Fragments de Beigbeder
PAR MARC LAMBRON,
DE L’ACADÉMIE FRANÇAISE
E
n 2009, Frédéric Beigbeder donnait avec Un ro-
man français une manière d’autobiographie an-
ticipée, marquant les prémices d’un accès intime
à la rétrospection : à beaucoup danser sur les tables,
on finit par tomber dans le puits de la mémoire.
En pastiche de titre durassien, Un barrage contre
l’Atlantique reprend aujourd’hui le fil d’une confes-
sion saisie au stade quinquagénaire. En période de
confinement mondial, l’ancien ludion de Castel,
désormais résident de Guéthary, s’est retiré dans
une cabane à la pointe du cap Ferret pour passer
au tamis les sables du souvenir. Plutôt qu’une vie
de patachon à Arcachon, une façon d’attendre Go-
dot face à la dune du Pilat? L’âge affûte les rémi-
niscences d’un temps perdu que le présent défeuille
implacablement. Avec la même obstination que
l’océan qui grignote cette langue de terre vouée à
la submersion, en dépit des effort du Sisyphe lo-
cal : tous les jours, une pleine cargaison de pierres
y est déversée par camion.
Première surprise, la forme qu’épouse la nar-
ration. Beigbeder a choisi d’écrire par « collage dis-
continu ». Autrement dit, le texte avance en fragments
séparés, comme une suite d’aphorismes enchaî-
nant les tronçons d’un même récit. Se présentant
en « dealer de phrases » appliqué à « vaincre le blanc »,
l’auteur d’Une vie sans fin segmente ses anamnèses
à la façon d’un pointillé de tweets, d’un halète-
ment de textos, d’une suite de flashs mémoriels.
C’est le Je me souviens d’un Perec en bermuda, mi-
mant le ressac avec des phrases ciselées en vagues
Un barrage contre
l’Atlantique, ou la très
poétique confession d’un
écrivain qui regarde la mer
grignoter le paysage.
Le barrage contre soi-même
livre ici l’empreinte digitale
d’une génération qui aura
eu 19 ans jusqu’à 55 ans.
Introspection.
Frédéric Beigbeder,
Prix Renaudot 2009, est
de retour avec une
surprenante suite à
« Un roman français »
(photo de Lara Micheli).
successives. Le laconisme formulaire de l’ancien
publicitaire rejoint ici la possible sagesse d’un
sadhu salin : on commence avec Bret Easton Ellis,
on continue avec François Cheng.
Au bal blanc de la mémoire, Beigbeder retrouve
une vie d’avant les Digicode. Né en 1965, surgeon
de parents viveurs et bientôt divorcés, il se sou-
vient d’itinérances domiciliaires entre Neuilly et
l’îlot Maubert, d’un temps de radiocassettes Tele-
funken et de glissades à Méribel, de sous-pulls en
acrylique et de couleurs en VHS. À 8 ans, il pose
avec son frère Charles en couverture d’une revue
scientifique pour la jeunesse, Tout l’Univers. Mais
c’est plutôt dans un tout petit monde, comme il
échoit à chacun, qu’il situe ses apprentissages. Il
y avait encore des stations-service Mobil et Antar,
des boums avec des slows permettant « un accès
provisoire au corps d’une inconnue », des amis des pa-
70 | 6 janvier 2022 | Le Point 2578
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