Les Echos - 13.03.2020

(sharon) #1

22 // ENTREPRISES Vendredi 13 et samedi 14 mars 2020 Les Echos


Ils sont désormais irréconciliables
après avoir été longtemps insépa-
rables. Avant que leurs intérêts
divergent et leurs relations s’enve-
niment ; leur complicité, qui a
permis de bâtir un empire. Les
deux frères Barclay sont, à 85 ans,
l’incarnation de la réussite made in
UK. A eux deux, David et Frederick


  • son cadet de dix minutes – ont
    construit en soixante ans un patri-
    moine de 8 milliards de livres, ce
    qui fait d’eux, selon le « Sunday
    Times », la 17e fortune britannique.
    Ces deux vrais jumeaux que
    seule la coiffure, dit-on, permet
    de distinguer (la raie à droite pour
    Frederick, à gauche pour David),
    sont partis de rien. Nés dans une
    famille écossaise de dix enfants
    dans le quartier londonien d’Ham-
    mersmith, orphelins à 12 ans d’un
    père représentant de commerce,
    ils ont quitté l’école très tôt sans
    jamais fréquenter les bancs de
    l’université. Les deux hommes tra-
    vaillent d’abord au service compta-
    ble de General Electric, avant de
    monter leur petite entreprise de
    peinture en bâtiment et de décora-
    tion. Ils s’aperçoivent rapidement
    qu’il y a de l’argent à faire en réno-
    vant les vieux bâtiments à Londres.
    Le tandem se met à investir dans
    l’immobilier, et achète des pen-
    sions de famille à tour de bras, pour
    les transformer ensuite en hôtels.


S’ils ne sont pas parvenus à mettre
vraiment la main sur le groupe
Maybourne (qui chapeaute trois
des plus grands hôtels de Londres,
le Claridge’s, le Connaught et le Ber-
keley) et se sont finalement résolus
à revendre leur participation à
l’émir du Qatar pour 2,4 milliards
de livres en 2015, les frères Barclay
se sont consolés avec le Ritz.
Ils n’avaient pas hésité à investir
40 millions dans la rénovation du
palace londonien, après en avoir
pris le contrôle, en 1995, pour
75 millions. Il faut dire que l’endroit,
aujourd’hui en proie à une guerre
fratricide au sujet de sa vente, n’est
pas seulement l’un des fleurons de
l’hôtellerie de l uxe de l a capitale bri-
tannique. C’e st aussi un lieu chargé
d’histoire, et parfois d’émotion.
Ouvert en 1906 au 150 Piccadilly,
à la croisée des quartiers de St
James et de Mayfair, par Cesar Ritz,


l’homme également à l’origine du
Ritz parisien, il s’attire rapidement
les faveurs de la riche élite édouar-
dienne. Il comptera parmi ses habi-
tués non seulement le roi d’Angle-
terre Edouard VII, mais aussi l’Aga
Khan, Aristote Onassis, Rita
Hayworth, Charlie Chaplin, ou
encore Winston Churchill.

Décor de tournage
Pendant la Seconde Guerre mon-
diale, l’endroit accueille les pour-
parlers entre Churchill, Eisen-
hower et de Gaulle. C’est aussi dans
l’une d e ses suites, où elle se reposait
depuis plusieurs semaines, que
décédera, à quatre-vingt-sept ans,
l’ex-Première ministre Margaret
Thatcher, le 8 avril 2013 des suites
d’un accident vasculaire cérébral.
Cet établissement de 133 cham-
bres, qui compte trois restaurants
et emploie 450 employés, a aussi
servi de décor au tournage de
« Coup de foudre à Notting Hill ».
C’est là que le petit libraire Hugh
Grant se fait passer pour un journa-
liste de « Horse and Hound » pour
revoir la star de cinéma, Julia
Robert. —A. C.

La légende d’un hôtel


chargé d’histoire


C’est au Ritz que de Gaulle
a négocié avec Churchill et
Eisenhower. C’est aussi là
qu’est décédée, des suites
d’un AVC, Margaret
Thatcher.


Les derniers comptes du Ritz, qui dégageait un chiffre d’affaires de 47 millions de livres en 2018, valorisent le palace autour
de 800 millions de livres. Photo Carl Court/AFP

à converser avec sa fille unique
Amanda (41 ans), tout en fumant le
cigare, sur les affaires de famille.
Une caméra de surveillance mon-
tre Alistair, tard dans la nuit du
13 janvier, en train de manipuler le
micro qui servait aux écoutes. Cel-
les-ci auraient d’ailleurs débuté dès
novembre dans le célèbre hôtel du
quartier de Mayfair, sur Piccadilly.
L’affaire donne lieu à un grand
déballage devant les juges et dans la
presse. Les auteurs des écoutes sont
accusés d’avoir non seulement enre-
gistré des conversations qu’ils
savaient confidentielles, mais aussi
de les avoir fait t ranscrire, puis d e les
avoir commentées au sein d’un
groupe WhatsApp. Le contenu des
écoutes n’a pas été dévoilé. Frederick
et Amanda ont seulement indiqué
qu’il s’agissait d ’échanges sur de pos-
sibles acquisitions ou ventes d’actifs,
la gouvernance et le financement du

groupe, les trusts qui l e composent...
et des affaires de famille.
La bataille entre cousins rend le
processus de vente du Ritz particu-
lièrement chaotique. Plusieurs
négociations ont visiblement été
engagées en parallèle par différents
membres de la famille sans se con-
certer. De quoi donner des maux de
tête aux potentiels acheteurs,
parmi lesquels figureraient des
investisseurs qataris et saoudiens,

comme Sidra Capital, mais aussi le
groupe français (propriétaire des
« Echos ») LVMH. Même chose
pour l’un des autres g rands actifs du
groupe Barclay : le journal quoti-
dien « Telegraph ». Certains veu-
lent vendre, d’autres non. Sur la réa-
lité de l a mise en vente, les candidats
intéressés entendent, du coup, tout
et son contraire.
Selon le « Financial Times »,
Howard et surtout Aidan, qui aime

à côtoyer les Premiers ministres,
veulent comme David conserver ce
formidable levier d’influence politi-
que, avec ses 308.000 lecteurs. Ils
veulent en revanche vendre le Ritz
pour financer les activités du
groupe plus fragiles, comme le ser-
vice de livraison Yodel. A l’inverse,
les plus jeunes membres de la
famille voient le « Telegraph »,
acquis en 2004 pour 665 millions
de livres, comme un actif superflu

lC’est l’un des joyaux du groupe familial bâti par deux jumeaux autrefois inséparables, David et Frederick Barclay.


lLa vente du palace déchire leurs enfants respectifs, alors qu’un processus de vente est engagé.


lLes couteaux sont tirés : Frederick menace ouvertement d’attaquer en justice quiconque oserait brader l’hôtel


pour moins d’un milliard de livres. Il accuse aussi ses neveux de l’avoir espionné.


La vente du Ritz à Londres victime


d’une incroyable guerre familiale


Alexandre Counis
@alexandrecounis
—Correspondant à Londres


C’est une histoire digne des plus
grandes tragédies shakespearien-
nes. La vente du Ritz, à Londres,
donne actuellement lieu à une
guerre ouverte entre les deux clans
de la famille Barclay, qui en est
actuellement propriétaire. Tous les
coups semblent permis entre les
enfants de David Barclay et ceux de
son frère jumeau, Frederick, pour
tirer à soi la couverture, et récolter
les fruits de c ette vente h ors normes
qui devrait dépasser les 750 mil-
lions de livres.
Dernier rebondissement en date
dans ce feuilleton capable de faire
pâlir d’envie les meilleurs scénaris-
tes d’Hollywood : l’avertissement
lancé la semaine dernière par Fre-
derick Barclay à l’autre branche de
la famille. Il menace ouvertement,
dans un communiqué, d’attaquer
en justice quiconque oserait brader
pour moins d’un milliard de livres
l’hôtel de luxe acquis avec son frère
en 1995, au temps où les jumeaux
étaient encore inséparables, pour
seulement 75 millions. Selon le
« Financial Times », les derniers
comptes du Ritz, qui dégageait un
chiffre d’affaires de 47 millions de
livres en 2018, valorisent le palace
autour de 800 millions de livres.
Mais au moins deux acheteurs
potentiels envisageraient de faire
une offre nettement inférieure.


Un micro dans le jardin
d’hiver
La menace est brandie alors que le
milliardaire octogénaire a déjà
ouvert, il y a quelques semaines,
une procédure judiciaire contre ses
neveux Aidan (64 ans), Howard (60
ans) et Alistair (30 ans), les fils de
son frère David, et contre le fils
d’Aidan, Andrew (28 ans), sans
oublier l’un des dirigeants du
groupe familial, Philip Peters. Il
accuse ce petit monde de l’avoir
espionné en posant un micro dans
le jardin d ’hiver du Ritz, l à où il aime


HÔTELLERIE


dont la valeur décline à vitesse
grand V. Comme Frederick, en
pleine procédure de divorce, ils veu-
lent s’en séparer.
Si Frederick Barclay et sa fille
Amanda ont peur d’être lésés dans
la vente du Ritz, c’est parce qu’ils
sont désormais en position de fai-
blesse. A 85 ans, Frederick et David
ne sont plus bénéficiaires du trust
qui porte les actifs familiaux. Aux
termes de leur accord, Amanda n’a
conservé que 25 % des parts, ce qui
l’empêche de s’opposer, sur les déci-
sions importantes, aux choix de ses
cousins.

Les plus vieux, Aidan et Howard,
sont les patrons opérationnels de
B.UK, le holding basé aux Bermu-
des qui contrôle les principales acti-
vités du groupe Barclay. I ls sont p ar-
ticulièrement impliqués dans les
actifs liés à la vente en ligne, les
hôtels, l es services de livraison et l es
médias. Amanda, elle, ne figure pas
parmi les dirigeants du holding.
Mais elle était étroitement impli-
quée dans la direction du Ritz. Jus-
qu’à ce qu’elle soit brutalement
évincée, en janvier, de ses postes de
dirigeante de six sociétés qui, liées à
la gestion de l’hôtel Aidan, Howard,
et leur allié Philip Peters l’y ont
immédiatement remplacée. n

Plusieurs
négociations ont
visiblement été
engagées en parallèle
par différents
membres de la
famille sans se
concerter.

de style gothique pour 60 millions
de livres. Héliport, piscines, pla-
fond inspiré de la chapelle Sixtine
et 92 pièces ne leur suffisent pas :
les Barclay se mettent en tête d’abo-
lir le régime féodal qui persiste sur
l’île voisine de Sark, dont Brecqhou
dépend. Au nom de la démocratie,
disent-ils, mais aussi pour abroger
le droit d’aînesse, qui empêche
Amanda, la fille de Frederick, de
prétendre à l’héritage. En 2008, ils
parviennent à faire changer la loi
dinosaure. Ils obtiennent alors de
Londres l’organisation d’élections à
Sark, y alignent leurs propres can-
didats, mais essuient une cinglante
défaite dans les urnes. De rage, ils
ferment l’espace de quelques jours
les commerces et les hôtels rache-
tés à tour de bras, mettant 140 per-
sonnes au chômage, juste pour
rappeler qui fait la loi.
Cela fait des années que Frede-
rick n’est pas retourné à Brecqhou.
Et les deux jumeaux, qui autrefois
partageaient pendant l’été le même
yacht, ont, désormais, chacun
le leur. Quant aux coups d’éclat
d’autrefois, ils ont fait place aux
coups bas. Dans le cimetière de
Mortlake, au sud ouest de Londres,
une nouvelle stèle signale ainsi,
sous un bouleau, la tombe de
Frederick Hugh Barclay – le père
des jumeaux décédé en 1947. Sous
l’inscription « In loving memory
of our father », ne figurent que
le nom d’Andrew, le fils aîné, et
de David, qui a fait installer il y a
quatre ans la pierre tombale. Nulle
mention de son frère Frederick,
ni du reste de la fratrie. —A. C.

ront pas à racheter une maison de
Belgravia pour la revendre à Mar-
garet Thatcher, quand elle devra
quitter Downing Street. Ou à lui
prêter une suite au Ritz, où elle
vivra ses dernières h eures. Ils o uvri-
ront aussi les colonnes du « Tele-
graph » à une tribune hebdoma-
daire de Boris Johnson, lui offrant
275.000 livres par an et un porte-
voix qui l’aidera ensuite à devenir
Premier ministre.
Grands amateurs de cigares,
les deux hommes qui opéraient
encore par fax en 2010 ont toujours
fui la lumière, et même cultivé le
secret. Peu de photos, sinon celle
qui les montre arborant fièrement
leurs médailles, à l’issue de leur
cérémonie d’anoblissement, en


  1. Officiellement résidents
    monégasques, les deux frères achè-
    tent, pour 2,3 millions de livres en
    1993, l’île de Brecqhou, un rocher
    de moins de 1 kilomètre carré
    perdu dans les îles anglo-norman-
    des, qui a lui aussi l’avantage d’être
    un paradis fiscal. Un chapitre
    majeur de leur roman : ils y font
    construire un somptueux château


David est extraverti et auda-
cieux ; Frederick, d’un naturel
plus calme et plus prudent. Une
complémentarité qui fait d’eux
des hommes d’affaires habiles,
et des négociateurs hors pair.
Leur premier coup vient en 1983,
lorsqu’ils rachètent Ellerman, un
conglomérat qui va de la bière au
transport maritime, pour 46 mil-
lions de livres. Cinq ans plus tard,
ils en revendent la seule activité
de brasserie pour 240 millions.
Certains les accusent d’être des
« investisseurs vautours », qui
reprennent des entreprises en dif-
ficulté pour les revendre ensuite
par lots au plus offrant. « Ils n’achè-
tent pas des activités en détresse,
mais des bons actifs à des propriétai-
res en détresse », a un jour corrigé
l’un de leurs ex-associés.

Proches de Thatcher
Les deux hommes investissent
dans la presse, le commerce,
l’hôtellerie. En 1995, ils déboursent
75 millions pour s’offrir le Ritz,
hôtel dont ils rêvent depuis trente
ans. En 2002, ils reprennent le dis-
tributeur Littlewoods, pour
750 millions. En 2004, ils s’empa-
rent du quotidien « The Telegraph »
pour 665 millions de livres. De quoi
les faire entrer dans l’establish-
ment, et les doter d’un incroyable
levier d’influence politique.
« Mon frère et moi n’avons aucun
pouvoir éditorial, politique ou éco-
nomique au Royaume-Uni », disait,
faussement modeste, David en


  1. Aussi conservateurs qu’euro-
    sceptiques, les deux frères n’hésite-


Partis de rien, les deux
octogénaires ont construit
ensemble la 17e fortune
du pays, à 8 milliards
de livres.

La folle ascension des frères Barclay,


deux jumeaux à la tête d’un empire britannique


« Ils n’achètent pas
des activités en
détresse, mais
des bons actifs à
des propriétaires
en détresse. »
UN EX-ASSOCIÉ DES FRÈRES
BARCLAY
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