Le Monde - 14.03.2020

(WallPaper) #1

“C’EST UNE HISTOIRE QUI M’EST PROPRE ET QUI M’EST
CHÈRE. C’est une histoire qui nous appartient », lance Gaël Faye
sous les applaudissements du public, au Century Cinemas,
à Kigali. Ce samedi 7 mars, l’intelligentsia francophone du
Rwanda attend de découvrir en avant-première l’adaptation
sur grand écran du best-seller de l’écrivain-rappeur, Petit pays,
avant sa sortie officielle en France, le 18 mars. La première
dame, Jeannette Kagame, est dans la salle.
Tout comme le roman, prix Goncourt des lycéens 2016, le film
se situe au Burundi au début des années 1990. Le jeune Gaby,
double romancé de l’auteur, vit le divorce de sa mère, réfugiée
rwandaise tutsi, et de son père français. Les images d’une
enfance heureuse à voler des mangues et à courir entre les
bougainvilliers laissent vite place à la violence urbaine et aux
tensions ethniques. À la suite de l’assassinat du premier pré-
sident hutu du pays, Melchior Ndadaye, le 21 octobre 1993,
la capitale burundaise s’embrase. Le jeune garçon est alors
sommé de choisir son camp : tutsi ou français.
À travers les yeux d’un enfant, Petit pays aborde le destin croisé
des deux « petits pays » d’Afrique centrale. À l’écran, l’apparition
de gangs armés dans la capitale burundaise annonce le début
d’une guerre civile qui opposera des rebelles hutu à l’armée et
ne prendra fin que dans les années 2000. Au même moment,
la famille du jeune héros est déchirée par le génocide des Tutsi
du Rwanda, qui fera 800 0 00 morts entre avril et juillet 1994.
« J’aurais aimé que le film puisse être tourné au Burundi. Mais
la situation politique actuelle ne me permet pas d’y aller »,
regrette Gaël Faye, qui a participé activement à l’écriture
du scénario. Depuis sa réélection, en 2015, pour un troisième
mandat contesté, le président Pierre Nkurunziza dirige le pays
d’une main de fer, poursuivant les journalistes indépendants
et étouffant toute opposition. L’équilibre ethnique inscrit dans
l’accord de paix d’Arusha, censé mettre fin, en 2000, à la guerre
civile est remis en cause.
C’est donc finalement au Rwanda, le pays de la mère de Gaël
Faye, que le film a été tourné. Pour l’équipe, cette adaptation
se devait d’être ancrée dans la région des Grands Lacs, au plus
près des personnages qui peuplent le roman. Le réalisateur,
Éric Barbier, a donc fait le choix de miser sur une équipe tech-
nique et des acteurs locaux. « C’est un film dont la genèse, la
préparation et les acteurs sont à 90 % rwandais. C’est pourquoi
il était primordial pour nous de venir le montrer ici », a-t-il déclaré.
« Je trouve ça impressionnant qu’il ait réussi à trouver des
artistes locaux, au lieu de grands noms du cinéma. Éric Barbier


GRANDE PREMIÈRE POUR


“PETIT PAYS” AU RWANDA.


Texte Laure BROULARD


a vraiment tiré le meilleur de tous les acteurs. Et j’espère que
ça va ouvrir des portes pour d’autres films au Rwanda, parce
qu’il y a tant d’histoires à raconter », explique Éric Karengera
Kirenga, un habitant de Kigali, en sortant de la salle.
Au Rwanda, beaucoup s’identifient à l’histoire du film. « Moi,
je suis né au Burundi de parents rwandais. Donc cette histoire,
c’est un peu la mienne aussi », glisse le jeune Bruce Bushakiro,
dreadlocks et casquette sur la tête. Comme beaucoup d’autres,
sa famille a fui le Rwanda à la suite des premiers massacres de
Tutsi, à la fin des années 1950. Certaines ne sont rentrées au
pays qu’après 1994. Un parcours incarné à l’écran par Isabelle
Kabano, qui joue Yvonne, la mère de Gaby : cette Rwandaise
réfugiée au Burundi est condamnée à vivre les massacres de
l’extérieur, en témoin impuissant, ignorant tout du sort de ses
proches. Partie à la recherche des membres de sa famille à la
fin des tueries, elle revient à Bujumbura complètement détruite.
C’est le personnage qui a le plus marqué l’historienne rwan-
daise Assumpta Mugiraneza. « Toute personne qui vivait loin
des siens à ce moment-là a vécu ces mêmes attentes au télé-
phone. Ces tentatives pour trouver de l’aide, cette envie de
croire que l’aide va venir... et l’aide qui ne vient jamais. En regar-
dant cette femme, j’ai pensé à toutes celles qui ne sont jamais
redevenues elles-mêmes après les tueries », dit-elle, très émue.
Mais, alors que Petit pays évoque l’horreur du génocide
des Tutsi de manière détournée, la violence du Bujumbura
des années 1990 est montrée de manière parfois brutale.
« Tout d’un coup, ça devient tout le monde qui tape tout le
monde, ce qui correspond à l’image que beaucoup de gens se
font de l’Afrique. Je trouve que cela faisait un peu tache »,
regrette l’historienne.
Le « petit pays », c’est à la fois le Rwanda et le Burundi selon
Jean-Paul Kimonyo, conseiller à la présidence rwandaise,
également présent dans la salle : « Le film montre de manière
saisissante la proximité des deux crises. En général, on se
focalise sur le Rwanda ou sur le Burundi, alors que la crise a
été double. » Reste que peu de Rwandais pourront voir l’œuvre
d’Éric Barbier sur grand écran. Seules quelques centaines
de personnes ont obtenu les précieuses invitations pour
cette avant-première au Rwanda, où les salles de cinéma sont
rares. « Je voulais venir à Kigali avant tout pour montrer le film
à l’équipe locale et pour rendre au pays ce qu’il m’a donné
pendant le tournage », explique Éric Barbier. Pour l’instant,
aucune date n’a été fixée pour une sortie officielle au Rwanda,
bien que la mi-mars soit évoquée.

L’écrivain et rappeur Gaël Faye


a tenu à présenter à Kigali,


au Rwanda, où il a été tourné,


le film tiré de son roman,


prix Goncourt des lycéens 2016.


Le récit de son enfance heureuse


puis dévastée par la guerre


civile et le génocide des Tutsi.


Le réalisateur,
Éric Barbier
(à gauche) et
Gaël Faye, le
7 mars à Kigali

Simon Wohlfahrt/AFP
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