Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1
0123
SAMEDI 14 MARS 2020 france| 21

Pédophilie :


premier procès


pour Joël


Le Scouarnec


Accusé d’agressions sexuelles


et de viols, le chirurgien comparaît


aux assises depuis vendredi


saintes (charente­maritime) ­
envoyée spéciale

C


e sont deux photos, pri­
ses à quarante ans
d’écart et que relie un
interminable labyrin­
the de secrets : la cour d’assises de
la Charente­Maritime, à Saintes,
va tenter de s’y aventurer du ven­
dredi 13 au mardi 17 mars.
Le premier cliché montre des
mariés qui s’embrassent, un
jeune couple séduisant. Mon­
sieur et Madame Joël Le Scouar­
nec se sont rencontrés à l’hôpital.
Elle est aide­soignante, lui est in­
terne en chirurgie. Ils se plaisent
à jeter à la face du monde leur
amour fou et leur volonté de réus­
sir. On est en 1974, ils n’ont pas
25 ans.
La deuxième photo représente
toujours le même homme, mais il
paraît méconnaissable : 66 ans et
un visage sans âge. Assis sur un
canapé, il pose nu, en érection,
chez lui à Jonzac. Madame Le
Scouarnec, en revanche, a disparu
de l’image : c’est Véronique que
Monsieur Le Scouarnec enlace
désormais devant l’objectif. Véro­
nique est une poupée de la taille
d’une enfant, la favorite du chi­
rurgien, car il en possède une
vingtaine. Chacune a un prénom,
il leur offre des cadeaux.
A Véronique, il a bricolé un sexe
en silicone. Elle dort avec lui.
Quand il lui parle, il l’appelle « ma
petite fille ». Les gendarmes l’ont
trouvée dans le salon, installée en
princesse, quand ils sont venus
arrêter le chirurgien en mai 2017,
après la plainte d’une petite voi­
sine. Ils sont aussi tombés sur des
perruques de femmes ou des go­
demichés. Difficile de les éviter :
ils sont partout dans la maison.
La véritable dimension de l’af­
faire ne va pourtant apparaître
qu’à la seconde perquisition :
cette fois, 300 893 fichiers pédo­
pornographiques sont décou­
verts et surtout le journal intime,
tenu par le chirurgien depuis les
années 1990. De jour en jour, par­
fois d’heure en heure, il y détaille
ses abus sur des patients, très jeu­
nes ou endormis, dans la dou­
zaine d’hôpitaux où il a exercé.
Devant l’ampleur des investiga­
tions, une cellule nationale d’en­
quête est alors mise en place à la
gendarmerie et une seconde pro­
cédure est ouverte, distincte de la
première. Toujours en cours, elle
a pour l’instant dénombré
349 victimes potentielles.
L’audience qui débute à Saintes
ne sera pas ce procès de masse, ce
marathon judiciaire qui verra défi­
ler des centaines de plaignants. Se­
lon l’ordonnance de mise en accu­
sation dont Le Monde a eu
connaissance, les débats se can­
tonneront ici à la première phase
de l’enquête, depuis son déclen­
chement jusqu’à la découverte des
journaux intimes. Joël Le Scouar­
nec y répondra d’agressions
sexuelles ou de viols sur quatre pe­
tites filles. Son histoire judiciaire
commence un dimanche d’avril
2017 à Jonzac, quand une enfant
révèle que le voisin « lui a montré
son zizi », au fond du jardin. Ses pa­
rents déposent plainte. La petite a
6 ans. Pour la première fois, quel­
qu’un vient d’entrouvrir la porte
du labyrinthe, verrouillée depuis
des décennies.

La garde à vue de Joël Le Souar­
nec démarre sur un ton brava­
che. « Je suis un pédophile », lan­
ce­t­il aux gendarmes. Une con­
damnation apparaît d’ailleurs à
son casier judiciaire : qua­
tre mois avec sursis pour consul­
tation de sites pédopornographi­
ques, sans obligation de soins ni
interdiction professionnelle. Elle
remonte à 2005. Avant et après,
rien à signaler. Le chirurgien re­
connaît d’abord s’être exhibé de­
vant la voisine, mais il franchit
un pas supplémentaire devant le
magistrat instructeur.

« Il faut faire avec »
Il égrène cinq prénoms, comme
autant de petits cailloux, un pour
chaque gamine qu’il avoue avoir
abusée de 1986 à 1999. Toutes ap­
partiennent à son cercle intime,
deux sont les filles d’amis, les
trois autres des nièces, invitées au
manoir, où vivaient alors Mon­
sieur et Madame Le Scouarnec, à
côté de Loches en Touraine. « Il ve­
nait dans ma chambre, toujours
selon le même rituel », témoigne
l’une. Dans la nuit, la lampe de
chevet s’allume. Elle se réveille. Il
se tient debout près de son lit, py­
jama bleu clair, robe de chambre
en satin. « Je ne me défendais pas,
je mettais mon bras devant mes
yeux. » Cela a duré des années.
« Qui savait dans votre fa­
mille? », demande la juge d’ins­
truction à Joël Le Scouarnec. Il
énumère sa femme, sa sœur, une
belle­sœur, deux de ses trois fils,
son père. Tout le monde ou pres­
que, en somme. Aucune plainte,
pourtant, n’a jamais été déposée.
Certaines des enfants se sont
tues très longtemps. Devenue
adulte, l’une s’entend répondre
par sa mère : « Ça m’est arrivé à
moi aussi, il faut faire avec. » Une
autre ose se confier aux enquê­
teurs pour la première fois de sa
vie. « Je viens d’un milieu ouvrier,
lui était admiré de tous. Je pen­
sais : qui va me croire? »
Au procès de Saintes, seuls les
faits concernant deux nièces se­
ront examinés : les autres tom­
bent sous le coup de la prescrip­
tion. Il se trouve que ces deux mê­
mes nièces présentent aussi une
autre exception. Encore tout en­
fant, l’une refuse d’aller à un re­
pas de famille, si l’oncle Joël est in­
vité. « Il m’a mis la main dans la cu­
lotte », dit­elle. Sa mère ne l’inter­
roge pas davantage. « Il n’y avait
pas à savoir plus. C’était à la fois
suffisant et trop. » Pour autant,
elle ne renonce pas à embarquer
tout le monde au déjeuner. Laco­
nique, l’ordonnance de mise en
accusation commente : « Elle
aurait réglé l’affaire en famille. »
Un secret gardé entre soi, qui se
chuchote après le gâteau d’anni­
versaire, des conversations de
femmes quand les hommes
n’écoutent pas, pleines de sous­
entendus, parfois mouillées de

larmes. La mère décide d’en par­
ler au chirurgien, il est son frère,
elle l’aime, elle veut savoir. Il pro­
met de se soigner.
Pendant son audition, elle est
abasourdie en apprenant le nom­
bre de victimes. Elle croyait à un
coup de folie, qui n’aurait visé que
ses filles. Alors, devant les enquê­
teurs, elle finit par s’effondrer, en­
tre regrets et culpabilité. Dans le
dossier, toutes les mères enten­
dues ont vécu cette même scène,
l’une après l’autre, certaines écla­
tant en sanglots dans les locaux de
la brigade. « Comment ai­je pu ne
rien voir ?, dit une maman. On lui
aurait donné le bon Dieu sans
confession à cet homme­là. » Une
troisième risque : « C’était une
autre époque. »
Parmi ces femmes, une seule
fait exception : Madame Le
Scouarnec, la jolie mariée de la
première photo. Pendant l’ins­
truction, elle n’a exprimé ni re­
mords ni compassion, tout en­
tière concentrée sur sa défense.
Son entourage soutient qu’elle
était au courant depuis 1996, au
moins. A ses mots, la voilà qui nie,
se cabre, accusant les enquêteurs
de « procès d’intention ».
Monsieur Le Scouarnec était
bon père, bon époux, bon méde­
cin. A peine, reconnaît­elle « une
suspicion », quelques années plus
tôt, en le voyant suivre une enfant
des yeux. Elle soutient avoir tout
ignoré jusqu’à l’interpellation de
son mari en 2004 dans le premier
dossier de pédopornographie.
Depuis lors, Monsieur et Ma­
dame Le Scouarnec s’étaient
d’ailleurs installés chacun de son
côté, elle en Bretagne, lui à Jonzac.
« J’ai complètement occulté Joël de
ma vie, pour me préserver je
crois », continue­t­elle. Leur di­
vorce n’est pourtant toujours pas
prononcé et elle garde le contact
avec lui depuis sa détention, la
seule à le faire dans la famille.

Des silences en héritage
Monsieur et Madame Le Scouar­
nec partagent aussi un souvenir
en commun sur les abus sexuels :
une conversation où elle lui avait
appris qu’un de leurs propres fils
en avait été victime. Lui balaye le
sujet : « Elle me l’avait dit, je ne sais
pas quand. J’ai vécu sous l’emprise
de la prédation sexuelle à l’égard
des enfants, sans état d’âme ni re­
mise en question. J’ai toujours fait
abstraction des conséquences de
ces actes. » Aurait­il au moins
gardé en mémoire le nom de
l’agresseur contre son garçon?
Réponse : « Il me semble que ma
femme m’a dit qu’il s’agissait de
mon père, je n’ai pas cherché à en
savoir plus. » En effet, il s’agissait
de son père, décédé en 2018. Lui
aussi collectionnait les poupées.
Ce sont ces silences, légués en
héritage, que veulent crever

Laura et Jérôme Loiseau, les pa­
rents de la petite voisine, pen­
dant le procès de Saintes. Ils dé­
noncent les proches, ceux qui
n’ont pas parlé, permettant à Joël
Le Scouarnec de continuer d’agir.
Et le milieu médical aussi : la qua­
trième victime de ce premier vo­
let est une des petites patientes
de la clinique de Loches, âgée de
4 ans à l’époque et de 28
aujourd’hui. Un texte, décrivant
des attouchements et des viols

pendant son hospitalisation, a
été retrouvé dans l’ordinateur du
chirurgien, à la rubrique : « Mes
lettres pédophiles ». Il est un des
premiers documents découverts
et un des seuls datant de cette
époque. L’ancienne petite ma­
lade n’en a gardé aucun souvenir.
Le chirurgien non plus.
Dans le box, Joël Le Scouarnec
ne devrait pas changer sa ligne de
défense : il reconnaît les agres­
sions sexuelles, mais aucun viol,

malgré un certificat médical con­
cernant la petite voisine. Celui­ci
atteste de déchirures et d’irrita­
tion de l’hymen à la période des
faits. Ses nièces aussi dénoncent
des pénétrations digitales. Lui l’a
pris de haut. Il est chirurgien,
« nous ne devons pas mettre la
même définition derrière ce mot ».
Dans ce premier procès, Joël Le
Scouarnec risque jusqu’à
vingt ans de prison.
florence aubenas

Palais de justice de Saintes (Charente­Maritime), le 12 mars, à la veille de l’ouverture du procès de Le Scouarnec. STÉPHANE MAHÉ/REUTERS

L’entourage de
l’épouse de Joël
Le Scouarnec
soutient qu’elle
était au courant
depuis 1996

Toujours en
cours, l’enquête
a pour l’instant
dénombré
349 victimes
potentielles

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