Le Monde - 23.02.2020 - 24.02.2020

(Brent) #1

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DIMANCHE 23 ­ LUNDI 24 FÉVRIER 2020 france| 9


L’empire souterrain de Carlos Ghosn


Les juges soupçonnent l’ex­PDG de Renault­Nissan d’avoir détourné des fonds de son groupe à son profit


ENQUÊTE


A


bus de biens sociaux,
abus de bien sociaux
aggravés, abus de con­
fiance aggravés, recel
de ces infractions, faux et usage,
blanchiment aggravé d’abus de
biens sociaux et d’abus de con­
fiance aggravés. » La liste des chefs
de l’information judiciaire ou­
verte mercredi 19 février contre X
dans le cadre du dossier Ghosn est
impressionnante, à l’image de l’af­
faire ou plutôt des affaires qui ont
valu à l’ex­PDG de l’Alliance Re­
nault­Nissan, aujourd’hui réfugié
au Liban après avoir fui le Japon,
d’être arrêté, fin 2018. Et ce n’est
pas la seule action en cours : Car­
los Ghosn a également attaqué
Renault aux prud’hommes, dans
une procédure en référé. Le dos­
sier, qui devait être jugé vendredi,
a finalement été renvoyé au
17 avril, à la demande des avo­
cats de l’ex­PDG.

Montages financiers
Patron charismatique ayant
hissé son groupe automobile
dans les premières places mon­
diales, décrit comme un bour­
reau de travail exigeant, Carlos
Ghosn avait également, selon les
soupçons des enquêteurs, tant au
Japon qu’aux Etats­Unis ou en
France, su faire fructifier son pa­
trimoine et celui de ses proches.
Il menait un train de vie dispen­
dieux aux frais de son groupe,
qui passait par un véritable em­
pire souterrain de sociétés­
écrans et de montages financiers
acrobatiques, du Liban au Brésil,
en passant par les Pays­Bas ou les
îles Vierges britanniques.
Cet empire lui aurait permis de
détourner, selon les soupçons
des enquêteurs, plus de 40 mil­

lions d’euros de l’Alliance Re­
nault­Nissan à son profit.
Les juges d’instruction du pôle
économique et financier du
tribunal de Nanterre, parmi les­
quels le redouté Serge Tour­
naire, s’intéressent aux dépen­
ses de l’ex­PDG, déjà objet d’une
enquête préliminaire depuis


  1. Parmi les griefs, l’usage très
    libéral par M. Ghosn et sa famille
    du jet privé fourni par l’Alliance
    Renault­Nissan, mais aussi deux
    soirées luxueuses organisées par
    M. Ghosn au sein du château de
    Versailles et où se sont pressés
    une centaine d’invités presti­
    gieux, dont à peine une dizaine
    étaient liés à Renault ou à Nissan.
    Coût de l’opération : plus de
    600 000 euros, assumés par le
    groupe au travers de sa filiale
    hollandaise, RNBV.


L’enquête va également porter
sur un volet jusqu’ici surtout
instruit par la justice japonaise :
l’ex­patron de Renault­Nissan
est suspecté d’avoir détourné à
son profit des fonds issus de
l’alliance, via un distributeur de
véhicules basé à Oman, Suhail
Bahwan Automobiles (SBA),
« pour des montants de plu­
sieurs millions d’euros », précise le
parquet. SBA aurait ainsi reçu des
fonds issus d’une ligne budgé­
taire dite « réserve du président »


  • jusqu’à 30 millions d’euros de
    Nissan, 10 millions pour Renault.
    Cette manne, présentée comme
    des « primes de performance »,
    aurait servi pour partie, selon
    l’enquête japonaise, à abonder
    une société libanaise, Good Faith
    Investments. Cette société est
    détenue par Divyendu Kumar,


également directeur général de
SBA. Parmi ses actionnaires mi­
noritaires, on trouve un avocat
libanais, Chadi Youssef Abi Ra­
ched, ainsi qu’Amal Rachid Riz­
kallah Abou Jaoudé, une assis­
tante libanaise qui a travaillé avec
M. Ghosn et fut longtemps
employée du cabinet de Fady
Gebran, ami de longue date et
avocat de l’ex­PDG, jusqu’à son
décès en 2017.
Good Faith Investments aurait
ensuite, toujours selon l’en­
quête japonaise, réalisé plusieurs
investissements dans des so­
ciétés détenues par la famille
Ghosn : Shogun Investments LLC,
un fonds d’investissement dans
les technologies contrôlé par
Anthony Ghosn, le fils de Carlos ;
mais aussi Beauty Yachts PTY,
société créée aux îles Vierges

britanniques, gérée par l’épouse
de M. Ghosn, Carole, et proprié­
taire du yacht des Ghosn, le Twig,
actuellement ancré au Liban.
Autant d’accusations balayées
par l’entourage de M. Ghosn :
pour eux, s’il y a bien des fonds
investis par Good Faith Invest­
ments dans Shogun Investments
et dans Beauty Yachts, ils ne
proviennent pas de Nissan, mais
de « l’argent personnel » de Suhail
Bahwan Automobiles. Ce sont
pourtant bien les flux financiers
constatés entre Renault et SBA
qui intéressent la justice fran­
çaise. Les commissaires aux
comptes de Renault avaient
signalé ces flux suspects à la
justice. Ils sont aussi au cœur de
l’audit interne réalisé par Renault
et Nissan en 2019.

« Panama Papers »
Le Liban n’est pas le seul pays
dans l’empire caché de Carlos
Ghosn. Un autre volet du dossier,
déjà instruit par le Parquet natio­
nal financier, concerne les Pays­
Bas. La filiale RNBV, copilotée par
Renault et Nissan, a servi à finan­
cer certaines dépenses person­
nelles de M. Ghosn, dont ses
fastueuses réceptions versaillai­
ses. Mais la structure a aussi
permis de rémunérer, entre 2010
et 2012, l’ex­garde des sceaux et
actuelle candidate du parti Les
Républicains à la Mairie de Paris,
Rachida Dati. Mme Dati, qui venait
alors tout juste d’obtenir son titre
d’avocate, aurait perçu un total
de 900 000 euros de RNBV pour
des missions aux contenus
des plus flous. Le criminologue
Alain Bauer a lui aussi été rému­
néré par RNBV pour plusieurs
missions, à hauteur de plus d’un
million d’euros.

Une autre filiale hollandaise,
Zi­A Capital, a servi à finan­
cer l’achat des domiciles de
M. Ghosn au Brésil et au Liban,
via un réseau de structures­
écrans aux îles Vierges britanni­
ques et au Liban. Parmi celles­ci,
Phoinos Investments, proprié­
taire de la « villa rose », le loge­
ment de M. Ghosn à Beyrouth. Le
siège social de cette société est si­
tué à l’adresse du cabinet libanais
de feu Fady Gebran. Parmi ses
administrateurs, on trouve une
fois encore Amal Rachid Rizkal­
lah Abou Jaoudé, l’assistante liba­
naise de M. Ghosn.
Le Monde a pu identifier, au tra­
vers des « Panama Papers », cette
fuite massive de documents issus
du cabinet Mossack Fonseca,
spécialiste de la création de socié­
tés offshore, une autre société qui
suscite l’interrogation. Mme Abou
Jaoudé apparaît également
parmi les administrateurs d’une
énième structure opaque, créée
au Panama, OpenSea Real Esta­
tes. Selon les documents de
Mossack Fonseca, une autre per­
sonne était bénéficiaire de cette
société jusqu’en 2012 : Claudine
Bichara de Oliveira, la sœur de
Carlos Ghosn, qui vit au Brésil.
La société OpenSea Real Esta­
tes fut, selon les documents is­
sus des « Panama Papers », à l’ori­
gine de l’ouverture en 2012 d’un
compte dans la banque suisse
Julius Baer. Les autorités japo­
naises soupçonnent cet éta­
blissement d’avoir hébergé des
comptes appar tenant à
M. Ghosn. Elles ont demandé
début janvier l’aide de leurs ho­
mologues helvètes à ce sujet.
Si l’on se fie au registre des
sociétés libanais, OpenSea Real
Estates est aujourd’hui tou­
jours détenue par la sœur de
Carlos Ghosn, via une holding li­
banaise. L’entourage de M. Ghosn
assure n’avoir aucune connais­
sance de cette société et refuse de
communiquer sur d’éventuels
comptes bancaires chez Julius
Baer. Mme Bichara de Oliveira
n’a pas donné suite à nos deman­
des de contact.
La sœur de M. Ghosn est citée
dans l’enquête à un autre titre :
elle a été rémunérée à hauteur de
50 000 dollars (46 000 euros) par
an depuis 2003 par Nissan, pour
des missions dont la réalité est
une fois encore des plus floues.
« Elle a fait des travaux préparatoi­
res puis d’accompagnement de
l’implantation d’une usine Nissan
au Brésil et elle a piloté des projets
sociaux orientés vers l’éducation,
ce qui a contribué à améliorer
l’image de Nissan au Brésil », expli­
que l’entourage de M. Ghosn.
jérémie baruch,
samuel laurent et simon piel

Carlos
Ghosn,
à Beyrouth,
le 8 janvier.
JOSEPH EID/AFP

Parmi les griefs,
deux soirées
luxueuses,
organisées par
M. Ghosn au sein
du château
de Versailles

carlos ghosn l’a dit et répété. Il ne
donnera aucun détail sur les circonstances
de sa spectaculaire évasion du Japon, où il
était assigné à résidence depuis sa libé­
ration sous caution de prison, à la fin
d’avril 2019. Depuis, son entourage s’est
employé à respecter la consigne donnée par
l’ancien dirigeant de l’Alliance Renault­Nis­
san, expliquant qu’il ne souhaitait pas met­
tre en difficulté les personnes qui l’ont aidé.
On sait aujourd’hui qu’il a notamment
été soutenu par les Américains Michael
Taylor et George­Antoine Zayek, anciens
membres des forces spéciales reconvertis
dans le privé. Arrivés de Dubaï, ce sont eux
qui l’ont accompagné, alors qu’il était dissi­
mulé dans une malle, dans le premier jet
entre Osaka et Istanbul, avant de disparaî­
tre dans la nature. Carlos Ghosn a ensuite
été récupéré par Okan Kosemen, un
employé de l’opérateur MNG Jet toujours

incarcéré en Turquie, pour le vol Istanbul­
Beyrouth, où le fugitif a été accueilli à son
arrivée par un certain Nicholas Meszaros.
Selon les propos tenus par Okan Kose­
men, cet homme, pilote d’avion de natio­
nalité libanaise, l’aurait menacé pour qu’il
accepte de trafiquer les données de vol
sur les jets opérés par MNG, permettant
ainsi à Carlos Ghosn de passer inaperçu
aux yeux des équipages.

Peu d’actes d’enquête
On sait aussi que le premier vol a été
en partie payé par la société Al­Nitaq Al­
Akhdhar General, basée à Dubaï et qui a ré­
glé le 26 décembre 2019 la facture de
175 000 dollars (environ 161 000 euros). Le
deuxième vol a été facturé mais fina­
lement pas réglé par une société établie au
Liban du nom de CBG Support et domici­
liée rue du Liban, à Beyrouth. Si cette so­

ciété n’apparaît pas dans le registre des so­
ciétés du pays, plusieurs observateurs ont
fait l’hypothèse que, derrière l’acronyme
CBG se cache en fait Carlos Ghosn, qui a
souvent associé à son patronyme celui de
son grand­père, Bichara. D’autant plus que
le domicile libanais de l’ancien patron se
trouve aussi rue du Liban.
Les derniers secrets sur l’organisation, les
soutiens et le financement de l’évasion de
Carlos Ghosn restent bien gardés. Si la Tur
quie affiche une volonté de faire avancer
l’enquête qu’elle a ouverte pour faire la lu­
mière sur les circonstances de l’évasion et
conserver ses bonnes relations avec le Ja­
pon, la réalité est autre. Peu d’actes d’en­
quête ont jusqu’ici été lancés, au point de
pousser la société MNG à mandater une so­
ciété américaine d’intelligence économique
afin qu’elle conduise une enquête privée.
s. pi.

Les secrets bien gardés de l’évasion de l’ex-PDG de Renault-Nissan


Les commissaires
aux comptes
de Renault
avaient signalé
ces flux financiers
suspects
à la justice

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