l’uni
versité, s’est appuyée sur un pa
tient travail d’archives pour re
créer ces vêtements aux volumes
gracieux, aux lignes courbes et
aux textures vaporeuses. Elle a
aussi sillonné le pays pour acqué
rir des pièces qui la guideront
dans son travail.
Délicatesse aérienne
L’exposition montre quelques
uns de ces costumes, d’une ex
trême rareté, beaucoup ayant dis
paru pendant les guerres. Ils sont
placés en regard de plusieurs di
zaines de tenues que la styliste a
reconstituées, d’après ces modè
les anciens ou en s’inspirant de
peintures sur rouleaux retraçant
les cérémonies de cour de la
période Joseon (13921910), avant
que la Corée passe sous domina
tion japonaise. « Sans le passé, je
ne peux pas mettre en valeur le
présent. C’est lui qui me montre le
chemin », avaitelle confié.
Présentés sur des mannequins
ou à plat derrière des vitrines, ces
vêtements, avec leurs références
codifiées, racontent tout un pan
de la culture et de l’histoire de la
société coréenne. Rois et reines,
courtisanes, hommes et femmes
du peuple, lettrés, militaires,
fonctionnaires : à chacun ses cou
leurs, matières et accessoires,
indicateurs de statut. Considérées
comme des modèles de beauté,
les courtisanes rivalisent d’élé
gance, superposant les étoffes
- gaze de soie, taffetas, damas, or
ganza – et les teintes avec goût et
fantaisie ; le « petit peuple », lui,
n’a droit qu’au blanc, au gris et au
beige, comme les intellectuels,
qui optent pour la sobriété. Les te
nues de cérémonie émerveillent
par le soin apporté aux détails,
telles ces broderies de pivoines,
lotus et phénix – symboles censés
garantir félicité, longévité et des
cendance prospère – recouvrant
presque entièrement une jupe de
mariage, rouge selon la tradition.
Les coiffes, partie intégrante des
tenues, font également l’objet
d’un délicat travail : perruques pi
quées d’ornements de joaillerie,
de métal émaillé, de perles ou de
soie (jusqu’au XVIIIe siècle, elles
étaient réalisées avec des cheveux
mais cet usage fut interdit), cha
peaux coniques ou hautsde
forme en crin laqué sur armature
en bambou, chignons retenus par
des épingles précieuses.
Contrairement aux tenues occi
dentales, qui n’ont cessé d’évoluer
au gré des modes au fil des siè
cles, le hanbok a toujours gardé
ses fondamentaux. Lee Young
hee s’est appliquée à l’interpréter
à sa façon, dans ses collections de
prêtàporter et de haute couture
qu’elle a réalisées pour les arts de
la scène et la haute société co
réenne et que l’on a pu découvrir
sur les podiums des fashion
weeks à partir des années 1990
jusqu’en 2016. Plusieurs modèles,
à la délicatesse aérienne, sont pré
sentés dans l’exposition. « Sereine
et hiératique, la femme qui porte
un de ces hanbok donne la sensa
tion d’avoir été fécondée par le
vent, dans un jardin coréen ; rien
autour d’elle que ces airs teintés,
comme si la forme était indisso
ciable du mouvement, des gestes
et des sons », écrivait en 2016 la
journaliste Laurence Benaïm
dans la revue Taste of Life à l’occa
sion de la présentation de la der
nière collection de haute couture
de Lee Younghee.
L’ambassadrice de la mode co
réenne cultivait une passion par
ticulière pour le jeogori féminin,
aux manches arrondies en ailes
de libellule, qu’elle a décliné en
une multitude de matières et de
couleurs. Plusieurs de ses créa
tions sont présentées sous vi
trine. Tons chamarrés, textures
soyeuses, on les contemple tels
des papillons épinglés sur l’étaloir
d’un entomologiste.
sylvie kerviel
L’Etoffe des rêves de Lee Young
hee, Musée national des arts
asiatiques Guimet, 6, place
d’Iéna Paris 16e. Jusqu’au 9 mars.
11,50 €, 8,50 € (tarif réduit)
Catalogue coédité avec les
Editions de la Martinière,
126 p., 22,50 €.
Ces vêtements,
avec leurs
références
codifiées,
racontent tout un
pan de la culture
et de l’histoire
de la société
coréenne
Lee Younghee, la mémoire
du costume coréen
Le Musée Guimet présente des tenues traditionnelles et d’autres
de haute couture créées par la styliste de Séoul morte en 2018
L’art ondulatoire de
Christos Papadopoulos
Deux pièces du chorégraphe grec sont
à l’affiche du Théâtre des Abbesses, à Paris
DANSE
D
es baskets qui piétinent
serrées, des genoux
montés sur ressorts, des
hanches qui flottent tandis que
les bras ballottent avant de swin
guer léger autour du corps. Cette
pulsation profonde et irrésistible
emporte une mécanique orga
nique belle comme une cellule
qui se développe, celle d’Elvedon,
chorégraphiée pour six danseurs,
par Christos Papadopoulos.
Elvedon (2015) ainsi que Ion
(2018) sont à l’affiche, en alter
nance jusqu’au 24 février, du Théâ
tre des Abbesses, à Paris. Enchaî
ner coup sur coup ces deux pièces
ondulatoires, qui semblent dialo
guer l’une avec l’autre, est une
chance. Elles affirment avec une
douceur impérieuse la signature
de cet artiste grec, dont la compa
gnie Leon & The Wolf a été fondée
en 2015. Parmi les motifsclés re
vus par son coup de patte : le mini
malisme, la répétition, l’insis
tance, le groupe et l’individu... Abs
trait, Papadopoulos? Sans doute,
mais charnel et éloquent d’abord,
tant la suggestion physique de son
geste se suffit à ellemême.
Sensation de rondeur
Sous influence du roman Les
Vagues (1931), de Virginia Woolf,
Elvedon se laisse rouler dans un
ressac, tandis qu’Ion – qui vient
du grec, désigne un atome et si
gnifie aussi « aller » – aimante dix
interprètes dans une houle para
doxalement changeante et iden
tique. Les deux sont tenus par des
structures fortes et cycliques qui
s’ouvrent et se referment dans la
nuit après avoir accompli leur
évolution par paliers. Sur les
boucles électro de Coti K., chaque
mouvement, aussi infime soitil,
chaque changement rythmique
propulse la suite des événements
qui se recouvrent les uns les
autres. Sensation de rondeur, de
plein, dans cette continuité sans
cesse mouvante.
Le minuscule, voire l’impercep
tible sont à l’œuvre dans les deux
spectacles. Petits pas, piétine
ments sur place, glissements dans
Ion, le peu de gestes est compensé
par l’obstination à enfoncer le clou
du même sans pour autant bascu
ler dans la transe. Des détails sont
lâchés comme des amorces : ac
cent d’un buste à droite, coup de
tête à gauche, décrochage d’une
jambe... Tout en déphasages, la
composition globale de ce qui est
aussi un trip collectif joue à l’élas
tique entre rapprochement et
éloignement, fusion et disper
sion... On pense à des essaims,
des troupeaux, sources d’inspi
ration évoquées par le chorégra
phe, à des nuées d’oiseaux, des
bancs de poissons, mais aussi des
bouquets d’anémones de mer,
phénomènes naturels dont le tra
vail de Papadopoulos renvoie un
écho spectaculaire.
Expérience insolite
Les deux pièces se révèlent aussi
d’excitantes expériences plasti
ques. Serties dans l’obscurité, elles
inscrivent les danseurs, simple
ment habillés en pantalon et tee
shirt pour Elvedon, torse nu pour
Ion, au sein d’une matière pictu
rale et lumineuse hypnotique. Sil
houettes sombres qui se déta
chent peu à peu, les interprètes
font corps avec le plateau. Dans
Ion, en particulier, leur peau appa
raît comme si on avait tiré sur une
membrane noire qui les recouvre
avant de les absorber de nouveau
dans une marée d’encre. Quant au
talc qui transforme le sol en pati
noire, il sert de révélateur aux
traînées et dérapages de la troupe.
Regarder ces spectacles est une
expérience insolite qui donne le
vertige à la ligne d’horizon. Entre
concentration sur des fragments
et dilatation sur l’ensemble,
la vue se trouble parfois, sollicitée
par le tremblement vibratoire
des danseurs dans Elvedon. L’es
pace semble s’y gondoler comme
un accordéon, les danseurs avan
cent et reculent, se croisent et se
décroisent sans qu’on ait parfois
pris la mesure de leur progres
sion, et c’est palpitant.
Avec cette doublette, Christos
Papadopoulos, 43 ans, est pro
grammé pour la troisième fois au
Théâtre de la Ville/Les Abbesses, à
Paris. Depuis 2017, où il était à l’af
fiche des Chantiers d’Europe, le
chorégraphe, interprète de Dimi
tris Papaioannou de 2004 à 2009,
a dégagé sa voie. Il vient d’être
choisi par le réseau des douze cen
tres de développement chorégra
phique nationaux qui ont décidé
de coproduire sa prochaine pièce
et de la diffuser. Il est également
en vedette avec Opus, créé
en 2016, le 29 février, au festival
Artdanthé, piloté par le Théâtre
de Vanves (HautsdeSeine).
rosita boisseau
Elvedon et Ion. Théâtre des
Abbesses, Paris 18e. Jusqu’au
24 février. De 10 € à 26 €.
Opus. Théâtre de Vanves,
12, rue SadiCarnot. Le 29 février,
à 21 heures. De 10 € à 20 €.
Trois « hanbok » teints
et brodés, réalisés
par Lee Younghee.
MNAAG, PARIS/THIERRY OLLIVIER
Alias & Les Inrockuptib les
présen tent
CONCERTS
PROJEC TIONSETDANSE
RENCONTRES