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SAMEDI 14 MARS 2020 idées| 31
Vertige | par diane obomsawin
« A la recherche du temps
perdu » en japonais
ou l’art de la traduction
L
a traduction est un art d’orfèvre. Par le travail du tra
ducteur sur sa propre langue afin de rendre le texte
original dans ses nuances mais aussi, ce qui n’est pas
toujours le cas, par le soin d’inscrire celuici dans le con
texte culturel et temporel dans lequel il a été écrit. Telle
était la gageure de Kazuyoshi Yoshikawa, l’un des
meilleurs spécialistes de l’œuvre de Marcel Proust, auteur
de Proust et l’art pictural (Honoré Champion, 2010), en en
treprenant une nouvelle traduction d’A la recherche du
temps perdu, dont le dernier volume est paru en novem
bre 2019. Cette troisième traduction de Proust en japonais
en un peu moins d’un siècle est un événement éditorial :
les 14 volumes publiés au cours des neuf dernières années
dans la collection de poche de la maison d’édition
Iwanami Shoten ont été vendus à 177 000 exemplaires.
Remarquable, cette traduction l’est surtout par sa qua
lité. La fluidité de la langue d’arrivée se conjugue à l’effort
du traducteur pour respecter le style de l’auteur : de la lon
gueur des phrases – alors que la syntaxe du ja
ponais (sujet, complément, verbe) est l’inverse
du français (sujet, verbe, complément) – à la
ponctuation. « Je me suis efforcé de respecter
l’ordre d’apparition des mots et l’enchaînement
des images car elles traduisent le processus per
ceptif et inductif de Proust », précise Kazuyoshi
Yoshikawa.
A la lisibilité du texte, le traducteur a ajouté
ce qu’il considère comme un impératif : situer
le roman dans son époque. Les notes ne sont
pas une « introduction » à Proust mais des
commentaires au fil des pages, des allusions,
des insinuations ou des références qui allaient
de soi à l’époque mais sont loin de l’être pour le
lecteur contemporain – a fortiori né dans une
civilisation différente. Expliciter les allusions
historiques, artistiques et sociales de l’auteur,
comme les convenances, fanfaronnades ou mesquineries
de la mondanité, permet de rendre compte « des détails
essentiels pour comprendre comment le roman prend
forme », estime Kazuyoshi Yoshikawa. Dans la postface à
chaque volume, il renoue les fils en développant un thème
(comme le judaïsme et l’homosexualité chez Proust ou le
sadomasochisme de celuici, sujets qu’il développera au
Collège de France, en mars).
Pour entrer dans l’univers proustien
La riche iconographie reproduisant des œuvres chères à
l’auteur de peintres célèbres mais aussi oubliés qui accom
pagne la traduction ne vise pas à illustrer le texte mais à
donner d’autres clés pour entrer dans l’univers proustien :
« Beaucoup de personnages retiennent l’attention de Proust
par leur ressemblance avec des figures picturales : c’est le
cas d’Odette, qui, au départ, ne plaît guère à Swann. Elle l’at
tirera lorsqu’il découvre en elle des traits de la fille de Jéthro
peinte par Botticelli. »
Cette traduction, qui comporte un index de 250 pages, va
à contrecourant d’une tendance à privilégier une littéra
ture dite « facile à lire » à laquelle le Japon n’échappe pas.
« Je suis néanmoins surpris », note Kazuyoshi Yoshikawa
« par le grand nombre de jeunes à mes conférences ». Dans
un univers mondialisé qui tend à s’enfermer dans ses
convictions plus qu’à s’ouvrir à l’altérité, poursuitil, une
traduction replacée dans le contexte dans lequel l’original
fut écrit est un moyen d’accéder à une meilleure compré
hension interculturelle. Kazuyoshi Yoshikawa se livre à
une démonstration de la traduction élevée à un art par
l’érudition.
philippe pons
LE TRADUCTEUR
A AJOUTÉ CE
QU’IL CONSIDÈRE
COMME
UN IMPÉRATIF :
SITUER
LE ROMAN DANS
SON ÉPOQUE
HÉRODOTE
no 176,
1 er trimestre 2020,
236 pages, 22 euros
DES ÎLES SPRATLEYS À DJAKARTA,
« HÉRODOTE » JOUE LA CARTE ASIATIQUE
LA REVUE DES REVUES
E
t s’il suffisait de changer
de carte pour trouver la
clé? En mer de Chine mé
ridionale, les ressources en hy
drocarbures et en poissons sont
souvent mises en avant pour ex
pliquer les rivalités territoriales
autour des îles Spratleys. Ce se
rait oublier que cette zone con
testée, appelée le Dangerous
Ground et longtemps considérée
comme périlleuse pour la navi
gation, est traversée par de pro
fonds canyons sousmarins.
« Autant d’autoroutes pour les
sousmarins, tant traditionnels
que nucléaires », avance le géo
graphe FrançoisXavier Bonnet,
chercheur associé à l’Institut de
recherche sur l’Asie du SudEst
contemporaine (Irasec), dans le
numéro du premier trimestre
2020 de la revue Hérodote, con
sacré à l’Asie du SudEst. Le Dan
gerous Ground serait ainsi de
venu « un espace stratégique d’où
des sousmarins nucléaires pour
raient menacer une partie de la
population de la planète ».
Depuis les abysses sillonnant
les îles Spratleys, Hérodote
conduit son lecteur aux conflits
liés à la circulation à Djakarta.
Dans la capitale indonésienne, re
lève le doctorant en géographie à
l’Inalco Rémi Desmoulière, la
carte des affrontements entre les
chauffeurs de minibus ou avec les
mototaxis disposant d’un ser
vice de géolocalisation dessine,
en filigrane, la stratégie de l’Etat
pour moderniser le système de
transport au détriment des opé
rateurs privés. Là où un visiteur
ne verrait qu’un accrochage entre
deux chauffeurs de minibus, se
joue en vérité une guerre sans
merci pour contrôler les territoi
res du transport public.
« Nouvelles routes de la foi »
D’autres cartes sont plus diffici
les à dessiner : celle expliquant
les montages financiers à l’ori
gine des investissements immo
biliers à Phnom Penh au Cam
bodge démontre surtout l’opa
cité du système. En une décen
nie, la tranquille capitale
cambodgienne s’est en effet cou
verte d’ensembles résidentiels
modernes, et les journaux lo
caux multiplient les supplé
ments consacrés à l’immobilier.
Cet engouement pour la spécula
tion immobilière, note le géogra
phe Gabriel Fauveaud, révèle
comment des investisseurs
étrangers ont progressivement
pris le contrôle du marché du lo
gement à Phnom Penh, en con
tournant la législation locale.
A l’heure des « nouvelles routes
de la soie », le grand projet diplo
matique de Pékin, Hérodote ne
pouvait faire l’impasse sur le
sujet. L’économiste Elsa Lafaye
de Micheaux montre ainsi com
ment les investissements chi
nois en Asie du SudEst s’accom
pagnent de régressions sociales
et politiques. Quelques pages
plus loin, l’anthropologue Je
remy Jammes invite aussi à se
pencher sur une carte plus mys
tique : celle des « nouvelles rou
tes de la foi » vers, depuis et à l’in
térieur de la région. L’action hu
manitaire des ONG masque sou
vent des opérations de
prosélytisme religieux, chrétien,
musulman ou bouddhiste, rap
pelle l’auteur, qui met également
en garde contre toute vision fan
tasmée des « sagesses » asiati
ques.
adrien le gal
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