30 |idées SAMEDI 14 MARS 2020
0123
Que vaut l’Europe
si elle se fait l’ennemie
du droit d’asile?
Un collectif d’une soixantaine d’intellectuels s’indigne
que l’Union européenne refuse sa protection
à ceux qui fuient les horreurs de la guerre en Syrie
N
ous, citoyennes et citoyens de
l’Union européenne, soutenons les
appels déjà lancés par plusieurs as
sociations de la société civile pour
que soit accordée une protection tempo
raire aux personnes en détresse à la fron
tière de la Grèce avec la Turquie, qui est
aussi notre frontière extérieure commune,
ou aux personnes qui sont parquées dans
des conditions innommables dans des
camps de la mer Egée.
Nul besoin d’attendre ici une illusoire
unanimité pour cette protection tempo
raire, acte de décence élémentaire. Un seul
Etat membre de l’Union européenne suffit
pour enclencher cette procédure prévue par
le droit européen. Si aucun d’entre eux ne le
fait, c’est à la présidente de la Commission,
qui est gardienne des traités, d’assumer les
obligations de son mandat – et, s’il le faut,
c’est au Parlement européen de mettre la
Commission face à ses responsabilités.
Il ne s’agit plus ici pour nous de débattre
sur la forme politique que devrait prendre
l’Union européenne ni même de prendre
parti dans de complexes questions géopo
litiques. Il s’agit de savoir si nous, citoyens
d’Europe, pouvons échapper à la honte et
au déshonneur.
Une faillite collective
L’Union européenne, après s’être déchar
gée de ses responsabilités sur la Turquie,
salue le rôle de « bouclier » (selon l’expres
sion d’Ursula von der Leyen) d’un de ses
Etats membres, la Grèce, contre le flux des
migrants, ce qui rend impossible la tâche
d’accueillir ceux qui fuient l’horreur
d’une guerre menée contre eux par un
Etat criminel.
L’île de Lesbos était déjà le symbole
d’un scandale moral et politique : « Push
backs » et « hot spots » [refoulements et
zones de regroupement] sont les noms qui
servent de masques à l’inhumanité, à ce
que [le sociologue suisse] Jean Ziegler
décrit comme la mise en œuvre d’une
« stratégie de la terreur » destinée à dis
suader les réfugiés de demander le res
pect de leurs droits humains fonda
mentaux.
Ce scandale prend désormais la tour
nure d’une faillite collective. Ce qui est
liquidé dans les faits, c’est le droit d’asile
luimême. C’est l’article 14 de la Déclara
tion universelle des droits de l’homme :
« Devant la persécution, toute personne a
le droit de chercher asile et de bénéficier de
l’asile en d’autres pays. »
Que vaut l’Europe, si elle se fait l’enne
mie de ce droit premier et fondamental?
A quoi bon des institutions européennes,
s’il est permis aux Etats membres de refu
ser les obligations que leur impose le
droit européen, la Charte des droits fon
damentaux de l’Union européenne, la
Convention européenne des droits de
l’homme et la convention de Genève de
1951? Que veut dire « Union » si, parmi les
pays qui la composent, certains peuvent
suspendre l’examen des demandes d’asile
- examen obligatoire selon la convention
de Genève – et s’exempter de la solidarité
dans l’accueil et la répartition des victi
mes de la persécution?
La construction européenne, née des
leçons tirées des catastrophes identitaires
du XXe siècle, n’a pour légitimité que le
respect du droit qui la fonde. S’imaginer
qu’on la préservera de la montée du
nationalpopulisme en piétinant les
droits fondamentaux est le pire des cal
culs. Nous rappelons à leurs responsa
bilités et à leurs engagements les Etats
membres, la Commission européenne, le
Parlement européen.
Signataires : Maurizio Acerbo, homme politique, Italie ; Michel Agier,
anthropologue, France ; Athena Athanasiou, philosophe, Grèce ; Albena
Azmanova, politiste, Bulgarie, Belgique ; Bertrand Badie, politiste, France ;
Etienne Balibar, philosophe, France ; Aristides Baltas, philosophe, Grèce ;
Thomas Berns, philosophe, Belgique ; Massimo Cacciari, philosophe, Italie ;
Paolo Cacciari, journaliste, Italie ; Claude Calame, anthropologue, France ;
Barbara Cassin, philologue, philosophe, France ; Luciana Castellina,
journaliste, Italie ; Isolde Charim, philosophe, Autriche ; Monique
Chemillier-Gendreau, juriste, France ; Dimitris Christopoulos, politiste,
Grèce ; Olivier de France, politiste, France ; Olivier De Schutter, juriste,
Belgique ; Boaventura de Sousa Santos, sociologue, Portugal ; Alex
Demirovic, sociologue, Allemagne ; Katja Diefenbach, philosophe, Allema-
gne ; Costas Douzinas, juriste, Grèce ; Vincent Engel, écrivain, Belgique ;
Jean-Marc Ferry, philosophe, France ; Stefano Galieni, président de l’ADIF
(Associazione Diritti e Frontiere), Italie ; Gunter Gebauer, philosophe, Allema-
gne ; Gregor Gysi, député national, Allemagne ; Jürgen Habermas, philoso-
phe, Allemagne ; Sabine Hark, sociologue, Allemagne ; François Héran, socio-
logue, démographe, France ; Sabine Hess, sociologue, Allemagne ; Axel
Honneth, philosophe, Allemagne ; Rahel Jaeggi, sociologue, Allemagne ;
Michal Kozlowski, philosophe, Pologne ; Justine Lacroix, politiste, Belgique ;
Camille Louis, philosophe, France ; Giacomo Marramao, philosophe, Italie ;
Christoph Menke, philosophe, Allemagne ; Sandro Mezzadra, philosophe,
Italie ; Tomaso Montanari, historien de l’art, Italie ; Edgar Morin, philosophe,
France ; Kalypso Nicolaïdis, politiste, France, Grèce ; Gérard Noiriel, histo-
rien, France ; Soraya Nour, philosophe, juriste, Portugal ; Moni Ovadia,
homme de théâtre, Italie ; Thomas Piketty, économiste, France ; René
Pollesch, régisseur de théâtre, Allemagne ; Jean-Yves Pranchère, philoso-
phe, Belgique ; Josep Ramoneda, philosophe, Espagne ; Andrea Rea, sociolo-
gue, Belgique ; Isabelle Rorive, juriste, Belgique ; Pierre Rosanvallon, histo-
rien, France ; Roberto Saviano, écrivain, Italie ; Gianfranco Schiavone, vice-
président de l’ASGI (Associazione per gli Studi Giuridici sull’Immigrazione), Italie ;
Barbara Spinelli, journaliste, Italie ; Maryse Tripier, sociologue, France ;
Michel Tubiana, avocat, France ; Françoise Tulkens, juriste, Belgique ;
Yanis Varoufakis, économiste, Grèce ; Antoine Vauchez, politiste, France ;
Marie-Christine Vergiat, Ligue de droits de l’homme, France ; José Luis
Villacañas, philosophe, Espagne ; Michel Wieviorka, sociologue, France ;
Catherine Wihtol de Wenden, politiste, France ; Frieder Otto Wolf, philoso-
phe, Allemagne ; Harald Wolf, politiste, député régional, Allemagne ; Gustavo
Zagrebelsky, constitutionnaliste, Italie ; Gabi Zimmer, journaliste, Allemagne
Cédric Durand et Razmig Keucheyan
L’emboîtement de quatre crises met
en lumière les limites des marchés
Pour l’économiste et le sociologue,
le sousinvestissement dans l’hôpital,
les fragilités de la mondialisation, le soutien
apporté aux banques plutôt qu’aux salaires
et la guerre des prix sur le pétrole se combinent
dans le déclenchement de la crise actuelle
L’
enchaînement d’événements
dans lequel le monde est en
tré dans le sillage de la pan
démie due au coronavirus
procède de l’emboîtement de qua
tre logiques de crise – sanitaire,
économique, énergétique et finan
cière. Elles mettent en lumière les
limites des marchés. Après une dé
cennie perdue au lendemain de la
crise financière, les turbulences ac
tuelles ouvrent une fenêtre d’op
portunité. Pour rendre nos sociétés
plus résilientes et rouvrir un che
min de développement commun,
le politique doit assumer des orien
tations économiques prioritaires et
y soumettre le secteur financier.
La première crise est sanitaire. La
principale raison pour laquelle
l’épidémie contamine la sphère
économique tient au fait que les
systèmes de santé sont poussés au
point de rupture. Le problème sani
taire le plus inquiétant n’est pas
tant la gravité intrinsèque de la ma
ladie que l’incapacité des systèmes
de santé à absorber un afflux mas
sif de malades et à leur prodiguer
les soins nécessaires.
Evidemment, cette vulnérabilité
est d’autant plus forte que les mesu
res d’austérité ont été importantes :
le sousinvestissement dans les hô
pitaux se paie aujourd’hui cash sous
forme de mesures de confinement
dont l’objet n’est pas d’entraver la
diffusion du virus, mais simple
ment de la ralentir de manière à li
miter les pertes en vies humaines.
La résilience d’une société tient
d’abord à la robustesse de ses servi
ces collectifs, c’est une réalité que
des marchés par nature courtter
mistes ne peuvent pas internaliser.
La seconde crise est économique.
Du côté de l’offre, les décisions pri
ses pour ralentir la diffusion du vi
rus impactent la production et le
commerce. Les exportations chinoi
ses ont plongé de 17 % au cours des
mois de janvier et de février, et des
ruptures d’approvisionnement ap
paraissent, notamment pour des
composants électroniques ou des
principes actifs de médicaments.
Les analystes s’attendent à ce que les
difficultés s’intensifient dans les se
maines qui viennent, notamment
en Europe, avec l’effet en cascade des
mesures déjà adoptées en Italie et
maintenant en France. Ici, c’est le
prix caché de chaînes de valeur frag
mentées et hyperoptimisées qui ap
paraît au grand jour et ouvre la voie
à un réencastrement des activités
industrielles dans les territoires
qu’elles servent.
A ces difficultés du côté de l’offre
s’ajoutent des complications du côté
de la demande : non seulement une
série de secteurs comme le tourisme
sont de fait à l’arrêt, mais les salariés
qui subissent des pertes de revenu
pour cause de chômage technique
ou qui voient leurs emplois menacés
freinent leurs dépenses. En outre,
face à un environnement aussi in
certain, les entreprises reportent
leurs dépenses d’investissement,
tandis que les plus faibles d’entre el
les risquent d’être englouties par des
difficultés de trésorerie. La dégrada
tion est telle que l’entrée en réces
sion dans la plupart des économies
riches apparaît extrêmement proba
ble. Dans un tel contexte, la politique
budgétaire doit réagir très vite pour
protéger les salariés et éviter un déli
tement du tissu productif.
C’est la perspective de ce décro
chage de la croissance mondiale qui
a déclenché la guerre des prix du pé
trole entre la Russie et l’Arabie saou
dite lors de la réunion de l’Organisa
tion des pays exportateurs de pé
trole – l’OPEP + – du 6 mars. Mais
celleci révèle une troisième logique
de crise, en grande partie autonome.
Face au ralentissement tendanciel
du poids des hydrocarbures dans la
demande d’énergie et à la perspec
tive du basculement progressif vers
un monde moins intensif en car
bone, une course à la liquidation des
réserves pétrolières est enclenchée.
Elle passe par une lutte pour les
parts de marché, dans laquelle Rus
ses et Saoudiens ont un intérêt com
mun : l’élimination des producteurs
de pétrole de schiste aux EtatsUnis,
que des coûts élevés et un fort ni
veau d’endettement rendent extrê
mement vulnérables à la chute des
prix. Même si, à court terme, la
baisse des prix peut favoriser la de
mande de pétrole, l’effet de long
terme est plus positif pour la transi
tion écologique : en déprimant l’in
vestissement dans le secteur des hy
drocarbures et la valeur des sociétés
du secteur, la fraction carbonée du
capital va être durablement affaiblie.
Baudruche financière
La quatrième logique de crise est
bien sûr financière. Depuis une dé
cennie, le marché haussier est sous
perfusion des banques centrales,
dont on ne rappellera jamais assez le
caractère titanesque de l’interven
tionnisme. Par exemple, la relance
des opérations de rachat de titres par
la Banque centrale européenne au
1 er novembre 2019, bien avant le re
tour des grandes turbulences, impli
que une injection de 20 milliards
d’euros chaque mois sur les marchés
soit, pour donner un ordre d’idée,
l’équivalent de 12,5 millions de salai
res mensuels au smic à plein
temps... Cette débauche de moyens
au service de la stabilité financière
est complètement déraisonnable.
Soutenir à bout de bras la baudruche
financière ne fait que renforcer les
inégalités et entrave le changement
de mode de développement dont
chacun sent l’urgence.
Face au krach, les investisseurs et
les banques plaident déjà pour de
nouvelles facilités. Dans la situation
de crispation politique généralisée, il
est impensable de reproduire les
choix faits au moment de la grande
crise financière de 2008. Cette
foisci, toute forme de soutien public
aux acteurs privés doit avoir pour
contrepartie une prise de contrôle : il
est temps que les pouvoirs publics
subordonnent le fonctionnement
du système financier aux objectifs
de soutenabilité écologique et so
ciale. Se lamenter comme le font les
classes dominantes depuis la der
nière crise de la montée des « popu
lismes » est vain. Il faut démontrer
aux populations que la démocratie
sert d’abord leurs intérêts, avant
ceux de la finance. Cela implique de
procéder à des nationalisations de
banques pour garantir la continuité
du système de paiement.
En parallèle, l’action des banques
centrales doit être étroitement
coordonnée avec la politique bud
gétaire des Etats, ce qui signifie
deux choses : d’une part, assumer la
possibilité d’une monétisation des
déficits publics ; d’autre part, met
tre le système de crédit au service
des priorités politiques plébiscitées
par les populations dans le do
maine de la santé, de la protection
sociale, de l’éducation, d’une reloca
lisation industrielle et de la transi
tion écologique.
Au moment où les faillites de la
coordination par le marché se géné
ralisent, seule une reprise en main
par le politique des grandes orienta
tions du développement économi
que est en mesure de redonner à nos
sociétés la résilience et les solidarités
qui leur font aujourd’hui cruelle
ment défaut.
Cédric Durand est maître
de conférences au Centre d’éco-
nomie de l’université Paris-Nord
(CEPN, CNRS/université Paris-XIII)
Razmig Keucheyan est
professeur de sociologie
au centre Emile-Durkheim
de l’université de Bordeaux
LE POLITIQUE DOIT
ASSUMER
DES ORIENTATIONS
ÉCONOMIQUES
PRIORITAIRES
ET Y SOUMETTRE LE
SECTEUR FINANCIER