Le Monde - 14.11.2019

(Tina Meador) #1

12 |


ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE


JEUDI 14 NOVEMBRE 2019

0123


Le travail de nuit


dans les commerces 


mis en veilleuse


Le gouvernement temporise sur ce sujet, craignant


d’ouvrir un nouveau front avec les syndicats.


Le patronat refuse d’accorder les mêmes contreparties


que celles en vigueur dans les zones touristiques


P


as question d’ouvrir un
front supplémentaire
avec les syndicats. Alors
qu’il s’apprêtait à dévoi­
ler une réforme qui assouplit les
règles sur le travail de nuit dans
les commerces « à dominante ali­
mentaire », le gouvernement a fi­
nalement décidé de s’accorder
un laps de temps supplémen­
taire pour légiférer sur ce dossier
très sensible. C’est le ministère
du travail qui l’a annoncé, mardi
12 novembre, en indiquant
qu’une concertation de six mois
va s’engager avec les partenai­
res sociaux afin de dégager des
solutions.
A l’origine, il était prévu d’ins­
crire des dispositions très préci­
ses dans un projet de loi portant
diverses mesures d’ordre social
(DMOS), qui devait être présenté,
mercredi 13, en conseil des mi­

nistres. Finalement, ce texte se
contente d’habiliter l’exécutif à
prendre une ordonnance – dont
le contenu reste à écrire – pour
modifier la « législation applica­
ble ». « Les choses ne sont pas mû­
res », confie une source au cœur
du dossier. Secrétaire général de
la CGT­Commerce, Amar Lagha
considère, lui, que le pouvoir en
place « recule », dans un contexte
de plus en plus électrique à l’ap­
proche de la journée d’action du
5 décembre contre la réforme des
retraites.

D’ores et déjà une réalité
Sur l’activité nocturne dans les
magasins, le gouvernement a,
décidément, bien du mal à con­
clure. Il s’y était employé une
première fois, à la faveur de la loi
Pacte, relative à la croissance et la
transformation des entreprises,

adoptée en avril au Parlement.
Un amendement avait été intro­
duit de manière à accorder au
commerce à prédominance ali­
mentaire une dérogation dont
bénéficient d’autres secteurs (la
presse, les discothèques, etc.). Le
but était de permettre à ce type
de distributeurs d’ouvrir après
21 heures en réduisant le créneau
horaire pendant lequel les règles
sur le travail de nuit s’imposent à
l’employeur. Passée relative­
ment inaperçue à l’époque, la dis­

position avait été censurée par le
Conseil constitutionnel au motif
qu’elle n’avait pas de lien direct
avec le projet de loi.
Pour le patronat du secteur,
l’adaptation des règles est cru­
ciale. Ce dernier réclame, en ef­
fet, depuis des années un nou­
veau cadre sur l’ouverture des
points de vente, tard dans la soi­
rée, af in de répondre à
l’évolution des modes de con­
sommation, de plus en plus frag­
mentés, notamment dans les
grandes agglomérations. Il s’agit
aussi de faire jeu égal avec les ac­
teurs du commerce en ligne, ac­
tifs vingt­quatre heures sur
vingt­quatre et qui captent 6,5 %
du marché des produits de
grande consommation.
Aujourd’hui, les horaires tar­
difs sont d’ores et déjà une réalité
dans le monde de la distribution.
D’après l’Alliance du commerce,
qui regroupe plusieurs organisa­
tions professionnelles, quelque
42 000 salariés travailleraient en
soirée dans les commerces ali­
mentaires, notamment de proxi­
mité. Tous les types d’établisse­
ments (à dominante alimentaire
ou non) implantés dans les zones
touristiques internationales
(ZTI) ont le droit d’accueillir des
clients au­delà de 21 heures –
ainsi que tout le dimanche –, à
condition d’avoir signé avec les
syndicats des accords prévoyant
diverses compensations (dou­
blement de la rémunération, re­
pos compensateur, etc.). En de­
hors des ZTI, des enseignes sont
aussi actives après 21 heures,
grâce à des accords d’entreprise
ou de branche – mais dont la soli­
dité juridique est incertaine. Plu­
sieurs d’entre eux ont d’ailleurs
été invalidés par la justice, à la
suite de recours syndicaux.
« L’idée n’est pas de généraliser
les ouvertures en soirée, mais de
sécuriser les accords conclus avec
les partenaires sociaux au sein
des entreprises, et qui sont régu­
lièrement remis en cause dès
qu’ils sont assignés devant les tri­
bunaux », explique Yohann Pe­
tiot, directeur général de l’Al­
liance du commerce.

« Pas de nécessité »
Les syndicats, de leur côté, ont
des positions contrastées sur le
sujet. Pour M. Lagha, « il n’y a pas
de nécessité » à revoir les règles
en vigueur, d’autant que le code
du travail pose comme principe
que le travail de nuit doit rester

exceptionnel. La volonté gouver­
nementale de « libéraliser » ne
convient pas non plus à Carole
Desiano, de la FGTA­FO, qui
craint des « incidences négatives
sur la santé » des salariés concer­
nés et sur leur vie de famille.
« C’est un vrai sujet de société »,
poursuit­elle, en s’interrogeant
sur la pertinence d’un projet qui
vise à augmenter au maximum
les possibilités de consommer.
La CFDT, de son côté, n’est pas
hostile à l’assouplissement envi­
sagé par l’exécutif, mais à condi­
tion qu’il y ait des contreparties
identiques à celles instaurées
dans les ZTI : « Ça doit être la réfé­
rence », martèle Olivier Guivarch,
secrétaire général de la CFDT­Ser­
vices. Un avis sans doute in­
fluencé par les remontées du ter­
rain, qui montrent que le travail
en soirée intéresse une partie des
personnels. « Comme c’est très
bien payé [dans les ZTI], on a des
listes d’attente de volontaires
pour travailler le dimanche et le
soir, à Paris, dans les magasins
des Champs­Elysées, Montpar­
nasse, Chatelet, Opéra... », rap­
porte Patricia Virfolet, déléguée
syndicale centrale CFDT chez
Monoprix.
Le constat vaut aussi pour des
établissements situés en dehors
des ZTI. Chez Monoprix, les per­
sonnes employées en soirée ont
un complément de rémunéra­
tion et un repos compensateur
qui augmentent par paliers suc­
cessifs. Bien que l’incitation sala­
riale soit moindre que dans une
ZTI, nombre de salariés de cette
enseigne, demandent à travailler
après 21 heures : ils sont « un peu
plus de 2 200 dans cette situation,
soit un peu moins de 10 % des ef­
fectifs », d’après Mme Virfolet.
« Comme tout se passe sur une
base volontaire et réversible,
beaucoup le font pour l’argent,

« Comme c’est
très bien payé,
on a des listes
d’attente de
volontaires pour
travailler
le dimanche et
le soir, à Paris »
PATRICIA VIRFOLET
déléguée CFDT Monoprix

LES  CHIFFRES


1,6 MILLION
C’est le nombre de Parisiens qui
réalisent leurs achats en soirée
tous les ans dans les magasins
Monoprix.

6,5 %
C’est le pourcentage des ventes
en ligne des produits de grande
consommation sur le total du
marché.

42 000  SALARIÉS
C’est le nombre de salariés
concernés par le travail en soirée
dans l’ensemble du commerce
alimentaire en France, selon
l’Alliance du commerce.

23 HEURES
C’est l’heure à laquelle le Royau-
me-Uni, l’Allemagne ou bien
encore l’Italie ont choisi, comme
la directive européenne de 2003
leur permet, de faire démarrer
la période de nuit, et ce pour
une durée de sept heures.
En France, le travail de nuit
débute à 21 heures.

Ce sont des taches de lumière qui
éclairent le chemin de l’habitant
des grandes métropoles quand il
rentre tard le soir, ces petits com­
merces, si pratiques pour les dis­
traits qui ont oublié la plaque de
beurre ou la boîte de petits pois.
On apprend donc à la faveur
d’une discussion parlementaire
que la plupart d’entre eux sont
dans l’illégalité. Les employés de
Monoprix, Casino et autres Car­
refour City ont bien signé des ac­
cords de branche, mais ceux­ci
peuvent être attaqués devant les
tribunaux. Le travail après
21 heures dans les commerces ali­
mentaires n’est autorisé par la loi
que dans les zones touristiques
internationales, au prix de com­
pensations importantes pour les
salariés. Cette affaire du travail de
nuit, comme celle du dimanche,
colle aux doigts de tous les mi­
nistres du travail depuis des dé­
cennies sans qu’aucun n’ait
trouvé la martingale qui concilie
développement économique et
sécurité des travailleurs. Celle­ci
soulève au moins trois questions.
La première nécessité serait de
sortir de cette ambiguïté qui in­
sécurise à la fois l’employeur et
l’employé. Raison pour laquelle
les distributeurs militent depuis
longtemps pour que la loi légalise

l’extension du travail de 21 heures
à minuit, comme c’est le cas pour
les métiers nocturnes du specta­
cle par exemple. L’amendement
glissé au printemps dans la loi
Pacte (Plan d’action pour la crois­
sance et la transformation des
entreprises) a été invalidé par le
Conseil constitutionnel. Retour à
la case départ, et cette fois les
syndicats profitent de la tension
sociale pour monter au créneau.
Avec justesse, ils soulignent que
le travail tard le soir est déstabili­
sant et mérite au minimum des
compensations. Et même si les
accords de branche ou d’entre­
prise sont plus généreux, ils s’in­
quiètent de voir la loi fixer une
norme moins favorable. Le risque
juridique pour les employeurs
aura été remplacé par le risque
social pour les salariés.

Horaires atypiques
La deuxième question est celle
du volontariat des travailleurs.
Beaucoup d’entre eux, notam­
ment des jeunes, seraient prêts à
décaler leur journée de travail le
soir en échange d’une contrepar­
tie salariale. Mais d’autres en si­
tuation de précarité n’ont parfois
pas le choix et doivent se plier à
ces nouvelles exigences pour pré­
server leur emploi, au prix d’une

dégradation de leur vie familiale.
Comme le souligne un syndica­
liste, cela fait cher payée la boîte
de petits pois du noctambule.
Le dernier point plane en arriè­
re­fond depuis bien longtemps.
C’est celui de l’arbitrage entre
l’économique et le social et, au­
delà, d’une certaine philosophie
de la vie en société. La croissance
économique du commerce ali­
mentaire est inexistante. L’espace
urbain est saturé de magasins et
la seule poche de croissance reste
l’extension des horaires d’ouver­
ture. A Paris, les professionnels
estiment que 10 % du chiffre d’af­
faires est réalisé après 20 heures.
Et au dessus plane l’ombre mena­
çante du e­commerce, qui s’atta­
que à l’alimentaire.
Les usages changent, le client,
stimulé par Internet, ne veut
plus attendre. Déjà près de
10 millions de personnes tra­
vaillent en France avec des horai­
res atypiques. Bien sûr, il n’est
pas question de prôner le retour
au calme nocturne des villes et
village d’antan, mais une ré­
flexion de fond s’impose sur la
place centrale du consommateur
et sa coexistence harmonieuse
avec le travailleur qu’il est lui­
même sitôt qu’il passe de l’autre
côté de la caisse enregistreuse.

PERTES & PROFITS|DROIT DU TRAVAIL
p a r p h i l i p p e e s c a n d e

Sortir de l’ambiguïté


mais aussi pour des questions
d’organisation familiale pour
s’éviter une garde d’enfant, com­
plète­t­elle. Il y a aussi des jeunes
qui préfèrent travailler l’après­
midi, dont des étudiants qui vien­
nent après les cours. »
Dans ce dossier, la ministre du
travail, Muriel Pénicaud, a ex­
primé sa préférence, le 5 novem­
bre, sur BFM­TV : les magasins
alimentaires doivent pouvoir
rester ouverts après 21 heures, à
condition d’offrir des gratifica­
tions équivalentes à celles qui
prévalent dans les ZTI. « Ce ne se­
rait pas supportable pour de
nombreux établissements », ob­
jecte Jacques Creyssel, délégué
général de la Fédération du com­
merce et de la distribution. No­
tamment parce que les montants
d’achats ne sont pas aussi élevés
que dans les zones fréquentées
par les touristes. Le gouverne­
ment va avoir du mal à trouver
une solution sans se mettre à dos
ni le patronat ni les syndicats.
bertrand bissuel
et cécile prudhomme

Les syndicats,
de leur côté, ont
des positions
contrastées
sur la question

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