Anaïs Moutot
@AnaisMoutot
—Correspondante à San Francisco
Mark Zuckerberg soutenant la
candidature de Donald Trump, les
républicains proposant un Green
New Deal... Ces dernières semai-
nes, les démocrates ont multiplié
les publicités mensongères sur
Facebook pour pousser le réseau
social à vérifier la véracité de leurs
propos. Le problème pourrait
prendre une nouvelle ampleur
avec la montée des deepfakes, ces
vidéos et enregistrements audio
faisant tenir à des personnes réel-
les des propos qu’ils n’ont jamais
prononcés.
Ce type de trucages a longtemps
été le monopole de coûteux studios
d’effets spéciaux, travaillant par
exemple à ressusciter à l’écran des
acteurs décédés. Mais les progrès
de l’intelligence artificielle, notam-
ment l’introduction des « genera-
tive adversial networks » (GAN) en
2014, ont largement élargi l’accès à
la réalisation de ces vidéos.
Le « shallow fake »
de Nancy Pelosi
La technique, principalement
exploitée pour les contenus porno-
graphiques, est de plus en plus
appliquée dans les sphères finan-
cière et politique. Aux Etats-Unis,
Buzzfeed a fait grand bruit en
avril 2018 avec une vidéo plus vraie
que nature de Barack Obama qua-
lifiant Donald Trump de « sombre
merde ». Un an plus tard, le prési-
dent américain a partagé sur Twit-
ter un « shallow fake » (une vidéo
altérant la prononciation) de
Nancy Pelosi, la présidente démo-
crate de la Chambre des représen-
tants, donnant l’impression qu’elle
bredouillait.
Pour les plates-formes numéri-
ques, c’est un nouveau défi. Face-
book se contente aujourd’hui de
restreindre leur diffusion si des
organisations tierces les jugent
fausses, à l’instar d es « fake news ».
Le réseau social n’a ainsi retiré ni
les vidéos de Nancy Pelosi, ni le
deepfake de Mark Zuckerberg
publié par deux artistes britanni-
ques en juin sur sa filiale Insta-
gram. Mais le patron de Facebook
a récemment reconnu que leur
spécificité nécessitait un proces-
sus à part. « Les deepfakes sont clai-
rement l’une des menaces émergen-
tes à laquelle nous devons nous
attaquer et d évelopper une politique
pour y répondre. Nous travaillons
actuellement à la définir », a-t-il
déclaré fin octobre.
La société californienne a lancé
un challenge en partenariat avec
plusieurs grandes universités et
Microsoft. Elle a publié un échan-
tillon de 5.000 deepfakes, réalisées
avec des acteurs qui ont accepté de
prêter leur visage, et a mis 10 mil-
lions de dollars sur la table afin
d’aider les chercheurs à entraîner
un algorithme de détection. Goo-
gle a lancé une initiative similaire
fin septembre.
De plus en plus de start-up pro-
posent, elles, d’agir en amont, en
validant l’authenticité des vidéos
avant leur publication en ligne.
Truepic, une jeune pousse de San
Diego, propose par exemple de
passer p ar s on application pour f il-
mer. La société s’assure ensuite
que le contenu n’a pas été mani-
pulé et garantit la traçabilité via la
blockchain.
Les élus réagissent aussi avec
une demi-douzaine de projets de
loi au niveau fédéral et étatique. Le
Texas et la Californie ont ainsi
récemment criminalisé les deep-
fakes publiés sans labels en amont
d’une élection.n
Les deepfakes, nouvelle arme dans l’arsenal
de désinformation en ligne
Ces vidéos et enregistre-
ments audio faisant tenir
à des personnes réelles des
propos qu’ils n’ont jamais
prononcés se développent
à grande vitesse. Encore
dominée par la pornogra-
phie, la technique est de
plus en plus appliquée
dans la sphère financière
et politique.
pose de larges prérogatives sur les
entreprises opérant sur le territoire
américain, a ouvert une enquête à
l’encontre de la plate-forme préfé-
rée des adolescents. Il soupçonne sa
maison mère, le chinois ByteDance,
d’œuvrer pour le compte de Pékin.
L’alerte avait été donnée en octo-
bre par plusieurs sénateurs, dont
l’élu de Floride Marco Rubio. « Il y a
des signes de plus en plus évidents
que la plate-forme de TikTok dédiée
aux marchés occidentaux, y compris
le marché américain, censure des
contenus qui ne sont pas en phase
avec les directives du gouvernement
chinois et du Parti communiste »,
avait écrit ce dernier dans une lettre
adressée à Steven Mnuchin, le
patron du Trésor américain qui
dirige aussi le CFIUS (qui rassemble
au total 11 agences fédérales).
Succès fulgurant
Le comité va également chercher à
déterminer si la plate-forme trans-
met à Pékin les données personnel-
les de ses utilisateurs – et menace, i n
fine, la sécurité nationale améri-
caine. Avec comme conséquence
potentielle le démantèlement de
TikTok, une sanction qui serait
dévastatrice pour la maison mère,
ByteDance, qui est actuellement la
start-up la mieux valorisée du
monde (75 milliards de dollars).
La situation n’est pas sans rap-
peler la mésaventure de Kunlun
Group, l’ancien propriétaire de
l’application de rencontres pour
LGBTQ (lesbiennes, gays, bi, trans
et queer) Grindr. Soupçonné par
le CFIUS de siphonner les don-
nées de ses utilisateurs pour les
transmettre au gouvernement
chinois, le groupe avait dû céder
ses parts.
Dans le cas de ByteDance, c’est
l’acquisition de Musical.ly qui
pourrait être remise en cause.
Finalisée en 2017 pour un montant
compris entre 800 millions et
1 milliard de dollars, l’opération
avait permis au groupe de péné-
trer les marchés européen et amé-
ricain. Depuis la fusion de Musi-
cal.ly et de TikTok, en 2018,
l’application mobile de vidéos
courtes connaît un succès fulgu-
rant : elle a été téléchargée plus de
750 millions de fois au cours des
douze derniers mois, selon Sensor
Tower. Plus que Facebook, You-
Tube ou Instagram.
« Bien que nous ne soyons pas en
mesure de commenter une investiga-
tion en cours, TikTok a été clair sur le
fait que nous n’avons pas d’autres
priorités que de gagner la confiance
des utilisateurs et des régulateurs
américains », a fait savoir un porte-
parole de ByteDance. La licorne n’a
pas précisé si l’enquête remettait en
cause son projet de cotation à la
Bourse de Hong Kong, envisagée au
premier trimestre 2020.n
Basile Dekonink
@Bdekonink
L’ombre du CFIUS plane sur Tik-
Tok. Le comité des investissements
étrangers aux Etats-Unis, qui dis-
RÉSEAUX SOCIAUX
La maison mère
du réseau social,
le chinois ByteDance,
fait l’objet d’une
enquête du CFIUS,
le comité des investis-
sements étrangers
aux Etats-Unis.
L’application TikTok dans le viseur des autorités américaines
lAlors que Facebook défend la liberté de diffuser toutes les publicités politiques au nom de la « libre expression »,
Twitter a pris le contre-pied et promet de les interdire.
lUn enjeu financier non négligeable mais surtout un débat ouvert pour la campagne présidentielle américaine.
Aux Etats-Unis, tirs croisés autour de la
publicité politique sur les plates-formes
Véronique Le Billon
@VLeBillon
—Bureau de New York
C’est un beau cas d’école pour qui
veut d ébattre d e régulation. A un an
de l’élection présidentielle, le débat
s’enflamme aux Etats-Unis sur
l’usage des publicités politiques. La
polémique a démarré à la suite de la
diffusion sur Facebook, Twitter et
YouTube (Google) d’un « message »
de l’équipe de Donald Trump assu-
rant que Joe Biden, candidat démo-
crate à l’élection, avait promis de
l’argent à l’Ukraine pour faire pres-
sion sur un procureur.
Une contre-attaque à la procé-
dure de destitution lancée par les
démocrates, mais surtout l’illustra-
tion du poids que pourrait avoir la
publicité en ligne sur la campagne
présidentielle américaine. Trois
semaines après les protestations de
Joe Biden, le débat est polarisé :
Facebook défend la « libre expres-
sion », estimant que ce n’est pas à
une entreprise privée de « censurer
les politiciens », tandis que Twitter
vient d’annoncer qu’il renonçait
aux publicités politiques.
Enjeu financier
L’enjeu financier n’est pas négligea-
ble. Selon Facebook, ce marché ne
représentera que 0,5 % de son chif-
fre d’affaires l’an prochain, mais
avec des revenus annuels dépas-
sant les 65 milliards de dollars, cela
représente plusieurs centaines de
millions de dollars. « Twitter se
prive de plusieurs centaines de mil-
lions de dollars de revenus, une déci-
sion vraiment stupide pour ses
actionnaires », a d’ailleurs raillé le
directeur de campagne de Donald
Trump, Brad Parscale, dont le can-
didat est le plus dépensier en
matière de publicités politiques.
Pour le réseau social de Jack Dor-
sey, les publicités politiques n’ont
toutefois représenté que 3 millions
de dollars lors des élections de mi-
mandat l’an dernier. YouTube, de
son côté, a perfectionné ses o utils d e
vente d’espaces publicitaires, espé-
rant prendre des parts de marché
aux chaînes de télévision dès les pri-
maires.
Depuis 2016 et les manipulations
russes sur la campagne présiden-
tielle, les grandes plates-formes ont
adopté d es mesures p our a méliorer
la transparence (notamment en
mentionnant le financeur). Mais
l’autorégulation prévaut encore lar-
gement, et si quelques Etats tentent
CONTENUS
« Il y a des signes de
plus en plus évidents
que la plate-forme
de TikTok dédiée
aux marchés
occidentaux censure
des contenus qui ne
sont pas en phase
avec les directives
du gouvernement
chinois. »
MARCO RUBIO
Sénateur républicain de Floride
d’instaurer leur propre régulation
comme le Maryland, l’échelon fédé-
ral fait défaut.
« Google a renoncé à diffuser des
publicités politiques au Canada
parce que les règles étaient trop con-
traignantes, mais aux Etats-Unis, la
Federal Election Commission [qui
veille à la transparence du finance-
ment des campagnes électorales,
NDLR] a échoué à définir les règles
pour la publicité en ligne », rappelle
Jessica Baldwin-Philippi, profes-
seure associée à l’université de
Fordham.
« Positions extrêmes »
« Google, YouTube et la plupart des
plates-formes Internet diffusent ces
mêmes annonces, la plupart des
réseaux câblés diffusent ces mêmes
publicités et les radiodiffuseurs
nationaux sont t enus p ar la l oi de dif-
fuser ces p ublicités par les règlements
de la FCC [la Federal Communica-
tions Commission, qui régule les
chaînes télévisées, NDLR] », a
plaidé pour sa défense Mark Zuc-
kerberg. « Twitter comme Facebook
affichent des positions opposées,
mais ils sont tous l es deux extrêmes et
ils ont tort », estime Daniel Kreiss,
professeur associé à l’université de
Caroline du Nord, spécialiste de la
publicité en ligne.
« Capter l’attention des gens sur
les sujets politiques est de p lus en plus
difficile, donc diffuser des publicités
est un moyen de leur faire passer des
messages. Ce qui pose problème, c’est
leur hyperciblage grâce aux données,
qui favorise les messages extrêmes. Si
vous autorisez l es publicités mais q ue
vous ne les ciblez plus, les messages
seront moins extrêmes », plaide-t-il.
Le débat pourrait prospérer.
Alors que Twitter doit détailler le
15 novembre sa décision, certains
parient sur un revirement de Face-
book. La journaliste Kara Swisher,
fondatrice du site Recode, en est
même sûre « à 100 % » : « Parce qu’il
y a beaucoup de n uances entre le “free
speech” et la Chine », a-t-elle jugé sur
CNBC.n
Depuis 2016 et les
manipulations russes
sur la campagne
présidentielle,
les grandes plates-
formes ont adopté
des mesures
pour améliorer
la transparence.
La polémique a démarré à la suite de la diffusion sur Facebook, Twitter et YouTube d’un « message » de l’équipe de Donald Trump
assurant que Joe Biden, candidat démocrate à l’élection, avait promis de l’argent à l’Ukraine pour faire pression sur un procureur.
Captur
e d’écran YouTube
HIGH-TECH & MEDIAS
Les EchosMardi 5 novembre 2019