Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1

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SAMEDI 14 MARS 2020 idées| 29


C’


est un livre qui donne le vertige, qu’on lit le souf­
fle coupé, avec un sentiment de sidération, qui
confine parfois au malaise. Son titre est inspiré
d’un verset du Talmud (« Si quelqu’un vient pour
te tuer, lève­toi et tue­le le premier »), souvent cité par les
responsables sécuritaires israéliens pour justifier leurs
actions. En plus de 900 pages, Ronen Bergman, journa­
liste d’investigation israélien chevronné, dresse l’histoire
de l’une des pratiques les plus controversées de l’Etat hé­
breu : les assassinats ciblés.
Marqués par le traumatisme de l’Holocauste, persuadés
que le pays et ses habitants sont en perpétuel danger
d’annihilation, les fondateurs d’Israël ont considéré que
les liquidations extrajudiciaires sont un mal
nécessaire. Au fil des années, grâce au déve­
loppement de la technologie militaire et au
perfectionnement de ses agences de rensei­
gnement, dont le Mossad, l’Etat hébreu a mis
au point une machine à assassiner sans équi­
valent dans le monde occidental.
Le récit s’ouvre sur l’embuscade tendue à
Thomas James Wilkin, un officier de police
anglais, descendu d’un coup de revolver par
des sionistes radicaux dans les rues de Jéru­
salem, en 1944. Et il se clôt sur l’élimination
en 2010 de Mahmoud Al­Mabhouh, respon­
sable de l’acquisition d’armes au sein du Ha­
mas, le mouvement islamiste palestinien,
tué par injection létale, dans sa chambre
d’hôtel à Dubaï.
Entre ces deux époques, l’auteur retrace,
avec un luxe de détails époustouflant, un
nombre incalculable d’opérations secrètes,
visant à réduire au silence non seulement
des auteurs d’actes terroristes, mais aussi des
cadres politiques, des hauts gradés et des
scientifiques de pays hostiles. Certains de ces
épisodes sont bien connus, comme la traque
des membres de Septembre noir, l’organisa­
tion palestinienne clandestine responsable
de la prise d’otages des Jeux olympiques de
Münich, en 1972, fatale à onze athlètes israéliens.
Dans certains cas, Bergman confirme les soupçons
d’implication des services secrets israéliens, comme dans
l’élimination, entre 2007 et 2012, d’une demi­dizaine
d’experts nucléaires iraniens, tués par balles ou par l’ex­
plosion d’une bombe attachée à leur voiture. Ou bien
dans l’assassinat, en 1990, à Bruxelles, de Gérald Bull, un
spécialiste de balistique canadien, recruté par le régime
irakien, pour construire un gigantesque canon capable de
frapper aussi bien Téhéran que Tel­Aviv.
Mais le livre contient aussi un nombre impressionnant
de scoops. On apprend par exemple comment le Mossad
a aidé les services secrets marocains à localiser Mehdi
Ben Barka, l’opposant au roi Hassan II, tué à Paris en octo­
bre 1965, et comment les agents israéliens ont fait dispa­
raître son corps dans la forêt de Saint­Germain­en­Laye.

« J’appelle ça la banalité du mal »
On apprend aussi et surtout – c’est la révélation la plus
problématique – comment, entre 1979 et 1983, le chef
d’état­major israélien Rafael Eitan, avec la bénédiction du
ministre de la défense Ariel Sharon, a orchestré, à l’insu
du reste du gouvernement, une campagne d’attentats au
Liban. Perpétrées par des collaborateurs locaux et reven­
diquées par une organisation fictive (le Front pour la libé­
ration du Liban des étrangers), ces explosions ont causé la
mort de centaines de personnes, en partie des civils.
D’abord actes de vengeance aveugle, en réaction au
massacre d’une famille israélienne de Nahariya par un
commando palestinien, ces opérations ont eu pour ob­
jectif, après 1981, de pousser Yasser Arafat à attaquer Is­
raël, en violation du cessez­le­feu négocié par les Etats­
Unis, pour justifier une invasion militaire au Liban.
Ronen Bergman traite tous ces sujets brûlants de
manière clinique, sans glorifier ses personnages ni éluder
les questions morales. « On s’habitue à tuer, lui confie
Ami Ayalon, un ancien chef du Shin Beth, le service de
renseignement qui opère dans les Territoires occupés. La
vie humaine devient quelconque. On passe un quart
d’heure, vingt minutes, sur qui tuer. Deux ou trois jours
sur : comment le tuer. J’appelle ça la banalité du mal »,
ajoute­t­il en référence à Hannah Arendt.
Mais l’ouvrage, très israélo­centré, ne va pas au­delà de
ces déplorations, un peu ritualisées, ce qui suscite à la
longue une forme de gêne. Dans cet inventaire de l’ingé­
niosité des maîtres espions israéliens, le terroriste est
toujours l’autre. Certaines des actions dépeintes, comme
les agissements du général Eitan et d’Ariel Sharon au Li­
ban, ont pourtant plus à voir avec le terrorisme que
l’autodéfense.
Il manque au travail de Ronen Bergman, aussi intéres­
sant soit­il, un contrechamp, une parole palestinienne
sur la manière dont la politique d’assassinats israé­
lienne est perçue de leur côté. Il est regrettable aussi que
la réflexion sur le prix politique des succès tactiques du
Mossad et du Shin Beth soit à peine esquissée. S’ils ont
pu éviter des tragédies, ils entretiennent aussi l’Etat hé­
breu dans un sentiment de toute­puissance, qui l’a dis­
pensé, jusqu’à ce jour, de faire les concessions nécessai­
res à la paix.
benjamin barthe
(beyrouth, correspondant)

« BEAUCOUP 


D’ÉCOLOGISTES 


CHERCHENT 


À CRÉER, LORS DE 


LEURS ACTIONS, UN 


IMAGINAIRE VISUEL 


DE L’EFFONDREMENT 


ÉCOLOGIQUE »
MANUEL CERVERA-MARZAL
philosophe

LAURENT CORVAISIER

obligation prévue par les textes au nom
d’une norme qu’ils jugent supérieure à la loi –
et à condition, bien sûr, que cette infraction
ne présente aucun caractère de gravité et
qu’elle relève du registre de la non­violence.
Quels textes s’autorisent­ils à enfreindre?
La plupart du temps, les désobéissants écolo­
gistes transgressent pendant quelques heu­
res le principe de la propriété privée : l’ANV­
COP21 a ainsi organisé des « conférences pira­
tes » sur le climat dans la « banque numéro 1
des énergies sales », la Société générale, tandis
qu’Extinction Rebellion occupait, pour dé­
noncer la « logique du tout­routier », un chan­
tier de parking de Chambéry (Savoie). Ils se
sont aussi, très exceptionnellement, autori­
sés à commettre des vols : l’ANV­COP21 a ainsi
« décroché » des portraits officiels d’Emma­
nuel Macron en mairie – un geste qui leur a
valu une relaxe, le 16 septembre 2019, pro­
noncée par le juge correctionnel de Lyon, qui
a estimé que le trouble à l’ordre public était
« très modéré ». Plus que l’infraction à la loi,
c’est la mise en scène symbolique de leur
combat que recherchent les désobéissants.
Les Déboulonneurs antipub barbouillent des
panneaux publicitaires, les Faucheurs anti­
OGM déterrent des plantes transgéniques,
les Galériens du logement de Jeudi noir occu­
pent des locaux abandonnés : les écologistes
d’Extinction Rebellion, eux, ceinturent la
place de Morlaix (Finistère) d’un ruban pour
dénoncer la montée des eaux et déversent
des bidons de peinture rouge sur les marches
du Trocadéro pour évoquer les « millions de
morts humaines et animales » de la « catastro­
phe écologique » à venir.

REMISE EN CAUSE D’UN SYSTÈME ENTIER
Cette volonté d’établir un lien métapho­
rique entre le geste du désobéissant et la
cause qu’il défend est un lointain héritage
de Martin Luther King. « Dans les années
1960, le mouvement des droits civiques pra­
tiquait une désobéissance civile “directe”, se­
lon le mot d’Hannah Arendt : quand les mili­
tants noirs s’installaient dans un espace ré­
servé aux Blancs, ils violaient non pas une loi
en général, mais la loi sur la ségrégation
qu’ils combattaient, explique le philosophe
Manuel Cervera­Marzal. Le message politi­
que du désobéissant était contenu dans son
acte : il était préfiguratif car il mettait en
scène la société à laquelle il aspire. »
Les défenseurs du climat ont davantage de
difficultés à mettre en scène de tels échos
symboliques. « Le dérèglement climatique est
la conséquence non d’une loi emblématique
qu’il faudrait impérativement abroger, mais

d’un système économique de production et de
consommation qui régit la planète entière,
poursuit Manuel Cervera­Marzal. Il est diffi­
cile d’identifier un geste qui symboliserait à lui
seul la lutte contre le réchauffement. Beau­
coup d’écologistes pratiquent donc une
désobéissance civile indirecte : ils cherchent,
lors de leurs actions, à créer un imaginaire
visuel de l’effondrement écologique. »
Souvent spectaculaires, toujours symboli­
ques, les actions des désobéissants sont­elles
pour autant légitimes? Depuis un siècle, la
querelle divise philosophes, sociologues et
politistes. En s’arrogeant le droit de violer
une loi adoptée par des représentants élus au
suffrage universel, en négligeant les voies lé­
gales de contestation que sont les grèves, les
élections, les pétitions ou les manifestations,
la désobéissance civile peut, selon certains
intellectuels, mettre en péril les institutions
démocratiques et conduire au désordre. Pour
le philosophe Pierre­Henri Tavoillot, auteur
de Comment gouverner un peuple roi? (Odile
Jacob, 2019), la désobéissance civile contient
en effet un risque de « fragmentation ». « Elle
ne peut, en aucun cas, être érigée en principe
politique : comment justifier, en démocratie,
que l’on enfreigne les lois alors qu’elles sont
l’expression de la volonté générale? La déso­
béissance civile donne aux militants le senti­
ment d’être des acteurs politiques mais elle
ouvre la voie à la tyrannie des minorités. Déso­
béir, c’est tomber dans l’individualisme le plus
extrême et fragiliser le contrat social. Le risque,
c’est l’émiettement social, voire la sortie du
monde commun, avec, pour chacun, son petit
droit de veto sur tout. »
Bien des penseurs ont pourtant, depuis la
seconde guerre mondiale, accepté le principe
de la désobéissance civile en démocratie.
Hannah Arendt invitait ainsi les gouvernants

à lui « faire une place dans le fonctionnement
de nos institutions publiques », et Jürgen Ha­
bermas estimait qu’elle permettait de tester
la « maturité » de l’Etat de droit. John Rawles,
lui aussi, admettait sa pertinence, à condi­
tion qu’elle réponde à des « injustices majeu­
res et évidentes » – « des infractions graves au
principe de la liberté égale pour tous et des vio­
lations flagrantes du principe de la juste éga­
lité des chances ».

UNE CITOYENNETÉ ACTIVE REVENDIQUÉE
Certains intellectuels vont plus loin en fai­
sant de la désobéissance civile non un geste
exceptionnel lié à un grave dysfonctionne­
ment des institutions, mais une contribu­
tion utile et légitime à la vie publique. « La dé­
sobéissance civile est un signe de vitalité dé­
mocratique, estime la sociologue Sylvie
Ollitrault. Elle montre une volonté de partici­
per au débat public : les désobéissants revendi­
quent une citoyenneté active et tentent de
s’approprier un espace de résistance et d’enga­
gement. Ce ne sont pas des jeunes militants in­
conscients et inconséquents : ils sont au con­
traire très exigeants envers eux­mêmes et en­
vers la société. » Pour Sandra Laugier et Albert
Ogien, les désobéissants qui agissent en de­
hors des arènes représentatives ont en effet
le mérite de prendre au sérieux la promesse
démocratique : en inventant de nouvelles
formes de mobilisation, ils élargissent « l’es­
pace des possibles ». A leurs yeux, cette nou­
velle donne n’a rien d’inquiétant : dans un ré­
gime « dont la nature est d’être irrémédiable­
ment ouvert », il serait absurde de dresser
une fois pour toutes la liste des expressions
légitimes de la participation. « Nul ne saurait
dire où il convient de fixer les limites des liber­
tés individuelles et à quel niveau d’autonomie
il faut cesser d’attribuer de nouveaux droits
sociaux ou politiques aux citoyens. »
Cette conception de la démocratie n’est
pas celle de Pierre­Henri Tavoillot, qui dé­
fend avec conviction la logique représenta­
tive. « Si les désobéissants veulent participer à
la vie démocratique, ils doivent élaborer un
programme et se présenter aux élections »,
explique le philosophe. La controverse sur la
désobéissance civile dessine finalement, en
creux, deux regards sur la citoyenneté. Pour
Pierre­Henri Tavoillot, la vertu cardinale du
citoyen est « plus que jamais » l’obéissance,
qu’il distingue de la soumission. Pour Ma­
nuel Cervera­Marzal, elle est au contraire la
responsabilité. « Nous devons cesser d’être de
bons petits soldats pour devenir des individus
autonomes. »
anne chemin

LE LIVRE


LES SECRETS D’UNE


MACHINE À TUER


LÈVE­TOI  ET  TUE
LE  PREMIER.
L’HISTOIRE  SECRÈTE
DES  ASSASSINATS 
CIBLÉS 
COMMANDITÉS  PAR 
ISRAËL
de Ronen Bergman
Grasset, 944 p,
29 euros
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