24 |horizons SAMEDI 14 MARS 2020
0123
L’indétrônable maire
et le tabou du djihad
Soixantesept jeunes originaires de Trappes sont partis
en Irak ou en Syrie entre 2014 et 2016. Un sujet que refuse
d’aborder Guy Malandain, 82 ans, soutenu par La
République en marche et le Parti socialiste, qui brigue
un quatrième mandat lors des élections des 15 et 22 mars
L
e 24 mars, Guy Malandain a prévu
de recevoir le gratin des Yvelines
pour inaugurer une place Ar
naudBeltrame. Le maire de Trap
pes veut rendre hommage à cet
officier supérieur de la gendar
merie française qui avait pris la place d’un
otage au cours de l’attaque d’un supermarché
de Trèbes, dans l’Aude, en mars 2018. Un terro
riste se revendiquant de l’organisation Etat is
lamique (EI) avait tué Arnaud Beltrame. Un
héros national, décoré à titre posthume par
Emmanuel Macron.
Plus de cent cinquante communes françai
ses ont donné son nom à une place ou à un jar
din. Mais, à Trappes, l’événement prend un
tour plus symbolique qu’ailleurs. Entre 2014 et
2016, 67 jeunes ont quitté cette ville de
32 500 habitants pour rejoindre l’EI, en Irak
puis en Syrie : un record européen, loin devant
la commune belge de Molenbeek. Ce sont
presque autant de morts et, pour Guy Ma
landain, comme une grosse tache sur son bi
lan. Sa gageure? Eviter qu’on en parle, pour ne
pas abîmer le blason de sa ville, qu’il tente de
redorer depuis 2001. Monsieur le maire brigue
un quatrième mandat et se moque bien que
ses adversaires dissertent sur son âge, « 82 ans
aux cerises », pourvu qu’on évite le grand ta
bou : la radicalisation islamiste. S’il l’évoque,
c’est pour Trèbes, pas pour Trappes. Et deux
jours après le second tour des municipales.
Né en 1937, Guy Malandain a traversé tout
l’échiquier de la vie politique française : an
cien de la SFIO, chevénementiste, puis divers
gauche... Il est difficile de le rattacher à une fa
mille de pensée, tant il a l’art de naviguer
dans ces formations. « En 2026, il finira chez
Les Républicains! », s’amusent certains.
En 2001, sur la promesse d’une mosquée,
qui, il est vrai, manquait à Trappes, il avait mis
fin au règne des communistes, en place de
puis 1945. Pour y parvenir, il avait fait alliance
avec les leaders de l’Union des musulmans de
Trappes, deux ingénieurs proches des Frères
musulmans, puis permis la construction
d’une « très grande mosquée », capable d’atti
rer des fidèles bien audelà de la ville. Bon
nombre de vieux « rouges » ne lui ont tou
jours pas pardonné cette alliance. « Il a
échangé le parti contre cette mosquée », pes
tait son prédécesseur communiste à la mai
rie. Cette fois, changement de cap : par l’inter
médiaire de sa première adjointe et plus pro
che conseillère, Jeanine Mary, il a obtenu le
soutien de... La République en marche (LRM).
Alors que, mifévrier, Emmanuel Macron a
fait du « séparatisme » religieux le nouvel
« ennemi » national, l’homme qui règne sur
Trappes depuis près de vingt ans a reçu l’im
primatur du parti présidentiel.
NE PAS « STIGMATISER L’ISLAM »
Quelques semaines auparavant, LRM avait
tenté d’investir le populaire Mustapha Lar
baoui, exprésident du club de football local.
Ce pharmacien jovial, laïque affiché, a long
temps mené des actions contre le commu
nautarisme et les signes trop ostentatoires de
religiosité. « La religion relève du privé, et je
crois que seule cette conception libère les
gens », affirmaitil lorsqu’il dirigeait encore
L’Etoile sportive de Trappes. Pas question,
sous sa présidence, d’arrêter l’entraînement
pour la prière ou de ne pas prendre sa douche
après un match, même tout habillé. La mise
en place d’une équipe de foot féminine – port
du voile interdit – et, en 2015, celle d’un pro
gramme de soutien scolaire très couru des
parents auraient pu faire de lui, à 58 ans, un
parfait candidat « nouveau monde ». Mais il
s’est lassé des procédures de la commission
d’investiture du parti du président : « J’avais
l’impression d’être face à un chasseur de têtes
faisant un casting », résumetil. Le voici en
tandem derrière Othman Nasrou, conseiller
régional Les Républicains (LR), face à un maire
de 82 ans, macroniste de circonstance...
Pour faire bonne mesure, le maire sortant a
aussi obtenu le soutien du Parti socialiste (PS).
« Nous avons vérifié qu’il n’avait pas soutenu la
politique gouvernementale, pour ne pas nous
retrouver en porteàfaux », explique le patron
des socialistes, Olivier Faure. Le bilan du
maire en matière de radicalisation, les 67 dé
parts au djihad? « Je ne suis pas au courant »,
répond encore le premier secrétaire du PS. Ce
luici a préféré s’allier à LRM plutôt que d’offrir
son soutien à un jeune homme venu lui aussi
du PS : Ali Rabeh, 35 ans, ancien chef de cabi
net de Benoît Hamon. Le candidat de Généra
tion.s soupire : « Les socialistes ont perdu la
boussole. Entre un candidat de 82 ans soutenu
par le parti de Macron et un autre qui rassem
ble la gauche, ils n’auraient pas dû hésiter. »
Le maire a longtemps pensé que la « mode »
religieuse passerait en rénovant sa ville.
C’était d’ailleurs la grande idée des années
1990 : en finir avec les barres et les tours pour
régler à la fois la délinquance, le communau
tarisme et le malêtre. Trappes a été très large
ment rebâtie. Mais les 67 départs au djihad
sont venus rappeler qu’un changement de
décor ne suffisait pas. Aucun des rivaux du
maire, de droite ou de gauche – le Rassemble
ment national ne se présente pas à Trappes –,
ne l’attaque pourtant sur la radicalisation.
« Pas une personne ne m’a parlé de ce sujet du
rant la campagne », assure ainsi Mustapha
Larbaoui, comme si le déni du maire était
aussi celui de toute la population. « Personne
à Trappes ne fait allusion ni à l’EI ni aux salafis
tes, remarque le soutien d’Ali Rabeh, l’islamo
logue Rachid Benzine. Car l’évoquer, ce serait
reconnaître les risques du séparatisme dont
parle Macron et, aux yeux d’une partie de la
population, stigmatiser l’islam. »
Pourtant, ce sont parfois des fratries entiè
res qui, en 2014, l’année des grands départs,
ont gagné la Syrie. Des grappes de gamins,
souvent issus d’un même « square » – une des
particularités de Trappes, où les communistes
avaient préféré aux cités ces petits ensembles
d’immeubles fermés autour d’une pelouse ou
de jeux. Parmi eux, Ibrahim Ly, l’un des quinze
enfants d’une famille d’origine sénégalaise,
installée square LéoLagrange, et l’un des pre
miers à avoir fait le voyage. C’est lui qui, après
les attaques meurtrières de Charlie Hebdo,
en 2015, avait célébré, kalachnikov à la main,
sur une vidéo de propagande, « les attaques
bénies de Paris », posant dans une rue de
Rakka devant le drapeau noir de l’EI. Il y a aussi
le jeune Mohamed, autrefois chargé des sor
ties périscolaires à la mairie et qui, un jour,
partit à son tour. Ou encore son copain So
fiane, vite devenu « chef de district » en Syrie.
Citons également ces quatre jeunes gens, à
peine 20 ans, partis du square GeorgeSand
un matin de 2015, sous le prétexte d’un ma
riage en Turquie. Un tonneau de leur Scénic
rouge à Gaziantep les a sauvés : ils ont été ra
patriés et incarcérés en France. Tous sont
aujourd’hui sortis de prison, sauf Bilal Taghi,
célèbre pour avoir tenté de tuer un surveillant
à la prison d’Osny (Vald’Oise), en 2016. Ibra
him Ly, de son côté, a été condamné à quinze
ans de travaux forcés au Sénégal. Aucun autre
n’est revenu. Quelques enfants nés en Syrie
ont été rapatriés dans les Yvelines, où Pierre
Bédier, le président LR du département, a été
le premier à accepter de les accueillir.
Peu de temps après son élection, le 5 sep
tembre 2017, Emmanuel Macron avait sou
haité tester à Trappes son plan de lutte contre
la radicalisation. Un arsenal de mesures judi
ciaires et administratives (expulsions, lutte
contre la fraude, surveillance financière et
contrôles administratifs) avait notamment
été lancé dans le quartier des Merisiers et
dans celui de la Plaine de Neauphle. Mais Guy
Malandain a toujours évité de l’évoquer pu
bliquement, agacé par une communication
gouvernementale coupable, à ses yeux, de
stigmatiser sa ville.
LE SOUTIEN SCOLAIRE, UNE PRIORITÉ
En mai 2018, la secrétaire d’Etat chargée de
l’égalité entre les femmes et les hommes, Mar
lène Schiappa, avait délocalisé son cabinet à
Trappes, durant trois jours, et était venue y
parler de ce sujet sensible. Puis, en novem
bre 2019, sa collègue de la justice, Nicole Bel
loubet, s’est rendue aux Merisiers. Malgré le
renfort d’une vingtaine de policiers supplé
mentaires, conséquence de la désignation de
ce petit bout de Trappes comme « quartier de
reconquête républicaine », le maire ne s’est pas
montré plus disert sur le sujet. Comme la sé
curité, le fait de viser les familles de djihadistes
est jugé stigmatisant. Idem pour toute mani
festation contre le communautarisme. Une
vidéo circulant sur les réseaux sociaux traite
ainsi la tête de liste LR, Othman Nasrou, d’« is
lamophobe », en soulignant sa proximité avec
la députée LRM Aurore Bergé, qui avait pris fait
et cause pour la jeune Mila, cette jeune fille
menacée de mort pour ses propos sur l’islam.
Sans les nommer, radicalisation et repli
communautaire soustendent pourtant tous
les programmes nationaux déclinés ici. Tous
les candidats placent ainsi le soutien scolaire
en tête de leurs priorités. L’éducation des en
fants – et leur prise en charge après l’école –
est un sujet majeur dans cette ville, dont plus
d’un quart des habitants ont moins de 14 ans
et où personne n’a oublié qu’une partie des
recrutements en Syrie s’était fait au Chicken
Planet, un kebab proche du lycée. « Dans cette
ville pauvre, l’immense majorité des parents
croient, en vrais républicains, que la réussite ne
peut que passer par l’école », remarque Rachid
Benzine. Or la mairie, restée sur la semaine de
4 jours et demi, avait mis fin en 2015 à ses acti
vités de soutien scolaire ; et la suppression
des emplois aidés, après l’élection d’Emma
nuel Macron, est venue porter un coup à
l’aide éducative. Aujourd’hui, l’aide aux de
voirs est d’abord organisée par la mosquée,
l’Eglise catholique et la « Miss pop », la Mis
sion populaire, d’obédience protestante.
Trappes ne compte pas, en 2020, de liste
communautaire. En 2014, le cofondateur de la
mosquée, Slimane Bousanna, s’était présenté
aux élections pour « lutter contre l’islamopho
bie ». « Faisons entendre notre voix » s’intitu
lait la liste (8,23 % des voix) dont cet ingénieur
avait pris la tête, montrant clairement sa vo
lonté de s’adresser aux musulmans. « Les cir
constances ont changé, affirmetil. Je préfère
me concentrer sur mon rôle éducatif » : le col
lège privé musulman qu’il a fondé il y a une di
zaine d’années et qui accueille 198 élèves. Il est
le seul à évoquer le discours de M. Macron sur
le séparatisme. « Nous n’en voulons pas, nous
demandons au contraire à passer sous contrat
avec l’éducation nationale !, s’agacetil. L’éta
blissement est inspecté chaque année, mais le
ministère répond qu’il n’y a pas de crédits. »
Lors des dernières élections législatives, la
librairie religieuse de John Ayres, alias « Ibra
him », un tabligh francoaméricain converti
à l’islam, abritait des réunions du candidat
de La France insoumise. Cette fois, le libraire
a assisté au meeting d’Othman Nasrou (LR).
« C’est une ville affective, qui aspire à retrou
ver une dignité et une certaine forme de nor
malité », souligne Mustapha Larbaoui.
Même si, « dans le vieil électorat socialiste et
communiste qui préfère les Blancs, avoir
comme Malandain deux candidats maghré
bins face à soi, ça aide encore à l’emporter »,
ajoute un bon observateur de la ville.
En 2008, Guy Malandain avait été réélu dès
le premier tour avec 54,68 % des voix.
En 2014, c’est au second tour qu’il l’avait em
porté (50,96 %). Cette fois, beaucoup l’imagi
nent de nouveau en tête au soir du premier
tour, sans avoir dit un mot des 67 fantômes
de sa ville. Comme le dit le père Etienne
Guillet, prêtre de la paroisse locale : « Le pre
mier qui en parle a perdu... »
raphaëlle bacqué et ariane chemin
Guy Malandain, le maire de Trappes, le 6 janvier 2016, lors d’une marche blanche en hommage à Moussa, tué par balle le 1er mai 2015. ALBERT FACELLY
LE BILAN DU MAIRE
EN MATIÈRE
DE RADICALISATION,
LES 67 DÉPARTS
AU DJIHAD ?
« JE NE SUIS PAS
AU COURANT »,
RÉPOND OLIVIER
FAURE, LE PREMIER
SECRÉTAIRE DU PS