Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

(Brent) #1
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DIMANCHE 23 ­ LUNDI 24 FÉVRIER 2020

FRANCE


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Retraites : le recours au 49.3 se profile


Le gouvernement dénonce « l’obstruction » de l’opposition et n’écarte pas l’adoption sans vote du projet de loi


L


a séance de coaching
d’Emmanuel Macron est
en train de porter ses
fruits. Devant les députés
de sa majorité réunis à l’Elysée, le
11 février, le président de la Répu­
blique avait invité ses troupes à
« faire de la politique » au sujet de la
réforme des retraites – toujours re­
jetée par une grande partie de
l’opinion – en attaquant bille en
tête les élus opposés au texte. « Il
faut faire constater au grand public
le jeu d’obstruction mené par cer­
tains », avait­il prévenu en réfé­
rence aux quelque 41 000 amen­
dements au projet de loi déposés
à l’Assemblée nationale, en pre­
mier lieu par La France insoumise
(LFI) et les communistes.
Ce moment est venu : depuis
mercredi 19 février, les macronis­
tes ne cessent de prendre à témoin
l’opinion pour tenter de démon­
trer la tentative supposée d’« obs­
truction » de la part de leurs oppo­
sants, qui usent de tous les outils
de la procédure parlementaire
pour retarder les débats (dépôts
d’amendements et de sous­amen­
dements en masse, suspensions
de séance, rappels au règlement...).
Jeudi, le président La République
en marche (LRM) de l’Assemblée
nationale, Richard Ferrand, a pré­
venu qu’au rythme actuel des dé­
bats, cent cinquante jours de
séance ininterrompus seraient né­
cessaires pour terminer l’examen
de la réforme dans l’Hémicycle.
« Un cas avéré de sabotage parle­
mentaire », dénonce le patron des
députés LRM, Gilles Le Gendre, en
accusant les élus LFI et communis­
tes de vouloir « emboliser le sys­
tème ». Une manière de « préparer
l’opinion publique » – admet un dé­
puté macroniste – à un probable
recours à l’article 49.3, qui permet
au gouvernement de faire adopter
un projet de loi sans vote.
Au sein du pouvoir, plusieurs
sources évoquent cette option
comme quasi inéluctable, alors
que les débats sont englués au Pa­
lais­Bourbon. En public, la formule
officielle consiste à dire que son
utilisation n’est « pas exclue »,
comme l’a indiqué le secrétaire
d’Etat aux transports, Jean­Bap­
tiste Djebbari, vendredi sur RTL.
Mercredi, la porte­parole du gou­
vernement, Sibeth Ndiaye, n’a pas
fermé la porte à un tel scénario,
tout comme le ministre des solida­
rités et de la santé, Olivier Véran, la
veille, lorsqu’il a indiqué que le
gouvernement était habilité « à
utiliser tous les moyens pour adop­
ter cette réforme ». Le même jour,

lors de la réunion du groupe majo­
ritaire à l’Assemblée, le député
(LRM) des Français établis hors de
France Roland Lescure a lui­même
jugé « probable » son utilisation.

Gagner la bataille de l’opinion
L’argumentaire des membres de
la majorité est bien rodé. A les en­
tendre, face au quasi­blocage des
débats au Parlement, l’exécutif
n’aurait pas d’autre choix que de
recourir à cet outil pour mainte­
nir son objectif de faire adopter le
texte en première lecture avant le
premier tour des élections muni­
cipales, le 15 mars. D’où la formule
du patron des députés MoDem,
Patrick Mignola, jeudi, évoquant
un « 49.3 à l’envers », qui serait
contraint et forcé.
Dans une mise en scène théâ­
trale, chaque camp rejette la res­
ponsabilité sur l’autre, dans l’es­
poir de gagner la bataille de l’opi­
nion. Côté majorité, on accuse la
gauche de la gauche de pousser le
gouvernement à se servir de ce

dispositif pour mieux dénoncer
un « passage en force » ensuite.
« L’utilisation du 49.3 n’est pas une
volonté émanant de cette majorité,
assure le patron de LRM, Stanislas
Guerini. Mais, face à un sabotage
parlementaire assumé, nous som­
mes déterminés à voter ce texte et
ne pas laisser la démocratie être
empêchée. » L’opposition, elle, s’in­
surge, à l’avance, d’un « déni de dé­
mocratie ». Le chef de file de LFI,
Jean­Luc Mélenchon, a déjà dé­
noncé « la brutalité » et « l’autorita­
risme » de M. Macron et ses fidèles.
L’exécutif, de son côté, semble
déterminé à vouloir tourner la
page des retraites, sans s’enliser.
« Le président souhaite un vrai dé­
bat au Parlement, qui ne soit pas
entravé. Il est conscient que la séré­
nité des débats parlementaires
n’est pas tout à fait garantie
aujourd’hui », rapporte un proche
du chef de l’Etat. Devant sa majo­
rité, le 11 février, M. Macron n’avait
en tout cas pas fermé la porte : « Il
y a des choix que nous aurons à

faire avec le gouvernement dans
les prochaines semaines pour ne
pas se laisser enfoncer. »
Edouard Philippe, qui a la préro­
gative de décider ou non de l’utili­
sation du 49.3, joue, pour l’heure,
l’attentisme. « Ce n’est pas à nous
de subir la pression médiatique
puisque l’actualité est aujourd’hui
celle du blocage, qui n’est ni le fait
du gouvernement, ni de la majo­
rité », estime l’entourage du pre­
mier ministre. Avant de lâcher :
« Que pensent les Français du blo­
cage de l’Assemblée nationale?
Tout ceci n’est pas anecdotique. »

« Méthodes du passé »
Le recours à une telle arme parle­
mentaire, considérée comme
« une bombe atomique », n’est jus­
tement pas « anecdotique » sur le
plan politique. D’abord car cela
peut creuser un peu plus le fossé
entre l’exécutif et une partie de la
majorité. Quatre députés de l’aile
gauche de LRM et deux apparentés
au groupe majoritaire ont indiqué

« ne pas vouloir du 49.3 », dans une
tribune publiée vendredi sur le
site du Monde. « Une réforme pour
le futur ne peut naître par des mé­
thodes du passé », préviennent
Jean­François Cesarini (Vaucluse),
Delphine Bagarry (Alpes­de­Hau­
te­Provence), Stéphane Claireaux
(Saint­Pierre­et­Miquelon) et So­
nia Krimi (Manche), et les deux ap­
parentées Albane Gaillot (Val­de­
Marne) et Annie Chapelier (Gard).
Cette option n’est pas non plus
sans risque vis­à­vis de l’opinion :
72 % des Français la désapprou­

A l’Assemblée, une première semaine de débats chaotiques


Cris, invectives, rappels au règlement, insultes sur Twitter... les discussions dans l’Hémicycle sont fortement perturbées et s’enlisent


Q


uand l’Assemblée natio­
nale reconstruit, de la
base jusqu’au sommet,
les régimes de retraites,
il n’est pas illégitime de penser que
les élus du peuple vont donner le
meilleur d’eux­mêmes pour une
tâche aussi noble et aussi ardue.
Des idéalistes pourraient même se
dire que dans le Palais­Bourbon
vont s’engouffrer les esprits du
Conseil national de la Résistance,
signataire, en mars 1944, du pro­
gramme « Les jours heureux »,
dont l’une des ambitions était de
permettre « aux vieux travailleurs
de finir dignement leurs jours ».
Les députés, qui examinent en
séance depuis lundi 17 février le
projet de loi instituant le « système
universel » promis par Emmanuel
Macron, savent que le moment
est historique. Plusieurs d’entre
eux, au sein de la majorité et dans
les groupes d’opposition, ont
d’ailleurs cité les noms du com­
muniste Ambroise Croizat et du

gaulliste Pierre Laroque, qui posè­
rent « les principes fondateurs de
notre Sécurité sociale (...) au lende­
main de la seconde guerre mon­
diale », comme l’a rappelé l’un des
corapporteurs, Nicolas Turquois
(MoDem, Vienne). Mais l’heure
n’est nullement à la concorde ni


  • à ce stade – au grand débat
    d’idées. Au contraire : les discus­
    sions dans l’Hémicycle ont, très
    fréquemment, été perturbées par
    les cris et par les invectives, tandis
    que la lecture du texte, totalement
    décousue, tournait à la course de
    lenteur – avec seulement quel­
    ques alinéas de l’article premier
    passés en revue par les députés,
    après cinq jours de travaux.
    Un tel scénario était, en réalité,
    cousu de fil blanc. Avec des argu­
    mentaires qui se recoupent par­
    fois, la droite et la gauche ont réaf­
    firmé qu’elles étaient contre la ré­
    forme. C’est autant le fond que la
    méthode qui les indisposent. Les
    contradicteurs de l’exécutif et de


la majorité dénoncent un « texte à
trous », puisque des dispositions
font encore l’objet de tractations
avec les partenaires sociaux. Ils
s’indignent aussi des nombreu­
ses inconnues qui planent, tant
sur le financement des mesures
que sur la teneur des 29 ordon­
nances insérées dans le projet de
loi, entièrement à la main du
gouvernement.

« Un déni de démocratie »
Enfin, le recours à la procédure ac­
célérée les met en colère, quand
bien même le temps des échan­
ges a été revu à la hausse – à trois
semaines, pour le moment. Et
leur courroux n’a fait que croître,
face à la menace d’un recours à
l’article 49.3 de la Constitution,
qui permet l’adoption d’un projet
de loi sans vote.
Alors plusieurs protagonistes, à
gauche, ont déclaré les hostilités.
« Nous tiendrons la tranchée aussi
longtemps qu’il le faudra, et jus­

qu’à la victoire, parce que le peuple
a toujours eu raison contre vos
visées réactionnaires! », a lancé
Jean­Luc Mélenchon (La France in­
soumise, LFI, Bouches­du­Rhône),
dès le commencement des dé­
bats. Promesse mise à exécution
par lui et son groupe, avec le con­
cours des communistes. Ces deux
forces politiques ont déposé un
peu plus de 36 000 amendements
sur les quelque 41 000 dénombrés


  • les « insoumis » en ayant rédigé
    quelque 23 000, dans une straté­
    gie revendiquée d’obstruction.
    Pour tenter de réguler les discus­
    sions, la Conférence des prési­
    dents de l’Assemblée a pris plu­
    sieurs mesures, mardi, dont l’une
    prévoyait que le rejet d’un amen­
    dement ferait tomber tous ceux
    considérés comme identiques,
    même s’ils portent sur d’autres
    dispositions du texte. Tollé à gau­
    che : « Tout cela est un déni de dé­
    mocratie! », s’est exclamé André
    Chassaigne, élu communiste du


Puy­de­Dôme. S’en est suivie une
bataille procédurale de plusieurs
heures, mercredi après­midi : rap­
pels au règlement, vérification du
quorum, etc. Durant une interrup­
tion de séance, la députée Clémen­
tine Autain (LFI, Seine­Saint­De­
nis) et M. Mélenchon ont entonné
On est là, le chant des « gilets jau­
nes », tandis qu’un de leurs collè­
gues sifflotait L’Internationale...
Fureur du camp adverse face à
ces manœuvres jugées dilatoires,
qui permettent, de surcroît, aux
représentants de la gauche de
s’arroger de longs temps de
parole. « Vous nous imposez un
monologue : le monologue, c’est
tout simplement l’antichambre
des dictatures! », a fustigé Richard
Ramos (MoDem, Loiret).
Par instants, les empoignades se
sont déplacées sur les réseaux
sociaux. « A cause des petites
connes », a tweeté Meyer Habib
(UDI, Français de l’étranger) à l’in­
tention de trois élues de gauche,

qui avaient exécuté la chorégra­
phie « A cause de Macron », à
proximité du Palais­Bourbon. Des
propos que le centriste a assumés
lorsqu’il a été interpellé à ce sujet,
en séance. Sur Twitter, toujours,
Florian Bachelier (La République
en marche, Ille­et­Vilaine) a cal­
culé qu’« une journée d’obstruction
parlementaire par les députés mi­
noritaires d’extrême gauche, c’est
1 500 000 € d’argent public ». Avant
de conclure : « Ça paierait quelques
professeurs d’éducation civique. »
« Quel est ce mensonge? (...) Je ne
conseille à personne de faire le jeu
de l’antiparlementarisme », a rétor­
qué, dans l’Hémicycle, Boris
Vallaud (Parti socialiste, Landes).
Les députés devaient continuer
leurs travaux, samedi 22 et
dimanche 23 février. Subsistent
encore quelque 35 000 amende­
ments à débattre. Autant de
munitions pour poursuivre la
guerre de tranchées.
bertrand bissuel

Dans la salle des pas perdus, lors de la première journée d’examen du projet de réforme des retraites à l’Assemblée, à Paris, le 17 février. JULIEN MUGUET POUR « LE MONDE »

« Il ne faut pas
se tromper :
si on dégaine
le 49.3, on va être
détestés », dit
un macroniste
historique

vent, selon un sondage BVA, publié
vendredi. Son usage aurait donc
toutes les chances d’alimenter un
procès en autoritarisme du pou­
voir, comme lors du précédent
quinquennat, avec la loi travail,
quand l’ex­premier ministre Ma­
nuel Valls l’avait utilisée en 2015.
« Il ne faut pas se tromper : si on
dégaine le 49.3, on va être détestés.
Tout le monde va dire qu’on mar­
che sur la conférence de finance­
ment, l’opposition et le Parlement »,
s’alarme un macroniste histori­
que. « Ce risque existe, mais il est
mesuré, tempère Frédéric Dabi, di­
recteur général adjoint de l’IFOP.
Cet acte de fermeté, qui peut ali­
menter l’image d’un pouvoir verti­
cal, peut aussi renforcer le président
auprès de ses électeurs et de ceux de
droite, qui attendent qu’il continue
à réformer avec détermination. »
Selon BVA, le recours au 49.3 est en
effet approuvé par 74 % des sym­
pathisants de LRM.
olivier faye
et alexandre lemarié
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