Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

(Brent) #1

26 |idées DIMANCHE 23 ­ LUNDI 24 FÉVRIER 2020


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Anne-Cécile Suzanne


Le discours adressé aux agriculteurs


est d’une incohérence totale


Changer de modèle agricole afin de répondre aux exigences environnementales


des consommateurs ne sera possible que si la France fait respecter les normes


qu’elle impose à ses producteurs, estime l’agricultrice


L’


usage des pesticides en France et
le bien­être animal en élevage
sont les deux grands sujets pour
lesquels on parle d’agriculture
aujourd’hui, et souvent par l’intermé­
diaire d’un discours à charge. Mais le
débat est caricatural, alors que le
politique se contente d’évidences et le
citoyen de vœux pieux, alors que les
importations vont bon train et que
l’Union européenne se fixe des normes
qu’elle est incapable de faire respecter
à ses partenaires commerciaux. On
marche sur la tête, et le discours mora­
lisateur adressé aux agriculteurs en
devient indigne et d’une incohérence
la plus totale.
Car oui, on utilise des pesticides en
France. Mais les règles encadrant leur
utilisation sont une première distorsion
de concurrence, à mesure que de nom­


breuses molécules autorisées chez nos
voisins, européens et non européens, ne
le sont plus en France. Pour pallier la
baisse de la chimie, investir dans l’agroé­
cologie devient la doctrine à la mode.
Croyez­nous, nous serions tous très heu­
reux de nous lancer, mais à l’heure où
les prix sont internationalisés et où le
marché valorise le rendement, s’imposer
une durabilité maximale est un acte sui­
cidaire : produire moins et plus cher, en
agriculture conventionnelle comme bio,
c’est se fermer les marchés à tout jamais.
Sur l’élevage, la question est la même. A
mesure que l’on se refuse l’industriali­
sation, c’est la viande étrangère dopée
aux farines animales et aux antibioti­
ques qui s’étale dans les rayons.
Alors la compétitivité agricole fran­
çaise diminue. La France fait partie des
pays perdant le plus de parts de marché

chaque année. Nous sommes passés du
statut de troisième exportateur mondial
à celui de sixième. Et la tendance ne
devrait pas s’inverser dans les prochai­
nes années, parce que les règles du
commerce international sont faussées :
nos normes sont strictement nationales,
alors qu’elles devraient, en marché com­
mun, être européennes et s’imposer pro­
gressivement à nos partenaires com­
merciaux. Mais il n’en est rien. L’Union
européenne recule, les égoïsmes natio­
naux s’exacerbant et la politique agricole
étant de moins en moins commune.
Dans tout cela, notre pays – aussi fier
qu’inaudible –, n’arrive plus à imposer
ses priorités au sein d’une Europe pen­
chant de plus en plus à l’est.
Et c’est là que tout bascule. Poussé
par des citoyens de plus en plus exi­
geants pour l’environnement et les

animaux, mais honteux de son inaction,
notre gouvernement appelle à la mon­
tée en gamme de notre agriculture,
par toujours plus de réglementations et
d’injonctions. Mais a­t­il pris la peine
un instant de faire une étude de marché
sur cinq ans?
Petit à petit, notre agriculture entre
massivement dans un goulot d’étrangle­
ment, celui du local, du responsable,
où elle appelle désespérément les
consommateurs et les collectivités à être
citoyens. Mais pendant ce temps, on ad­
mire en rayon les belles pommes
espagnoles, l’huile de tournesol brési­
lienne, le maïs du Pérou bio en promo, le
bœuf sans origine fixe. Et on achète.
Pourquoi? Parce que c’est moins cher ou
parce que c’est un parcours du combat­
tant, que de faire attention aux origines
et aux composants.

Le gouvernement ne veut pas savoir
Le consommateur ne sait ainsi peut­être
pas que sur ses pommes sont présents
des résidus de Chlorpyrifos, pesticide in­
terdit en France et responsable notam­
ment d’une baisse de QI des enfants. Il ne
sait sans doute pas qu’au Brésil depuis
2019, à l’inverse de la France, 239 nou­
veaux pesticides ont été homologués. Il
ne sait pas non plus que les animaux,
nourris avec des farines animales, en­
trent par cargos entiers sur notre mar­
ché, ou que le bœuf de Kobbé est avant
tout un animal qui n’a jamais pu mar­
cher dans un pré. Il est certain qu’il ne
sait pas non plus qu’à toujours réclamer
moins de pesticides en France et tou­

jours plus de durabilité, sans pour autant
faire attention à ce qu’il achète, il se gave
de façon croissante de pesticides et d’an­
tibiotiques étrangers.
Il ne sait sans doute pas et le gouverne­
ment ne veut pas savoir. Mais il faut ici
parler de lâcheté. Notre agriculture et
les Français méritent bien mieux. Ils
méritent effectivement une agricul­
ture s’imposant des normes élevées, qui
reflètent un mode de production durable
et responsable rendant fiers producteurs
et consommateurs. Mais nos agricul­
teurs méritent de vivre, aussi.
Alors cette agriculture ne sera possible
que si la France s’arme de courage et fait
respecter les normes qu’elle impose à ses
producteurs par l’ensemble de ses parte­
naires commerciaux. Sans cela, ce ne
sera que mirage. On continuera à dé­
truire notre agriculture et à consommer
les yeux fermés. Nos normes de qualité
continueront à être un fardeau pour nos
producteurs, en les détruisant un à un,
sans parvenir à devenir un instrument
d’amélioration de nos modes de produc­
tion. Il faut faire de nos normes un ins­
trument de promotion de nos convic­
tions à l’international. Il est donc temps
de changer le modèle, en commençant
par notre modèle commercial.

Anne-Cécile Suzanne est
agricultrice en polyculture-élevage
et diplômée de Sciences Po Paris

Marc Dufumier Pour une nouvelle PAC

qui favorise la transition agroécologique

L’agronome s’interroge sur la manière d’aider
nos paysans à modifier radicalement leurs systèmes
de culture et d’élevage, alors que le budget
de la politique agricole commune souffrira
de la perte du financement britannique

U


rsula von der Leyen, qui
préside la Commission
européenne, l’a très claire­
ment annoncé : « Le budget
européen va être pensé de
manière à financer directe­
ment des ambitions écologiques » et
faire en sorte « que les subventions
européennes ne puissent pas soutenir
des secteurs ou des technologies nuisi­
bles à l’environnement ». A commen­
cer, nous l’espérons, par la politique
agricole commune (PAC), dont la révi­
sion est en cours et qui doit être inté­
grée dans le Green Deal européen.
Car, le Brexit étant acté, cela provo­
que la perte du financement britanni­
que au budget européen, et celui de la
politique agricole commune (PAC) ris­
que fort de chuter, alors même que
nos paysans, dont les revenus sont
bien souvent dérisoires, vont devoir
modifier radicalement leurs systè­
mes de culture et d’élevage pour
s’adapter au dérèglement climatique.
Il leur faudra, en effet, désormais met­
tre en œuvre des systèmes de produc­
tion agricole bien plus diversifiés
et bien plus résilients qu’aujourd’hui
pour faire face à un climat de plus en
plus chaotique, avec une fréquence et
une intensité accrues des accidents
climatiques extrêmes : grêles, canicu­
les, sécheresses, pluies torrentielles,
inondations, etc.
Il va de soi que si, pour ce faire, les
agriculteurs doivent impérativement
pouvoir bénéficier de financements
européens conséquents, il nous fau­
dra néanmoins réorienter ceux­ci en
fonction des services rendus à la
société dans son ensemble. La nou­
velle politique agricole commune va
devoir favoriser la mise en œuvre

d’une transition agroécologique avec
les systèmes de production les plus à
même de nous assurer une alimenta­
tion saine, dépourvue de résidus pes­
ticides, un cadre de vie agréable, sans
pollution des eaux et de l’air, et une
agriculture durable, sans effondre­
ment des abeilles ni érosion des sols.

Mettre fin aux subventions à l’hectare
Car les subventions de la PAC accor­
dées jusqu’à présent aux agriculteurs
l’ont été surtout en proportion de la
surface disponible ou de la taille de
leurs troupeaux et les ont donc inci­
tés à agrandir toujours davantage

leurs exploitations et à spécialiser
exagérément leurs systèmes de pro­
duction agricole, de façon à rentabili­
ser au plus vite les lourds investisse­
ments pour lesquels ils se sont sou­
vent grandement endettés. Avec
malheureusement pour effet d’occa­
sionner de très graves dommages à
notre environnement : émissions de
gaz à effet de serre, algues vertes sur
le littoral, pesticides résiduels dans
les nappes phréatiques, surmortalité
des abeilles et d’autres insectes
pollinisateurs, perte considérable de
biodiversité, érosion des sols, prolifé­
ration d’espèces invasives, etc.
Le mieux ne serait­il pas de mettre
fin à ces subventions à l’hectare et de
rémunérer plutôt les paysans en
échange de la fourniture de services
environnementaux? Ne plus considé­
rer les paysans comme des mendiants
dont la survie serait conditionnée par
des aides, mais comme des agricul­
teurs qui méritent d’être correcte­
ment payés pour leur prestation de
services d’intérêt général! Il ne s’agi­
rait surtout pas d’en diminuer le mon­
tant, mais plutôt d’en revoir les moda­
lités d’attribution : rémunérer les agri­
culteurs par la voie contractuelle en
échange de services environnemen­
taux, un peu à l’image de ce qu’étaient
les contrats territoriaux d’exploita­
tion (CTE) dans les années 1980.

Ces derniers pourraient tout par­
ticulièrement concerner la réduc­
tion des émissions de gaz à effet de
serre (gaz carbonique, méthane,
protoxyde d’azote), la séquestration de
carbone dans la biomasse et l’humus
des sols, la mise en place de haies vives
et autres infrastructures écologiques
destinées à restaurer la biodiversité
sauvage et à héberger les insectes
auxiliaires favorables aux cultures, la
moindre utilisation d’engrais azotés
de synthèse et de produits pesticides
dont la fabrication est coûteuse en
énergie fossile, l’arrêt progressif des
importations de graines et tourteaux
de soja transgéniques en provenance
des Amériques, etc.

Engagements pris lors de la COP21
Ce dernier point est on ne peut plus
urgent, quand on sait que ces impor­
tations de soja contribuent très
largement à la déforestation en Ama­
zonie. Nous ne pouvons que nous
réjouir de la demande du président
Macron, faite à l’occasion du G7 de
Biarritz, de rétablir au plus vite
« la souveraineté protéinique de l’Eu­
rope ». Pour satisfaire ses besoins en
protéines végétales, cette dernière
est, en effet, dépendante pour les
trois quarts de telles importations,
alors même qu’elle pourrait cultiver
aisément des légumineuses de subs­
titution (trèfle, luzerne, pois fourra­
ger, lupin, féverole, etc.) sur son
propre territoire.
En France, il conviendrait de libérer
environ 1,3 million d’hectares,
sur les 28 millions disponibles, pour
retrouver notre indépendance en
la matière. Il suffirait pour ce faire
d’exporter un peu moins de nos

céréales vers les pays tiers (Algérie,
Egypte, etc.) qui nous mettent directe­
ment en concurrence avec celles en
provenance de Russie et d’Ukraine.
Cela nous permettrait en échange ré­
duire les importations de graines et
de tourteaux de soja, de réduire celles
du gaz naturel russe ou norvégien
destiné à la fabrication d’engrais azoté
de synthèse dont les épandages sont à
l’origine d’importantes émissions de
protoxyde d’azote (N 2 O), principale
contribution de l’agriculture française
au dérèglement climatique. Car les lé­
gumineuses que nous réintrodui­
rions ainsi dans nos terroirs contri­
bueraient à la fertilisation azotée des
sols par la voie biologique.
Alors, qu’est­ce qu’on attend? En
septembre 2019, Didier Guillaume,
ministre de l’agriculture, avait
confirmé que, en matière de souve­
raineté protéique, « il [fallait] que la
France soit exemplaire » et annoncé
la publication d’un plan destiné à
cela pour la fin du mois de... septem­
bre. Mais on attend toujours!
À l’heure où les accords commer­
ciaux semblent pouvoir être rené­
gociés et où il nous faut au plus vite
respecter les engagements pris lors
de la COP21 de Paris, il n’y a vraiment
plus de temps à perdre.

Marc Dufumier est professeur
honoraire à AgroParisTech et vient
de publier « De la terre à l’assiette.
50 questions essentielles sur
l’agriculture et l’alimentation »
(Allary Ed., 240 p., 18,90 €)

L’AGRICULTURE APRÈS LE BREXIT


Réforme de la PAC, usage des pesticides, bien-être animal..., l’Europe va devoir favoriser


une alimentation saine qui tienne compte des exigences des consommateurs


LE MIEUX SERAIT


DE RÉMUNÉRER


LES AGRICULTEURS


PAR LA VOIE


CONTRACTUELLE


EN ÉCHANGE


DE SERVICES


ENVIRONNEMENTAUX

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