De lâélégance du pardon
il a eu la conviction de devoir emprunter un autre chemin. Il avait
lâhabitude de suivre la route par le centre-ville câétait la plus courte mais
il ressentait que ce jour-là il devait faire un détour en dépit dâune
distance plus longue. Il sâest mis au volant de sa 2 CV et a démarré
sereinement sans se douter quâil allait échapper au pire.
Ce jour-là il aurait dû prendre son chemin habituel.
Ce jour-là il aurait dû passer par la rue de Mostaganem.
Ce jour-là il aurait dû mourir.
5 juillet 1962 : jour officiel de lâindépendance de lâAlgérie suite aux
accords dâÃvian du mois de mars et au référendum algérien du 1er
juillet.
5 juillet 1962 : entre 4 000 et 5 000 personnes disparaissent du centre-
ville dâOran dans lâindifférence des autorités et de lâArmée. La plupart
nâont jamais été retrouvées. Volatilisées. Torturées. Exécutées.
Aucun quotidien français du lendemain ne le mentionnera. Le plus
grand massacre de cette guerre est passé sous silence. Il est survenu
pourtant après les accords qui signifiaient théoriquement un cessez-le-feu
et lâarrêt des combats. Lâhécatombe sâest déroulée précisément dans la
zone où mon père devait passer.
Ce jour-là il a été épargné car il a écouté sa voix intérieure.
Dans une lettre du 8 juillet il écrit : « Jâai échappé miraculeusement
au massacre... Bien de nos amis ont disparu et dâautres ont été blessés
surtout dans notre quartier. Câest atroce! Il est difficile de vivre ici
actuellement car il nây a presque plus de pain de légumes et de viande Ã
Oran. »
Nous étions déjà en sécurité en France. La prière de ma mère avait
sûrement été entendue en haut lieu. Un prodige de plus dans cette
Algérie tourmentée.
Quelques semaines plus tard mon père a pu nous rejoindre et tout le
reste de la famille grands-parents oncles et cousins a été rapatrié mais
nous étions éparpillés dans différentes régions de France. Une déchirure
un drame pour nous qui étions habitués à vivre des relations familiales
très proches et fusionnelles comme les Arméniens.