Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

(Brent) #1
0123
DIMANCHE 23 ­ LUNDI 24 FÉVRIER 2020 disparitions| 23

27 JUILLET 1927 Naissance
à Dinga (actuel Pendjab
pakistanais)
1966-1985 Professeur de
littérature anglaise à l’uni-
versité d’Etat de New York
2002 « Mon ennemi mortel »
2012 « Requiem pour
un autre temps »
6 FÉVRIER 2020 Mort
à New York

17 AOÛT 1936 Naissance
à Barcelone (Espagne)
1967 Entre au CNRS
1972 Fonde la revue
« Cognition international »,
avec Tom Bever
1986 Dirige le Laboratoire
de sciences cognitives
et psycholinguistique,
à Paris
2001 Crée le laboratoire
Language, Cognition
and Development (Sissa),
à Trieste
11 FÉVRIER 2020 Mort
à Saint-Cloud
(Hauts-de-Seine)

Jacques Mehler


Chercheur en psychologie


scientifique


L


a vie de certains scien­
tifiques s’identifie par­
fois avec leur discipline –
c’est le cas de celle de Jac­
ques Mehler, qui est mort à Saint­
Cloud (Hauts­de­Seine), mardi
11 février, à l’âge de 83 ans, après
une longue maladie neu­
rologique. Pionnier de la psy­
chologie scientifique, notam­
ment celle du tout petit enfant,
fondateur de plusieurs laboratoi­
res, créateur de Cognition, la prin­
cipale revue dans le domaine, sa
carrière et ses découvertes font de
lui l’un des plus éminents cher­
cheurs en sciences cognitives, en
France et dans le monde.
Jacques Mehler naît à Barcelone,
le 17 août 1936, au sein d’une fa­
mille juive d’industriels et d’intel­
lectuels autrichiens qui, au début
des années 1930, avaient quitté
Czernowitz, pour Paris, puis l’Es­
pagne, et enfin l’Argentine. Après
des études de chimie à Buenos
Aires, il entame une thèse à Ox­
ford, mais une série de passion­
nantes conférences du psycho­
logue américain Jerome Bruner
le conduit à se réorienter, et c’est à
Harvard qu’il soutient, en 1964,
une thèse de doctorat en psy­
chologie, sous la direction de
George Miller, fondateur du pre­
mier laboratoire de sciences co­
gnitives au monde.

Des méthodes inventives
Les premières expériences de
Jacques Mehler sont consacrées
à évaluer la réalité psychologi­
que des théories du linguiste
Noam Chomsky. Très vite, il s’inté­
resse à la psychologie de l’enfant.
L’approche chomskyenne postule
que les principes fondamentaux
de la linguistique sont innés et
universels. Les phrases qu’enten­
dent les nourrissons ne sont pas
assez informatives pour qu’un en­
fant puisse en inférer la structure
profonde. Le bébé doit donc pos­
séder un language acquisition de­
vice, inné et commun à tous les
petits de l’espèce humaine, mais
pas aux chimpanzés!

Toute sa vie durant, Jacques
Mehler n’aura cessé de dévelop­
per des méthodes inventives afin
d’évaluer ce qu’il appelle l’« état
initial » des capacités cognitives
du bébé. Ses réponses confortent
l’hypothèse que, pratiquement
dès la naissance, tout bébé pos­
sède un immense bagage de
compétences, depuis la recon­
naissance de la voix de la mère
jusqu’à la discrimination des
syllabes et même des langues : un
bébé français de 4 jours de vie en­
tend la différence entre le français
et le russe! Il sait également qu’un
mot comprend deux ou trois
syllabes... Le bébé est un véritable
linguiste en herbe.

Apprendre et désapprendre
Au milieu des années 1960, Jac­
ques Mehler et son comparse
Tom Bever mettent à l’épreuve
les idées d’un autre géant : ils
passent plusieurs mois avec Jean
Piaget, maître de la psycho­
logie de l’enfance, à Genève. De
leurs trois articles dans Science
émerge une idée importante :
non seulement le petit enfant est
compétent, mais le développe­
ment produit parfois des courbes
en U, où les performances chu­
tent avant de remonter. Appren­
dre, c’est souvent désapprendre
pour mieux surmonter, par de
nouvelles stratégies plus avan­
cées, les confusions du passé.
L’inné propose, souvent à profu­
sion, tandis que l’apprentissage
sélectionne et recombine.
C’est cette idée qui, quelques an­
nées plus tard, va cristalliser la
rencontre avec le neurobiolo­
giste Jean­Pierre Changeux. Entré
en 1967 au CNRS, pour y lancer
ses premières études sur les capa­
cités cognitives des nouveau­nés,
Jacques Mehler donne une confé­
rence à l’Institut Pasteur, dans le
laboratoire du biologiste molécu­
laire et Prix Nobel Jacques Mo­
nod, qui sera impressionné par
l’approche scientifique rigou­
reuse de Jacques Mehler. Quand
Jean­Pierre Changeux publie sa

théorie de la stabilisation sélec­
tive, qui prouve que le système
nerveux se construit en engen­
drant un vaste répertoire de cir­
cuits potentiels parmi lesquels
l’environnement vient sélection­
ner au gré des besoins de l’orga­
nisme, l’analogie est frappante
avec l’hypothèse d’apprentissage
par désapprentissage, proposée
par Jacques Mehler.
Les deux chercheurs se lient
d’amitié, sans nier toutefois leurs
divergences. Jean­Pierre Chan­
geux, qui verrait volontiers les
neurosciences conquérir et éclai­
rer toute la psychologie, s’oppose
parfois violemment au psycholo­
gue qui défend l’indépendance de
sa discipline. En 1985, les deux
chercheurs décident de surmonter
leurs divergences en cosupervi­
sant les recherches d’un jeune nor­
malien... et c’est ainsi que je suis de­
venu le premier bénéficiaire de ce
formidable combat d’idées. Si Jac­
ques Mehler pratiquait volontiers
la provocation, en disant : « Je me fi­
che complètement de savoir si le
langage est dans l’hémisphère gau­
che ou dans le gros orteil », jamais il
ne laissait passer une approche
expérimentale excitante.
En 1987, l’imagerie cérébrale fait
son apparition en sciences cogniti­
ves. Ces méthodes nous condui­
ront Jacques et moi au service hos­
pitalier Frédéric­Joliot du CEA à
Orsay, où nous mènerons les pre­
mières études de l’organisation cé­
rébrale du langage. Nous étudie­
rons notamment le cerveau des bi­
lingues, sujet de prédilection de
Jacques Mehler, qui avait très tôt
montré que, même chez un bilin­
gue apparemment parfait, une lan­
gue domine toujours sur l’autre.

Un intellect toujours en éveil
Jusqu’en 2001, le laboratoire de
Jacques Mehler sera le creuset de
toute une génération d’étu­
diants : plus de la moitié des cher­
cheurs français en sciences cogni­
tives de ma génération se sont
formés chez lui. Dès 1972, pour
pallier le manque d’accès des la­

boratoires français aux revues
internationales, il lance, avec
Tom Bever, sa propre revue,
Cognition, qu’il dirigera pendant
trente­cinq ans et qui devient ra­
pidement un journal scientifique
international de référence.
Son goût très sûr l’y fait ac­
cueillir le meilleur d’un domaine
désormais très vaste, depuis
le connexionnisme jusqu’à la lin­
guistique cognitive. Seul lui im­
porte que l’argumentation soit
précise, rationnelle et fondée sur
l’expérimentation ou la simula­
tion théorique. Il n’a aucune pa­
tience pour les fâcheux et les ver­
beux, ce qui lui vaudra des inimi­
tiés durables, notamment dans les
milieux de la psychanalyse et de la
linguistique descriptive, et lui coû­
tera son entrée à l’Académie des
sciences et au Collège de France. Il
est cependant élu membre étran­
ger de l’Académie américaine des
arts et des sciences et membre
de l’Association américaine pour

l’avancement des sciences, et re­
çoit de nombreux prix.
En 2001, lorsque tombe le cou­
peret de la retraite du CNRS, il
fonde un nouveau laboratoire
d’étude du bébé, à Trieste. Mais,
dans ses dernières années, le psy­
cholinguiste polyglotte, qui parle
et publie dans quatre langues,
doit faire face à un terrible para­
doxe : une maladie neurologique
s’attaque à ses aires du langage,
le privant progressivement de
quelques mots, puis de tous... Il
s’éteint en nous laissant le souve­
nir d’un regard pétillant, d’un in­
tellect toujours en éveil, d’un bon
vivant chaleureux, qui ouvrait
son appartement et sa cuisine à
toutes les bombances, pourvu
qu’on y discute de science ou
d’opéra, sa seconde passion.
stanislas dehaene
(professeur au collège
de france, président
du conseil scientifique de
l’éducation nationale)

A Trieste (Italie),

Krishna Baldev Vaid


Ecrivain indien


I


l était l’une des figures ma­
jeures de la littérature in­
dienne contemporaine, un
esprit libre qui aura accom­
pagné l’avant­garde de sa généra­
tion avant d’explorer les voies
d’une création plus personnelle.
Krishna Baldev Vaid est mort, le
6 février, à l’âge de 92 ans, à New
York. Auteur à l’identité fluide, in­
dissociable chez lui du doute et de
la dérision, Krishna Baldev Vaid
aura été hanté par les fantômes
de la sanglante partition de 1947,
cette orgie de violences qui
donna naissance à l’Inde et au Pa­
kistan sur les décombres de l’Em­
pire britannique.
Né le 27 juillet 1927 à Dinga,
bourgade située dans l’actuel Pen­
djab pakistanais, il avait dû quit­
ter sa terre natale dans ces cir­
constances dramatiques pour se
réfugier avec sa famille en Inde. Il
évoque cette période dans une
écriture éblouissante d’intelli­
gence, de drôlerie et d’humanité
dans son roman Requiem pour un
autre temps (Lausanne, Infolio,
2012) écrit en hindi en 1981.
L’ouvrage relate la transition en­
tre un vivre­ensemble aussi
convivial que truculent et la mon­

tée subreptice de la haine
communautaire puis des violen­
ces et du massacre final.
Cette expérience de la violence
et de l’arrachement est fondatrice
du sentiment d’exil intérieur,
voire de dédoublement, qui a
constitué le nerf de sa créativité –
exil de l’homme à lui­même, au
dieu caché qu’il interpelle et ne
trouve pas, mais continue d’inter­
peller. Un sentiment d’arrache­
ment partagé par tous les écri­
vains indiens de la partition, mais
qui s’articule chez lui avec une vo­
lonté de comprendre les racines
intimes de la haine et du mal :
aucun Anglais dans la bourgade à
qui faire endosser la responsabi­
lité des massacres, aucun « mé­
chant » qui n’ait les mêmes rai­
sons que le bon de faire un beau
jour le méchant.
Jeune étudiant à Lahore, où il a
suivi un cursus de persan et d’an­
glais, avant le grand exil, c’est
comme professeur d’anglais qu’il
gagne sa vie en Inde dans les an­
nées 1950, à Delhi et au Pendjab,
après avoir obtenu une bourse
Fulbright pour un doctorat à Har­
vard (1958­1961). Mais c’est en
hindi qu’il devient écrivain, un

hindi qui ressemble comme un
frère à l’ourdou, ouvert au lexique
persan et arabe.
Dans les années 1960, Krishna
Baldev Vaid est perçu en Inde
comme une des mascottes du
mouvement progressiste dit « Nai
Kahani », lequel souhaite rénover
par le réalisme objectif les canons
littéraires alors en vigueur et
s’impose pour deux décennies
comme l’école nationale qui tient
le devant de la scène. Ses nouvel­
les Mon ennemi mortel (in La
Splendeur de Maya, Paris, Caractè­
res, 2002), et Rue des relents (in
Histoire de renaissances, Paris,
L’Asiathèque, 2002), ainsi que son
roman Uska Bachpan (1957), sont
célébrés comme les fers de lance
du mouvement.

Style iconoclaste
Mais rapidement son écriture, de
plus en plus « négative » comme
on disait du temps de la nouvelle
critique, le détache de l’école do­
minante. Il s’installe alors aux
Etats­Unis, où, après avoir publié
sa thèse de doctorat sous le titre
Technique in the Tales of Henry Ja­
mes (Harvard University Press,
1964), il devient en 1966 profes­

seur de littérature anglaise à l’uni­
versité de New York. A sa retraite,
en 1985, il rentre en Inde. Traduc­
teur en hindi de Beckett, Lewis
Carroll et Racine, traducteur en
anglais de plusieurs écrivains ma­
jeurs hindis, il a désarmé la criti­
que littéraire indienne par son
style hors norme, iconoclaste – les
procès pour obscénité et offense à
la patrie ont ponctué sa carrière
littéraire – et a tenu le cap dans
une recherche exigeante, agnosti­
que, mystique, de la vérité en art.
Sa carrière littéraire prend un
nouveau tour lorsqu’il passe à
l’écriture théâtrale, dénonçant
dans un langage virulent et popu­
laire les tares sociales et politi­
ques de son pays dans des pièces
comme La faim c’est le feu (L’Asia­
thèque, 2007) ou Notre vieille
dame (in Famille en bataille,
L’Asiathèque, 2020), allégorie de
l’imagerie nationaliste vigoureu­
sement démolie dans le langage
de la rue par des sans­abris – sans
foi ni loi mais non sans préoccu­
pations métaphysiques.
Sa femme, Champa Vaid, poé­
tesse qui devint peintre abstraite à
l’âge de 76 ans, l’a accompagné sa
vie durant d’une ferveur hindoue

à proportion de sa mécréance à
lui. Dans sa vie comme dans son
œuvre, Krishna Baldev Vaid aura
incarné la résistance aux coagula­
tions identitaires nourrissant les
fondamentalismes contempo­
rains en tout genre.
annie montaut
(traductrice, professeure
émérite hindi­linguistique
à l’inalco)

En 2007. JEAN-MARC ZAORSKI/GAMMA-
RAPHO/GETTY IMAGES

en 2013. ARCHIVES FAMILIALES
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