24 |disparitions VENDREDI 21 FÉVRIER 2020
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Jean Daniel
Journaliste et écrivain
P
our une fois, il s’était voulu mo
deste. A Martine de Rabaudy qui,
dans Cet étranger qui me ressem
ble (Grasset, 2004), lui deman
dait s’il avait rédigé son épitaphe, il avait
répondu : « Jean Daniel, journaliste et écri
vain français ». « Point final », avait ajouté
le fondateur du Nouvel Observateur.
Il fut en réalité bien plus que cela. « Jean
Daniel s’est comporté dans le domaine du
journalisme comme un homme d’Etat, a
écrit Hubert Védrine dans Jean Daniel, ob
servateur du siècle (éditions SaintSimon,
2003). Voyez comme il parle du Proche
Orient, inlassablement, où chaque jour
supplémentaire qui passe sans solution vé
ritable est à la fois un scandale et une imbé
cillité politique. La façon dont Jean Daniel
parle est audessus de ce que disent les
hommes politiques les mieux inspirés, les
plus courageux. C’est pour cette raison que
je dis qu’il est dans son monde, une sorte
d’homme d’Etat. »
Jean Daniel est mort mercredi 19 fé
vrier, à l’âge de 99 ans. Il était né le
21 juillet 1920, à Blida, « la petite fleur du
Sahel », à une cinquantaine de kilomètres
d’Alger. « Je ne suis pas né comme Camus
sur les rivages de la Méditerranée mais au
pied d’une montagne, écriratil plus tard.
La mer était une promesse à quinze kilo
mètres. Il me reste l’odeur du chèvrefeuille,
le braiment de l’âne attelé à une carriole
devant notre porte. »
Blida, c’est aussi « la grande maison »
dans laquelle, longtemps, il dormit dans la
chambre de ses parents. « Onzième enfant,
on ne m’attendait pas », disaitil. Plus tard,
son père lui raconterait comment il avait
enlevé sa mère, alors âgée de 15 ans. Pour la
séduire, il lui avait dit que « l’eau de nos
sources était plus limpide, les raisins plus
doux, les figues plus pleines ». « Rien, écritil
dans Le Temps qui reste (Stock, 1973), pas
même le désir que j’avais de garder pour
moi seul une mère que ce patriarche loin
tain ne songeait pas à me voler, ne nourris
sait une révolte contre notre père. » Il ajou
tait : « L’Algérie de mon père, c’est évidem
ment la mienne, la seule. »
Ce père qu’il respectait et admirait tant
présidait le Consistoire israélite de Blida.
« Il a admis que six de ses huit garçons
épousent des nonjuives. Les enfants de
ces couples ont été pour les uns juifs, pour
les autres catholiques. » Quand il est
mort, « il a en même temps emmené Dieu
avec lui. J’ai été ensuite condamné à l’in
croyance. Quand ma mère est morte, l’Al
gérie s’est arrachée de moi ».
« Camus devenait mon héros »
Jean Daniel s’est souvent exprimé sur sa
judéité : « Je veux qu’on me laisse vivre mon
judaïsme comme je l’entends. Je suis
d’abord méditerranéen, ensuite français,
ensuite juif. Ma composante juive passe
après mon désir d’universalité. »
En classe de 3e, au collège colonial de
Blida, le jeune Jean fait un exposé sur Jean
Christophe, de Romain Rolland (prix No
bel de littérature en 1915). « On croit mourir
pour la patrie, on meurt pour des mar
chands de canons. » Dans cette petite ville
de garnison où les fils d’officiers étaient
nombreux, c’est un tollé. Première ba
garre politique au jardin Bizot. « La France
aux Français! », crient ses « ennemis ».
A la même époque, il découvre Gide.
Pages de Journal. « J’avais besoin d’une foi.
Gide me la donnait. Le maître remplaçait
Dieu (...). Le pays dont il écrivait “Je te salue
de tout mon cœur, pays du premier matin
du monde” ne pouvait être que ma terre
promise, celle de Romain Rolland et
d’Henri Barbusse – l’Union soviétique. »
A 15 ans, il lit le premier numéro de Ven
dredi avec toutes ses signatures presti
gieuses : Aragon, Breton, Gide, Malraux,
Nizan, Guilloux... L’avantgarde intel
lectuelle du Front populaire mais aussi,
à la faveur du Retour de l’URSS de Gide,
la prise de conscience que la Russie
stalinienne n’était pas cette patrie d’élec
tion à laquelle le jeune Jean avait rêvé.
Nouveau choc.
mourions simplement parce que nous
sommes juifs. Je mourrai parce que je suis
antinazi et comme je l’aurai voulu. »
Incorporé dans l’armée de Giraud, Jean
Daniel déserte pour rejoindre la deuxième
division blindée de Leclerc en Tripolitaine,
près de Sabratha. Baptême du feu en Nor
mandie. Démobilisé à Paris, il s’inscrit en
Sorbonne pour finir sa licence. Lecture de
Combat et découverte de Camus, seul dans
La littérature aura sans doute été son grand regret
« C’est par les créateurs que le monde est sauvé, ne l’oublions jamais », écrivait ce journaliste passionné
L
e Nouvel Observateur, dans
la première décennie de
son existence, 19651975, a
donné à bien des adolescents de
ces annéeslà le désir du jour
nalisme. Singulièrement la figure
de Jean Daniel, pour le courage de
ses engagements – notamment
son soutien à la création d’un Etat
palestinien –, qui lui ont valu de
nombreux ennemis. Souvent,
dans des débats, il a été attaqué
avec violence au moment des
questions du public. Il a toujours
maintenu ses positions avec un
calme parfait sous les injures. On a
aussi aimé en lui quelque chose
qui n’est pas très courant chez
les journalistes, une passion et
un respect pour les intellectuels et
les écrivains.
Bien sûr, certains moquaient un
peu sa manière de prendre la pose
et son narcissisme excessif, et ex
hibé. Dans ses carnets 19701998,
publiés sous le titre Avec le temps
(Grasset, 1998), il cite un peu
trop souvent des personnes de
qualité qui lui tressent des louan
ges. Pour ne rien dire des arti
cles élogieux parus sur ses livres
dans son journal.
De ses premières années algé
riennes à Blida, où il est né, il a
gardé ce « devoir de bonheur » que
lui a inculqué son père. Cette apti
tude, il la détaille dans Le Temps
qui reste (Stock, 1973, édition aug
mentée Gallimard, 1983), un essai
d’autobiographie professionnelle.
Il a, ditil, une capacité à trouver
son espace où qu’il se trouve, au
point de penser qu’il pourrait
même s’« installer en enfer ». Cette
volonté d’être heureux à tout prix
n’est toutefois pas sans danger,
comme il le fait remarquer dans
ses carnets : « Le goût du bonheur,
que j’ai, vous conduit quelquefois
au refus des affrontements. Ce qui
m’en a sauvé, c’est mon rejet de
toute forme d’humiliation. »
Jean Daniel n’est pas né dans un
milieu d’intellectuels, son père
était commerçant. C’est pourtant
dans cette famille, grâce à sa
sœur, qu’il a commencé sa forma
tion intellectuelle et politique,
comme il le confiait en 2010 dans
un entretien au Monde : « Ma
sœur aînée, qui avait vingtcinq
ans de plus que moi, était l’intellec
tuelle de la famille. Le seul numéro
de la NRF qui arrivait à Blida était
pour elle. Un jour, je devais avoir
14 ans, j’ai pris le Journal de Gide
et j’ai lu cette phrase : “Et s’il me
fallait donner ma vie pour assurer
la réussite de cette merveilleuse
entreprise, celle de l’Union soviéti
que, je la donnerais à l’instant.” Je
n’étais pas politisé, je savais à
peine où était l’Union soviétique,
mais je me suis pris d’intérêt pour
le pays qui méritait que l’on dise
cela. Je m’en suis vite détourné car
j’ai également suivi Gide dans son
rejet. Gide était devenu ma réfé
rence. Et la découverte des Nour
ritures terrestres, dont une partie
se passe dans ma ville, à Blida, a
été très formatrice. C’est, de plus,
dans son Voyage au Congo que j’ai
puisé mes premiers élans antico
lonialistes. Cela dit, je fais partie
d’une génération où l’on refusait
de choisir entre la littérature et la
philosophie, l’engagement poli
tique et le journalisme. Nous avi
ons des héros qui avaient accom
pli ce triple destin, Hemingway,
Dos Passos, Malraux. Toute
ma vie, j’ai essayé d’être présent
dans ces trois domaines. »
« Des cyniques et des désespérés »
La littérature, cependant, restera
sans doute son grand regret.
Albert Camus, avec lequel Jean Da
niel s’était lié, a publié son seul ro
man, L’Erreur, en 1953, dans la col
lection qu’il dirigeait chez Gal
limard. Le livre n’a pas été très re
marqué, et Jean Daniel n’a pas
récidivé, sauf avec quelques nou
velles très réussies, L’Ami anglais
(Grasset, 1994).
Dans La Blessure. Suivi de Le
Temps qui vient (Grasset, 1992),
il fait état d’une conversation
avec son ami romancier Louis
Guilloux, qui suggère qu’on ne
peut pas être journaliste et écri
vain, car écrire est un peu « entrer
en religion ». « Et si c’était par mo
destie, lui aije dit, parce que je
ne crois pas suffisamment en moi.
“Cela voudrait dire en effet que tu
n’es pas écrivain”, a tranché
Guilloux. » « Guilloux voulait m’en
fermer dans mon refus, dans mon
rejet, dans ma désertion, commen
tait Jean Daniel dans Le Monde. Je
voulais me laisser une porte
ouverte. Je me disais que je poursui
vais une carrière littéraire en fai
sant une forme de journalisme
un peu dissidente, hérétique, mar
ginale. Mais on est victime des clas
sifications. »
Ce désir de justifier son choix du
journalisme comme autre chose
qu’un renoncement à l’écriture ne
l’a jamais quitté. C’est proba
blement pour ça qu’il voulait, en
quelque sorte, mourir la plume à
la main. Dans ce métier, qui,
comme il l’écrit, « plus que tout
autre fabrique des cyniques et des
désespérés », dans ce temps où
« passer à autre chose est le mot
d’ordre hystérique d’une époque
qui n’a plus que la gesticulation à
opposer au destin », il est réconfor
tant de lire sous la plume d’un
grand journaliste qui a vécu pres
que un siècle : « C’est par les créa
teurs que le monde est sauvé, ne
l’oublions jamais, ne nous enfer
mons pas dans une vision pure
ment journalistique de l’univers. »
Atil été entendu? Rien n’est
moins sûr.
Ce qui manque au portrait de
Jean Daniel pour la postérité, ce
sont de vrais Mémoires, provo
cateurs, impudents, impudiques,
d’un homme qui avait accompli
tout son chemin et n’avait plus
rien à perdre. Ses carnets, qu’il a
commencé le jour de ses 50 ans,
le 21 juillet 1970, ne comblent pas
cette lacune, bien qu’on les aborde
avec jubilation, avec, en prélude à
la lecture, cette phrase de Michel
Foucault : « Ce ne sont pas les
positions qui désormais déter
minent les identités, ce sont les tra
jectoires. »
Quand on lui demandait ce qu’il
voudrait transmettre, Jean Daniel
se référait à Camus et à ce qu’il pré
conisait : « Une exigence de lucidité
poussée à l’extrême qui ne compro
mette en rien l’amour de la vie. »
Ses réflexions sur la vieillesse, il
les a notamment livrées au Monde
en janvier 2010, l’année de ses
90 ans, disant que le grand âge,
parfois décrit comme une liberté,
qui est réelle, est aussi une exclu
sion : « C’est le moment où l’on
parle devant vous, comme si vous
n’étiez pas là, de sujets que vous
connaissez mieux que ceux qui en
parlent. Comme si, soudain, vous
étiez devenu autre et que vous
aviez perdu une sorte de légitimité.
On peut se résigner à cette révol
tante exclusion et dire qu’on choisit
un autre univers pour trouver la
sérénité de la retraite ou simple
ment du retrait. Je refuse cette atti
tude. Le fait de vivre intensément
chaque moment comme s’il devait
être le dernier me procure une li
berté qui m’enchante. »
Et, puisque, sauf accident, cha
cun est conduit à réfléchir à son
vieillissement, on pourra méditer
cette autre phrase, si juste, de Jean
Daniel, bien qu’il n’ait pas voulu
qu’elle soit reproduite dans l’en
tretien du Monde : « N’oubliez ja
mais que quand on vous dit : repo
sezvous, vous avez tant travaillé, il
est temps de prendre du bon temps,
cela ne veut dire qu’une chose :
mourez. Il faut résister. »
josyane savigneau
Il est inscrit en licence de philosophie à
Alger lorsque le décret Crémieux, qui,
en 1870, donnait la citoyenneté française
aux « israélites indigènes » d’Algérie, est
aboli. C’est à cette époque que celui qui de
viendra un grand résistant et un grand
chirurgien, José Aboulker, lui dit ceci qui,
toujours, comptera : « Je n’aime pas laisser
à l’adversaire le soin de déterminer mon
combat ou ma mort. Ils veulent que nous