Le Monde - 09.11.2019

(Greg DeLong) #1

30 |décryptage SAMEDI 9 NOVEMBRE 2019


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Lucas Chancel Au cœur des crises, il y a l’exigence


de plus de justice sociale et d’accès aux services essentiels


Réduction des aides et services publics, baisse


des impôts... La doctrine économique prônée


par Ronald Reagan dans les années 1980 a fait florès


dans une grande partie du monde. C’est ce « logiciel »


qu’il faut abandonner, estime l’économiste


L’


actualité est marquée par
une contestation sociale
planétaire inédite à bien
des égards. De prime
abord, ces mouvements sont fort
différents les uns des autres. Les
jeunes Chiliens, enfants d’une
nation prospère présentée
comme un modèle de démocrati­
sation, n’ont que peu de chose en
commun avec leurs homologues
irakiens, qui manifestent dans un
pays dévasté par deux décennies
de guerre et d’instabilité. Les ins­
tituteurs américains en grève
pour obtenir davantage de
moyens ne partagent pas le
même quotidien que celui des
manifestants qui occupent les
places de Beyrouth. Et, pourtant,
dans toutes ces manifestations,
un mot d’ordre revient : l’exi­
gence de plus de justice sociale.
Les manifestants ne se trom­
pent pas sur le constat : le sys­
tème économique ne leur donne
pas leurs chances de réussite. Au
Liban comme au Chili, deux pays
coexistent en un : une nation

riche et un pays pauvre. Cette
dualité, décrite par l’économiste
Ignacio Flores, peut se résumer
en un chiffre : les 10 % les plus
aisés captent plus de la moitié
des revenus (contre environ un
tiers en Europe). La moitié de la
population la plus pauvre se par­
tage des miettes – 10 % ou moins.
Aux Etats­Unis, les niveaux des
inégalités ne sont guère diffé­
rents. En Irak, en Arabie saoudite
ou en Equateur, autres foyers de
contestation, les données sont
parcellaires, mais tout indique
que les inégalités de revenu sont
fortes, voire extrêmes.

Partout, l’inégalité face à la santé
Aux écarts de revenus et de ri­
chesse s’ajoutent des inégalités
dans l’accès aux services essen­
tiels. Au Liban comme au Chili, la
couverture maladie n’est univer­
selle que dans les discours offi­
ciels. Le système de santé est à
l’image de la dualité économique
de ces nations : performant pour
ceux qui peuvent payer et

défaillant pour les autres. Le
système de santé des Etats­Unis
est lui aussi dual, avec des résul­
tats catastrophiques : dans ce
pays riche, l’espérance de vie est
désormais en baisse.
Les systèmes éducatifs sont,
eux aussi, à deux vitesses. Au
Chili, les réformes de l’ancienne
présidente Michelle Bachelet
(chef de l’Etat de 2006 à 2010 et de
2014 à 2018) ont permis des avan­
cées en matière d’accès à l’univer­
sité pour les classes populaires,
mais le système demeure incapa­
ble de garantir une réelle égalité
des chances avec des universités
publiques sous­dotées et des uni­
versités d’excellence privées et
onéreuses. Aux Etats­Unis, Raj
Chetty, chercheur à l’université
Stanford (Californie), a montré
que les chances d’accès à l’univer­
sité suivent un gradient social im­
placable. Les enfants des plus
aisés ont 90 % de chance d’attein­
dre l’université, alors que ce chif­
fre chute à 30 % pour les enfants
issus de milieux modestes.
A ces inégalités de revenu et
d’accès aux services essentiels
s’ajoutent des inégalités face à
l’impôt. Il faut juger par soi­même
de cette réalité fiscale mondiale :
les données disponibles indi­
quent que, dans la plupart des
pays, les plus modestes et les clas­
ses moyennes payent, en propor­
tion de leurs revenus, autant ou

davantage d’impôts que les plus
riches. Et la situation a empiré ces
dernières décennies. Face aux
menaces de délocalisation formu­
lées par les multinationales et les
élites économiques « mobiles »,
les décideurs préfèrent taxer les
contribuables « immobiles ».
Au Liban, au Chili ou en Equa­
teur (et en France en 2018), on
peut comprendre que la hausse
des taxes ou du prix des biens et
services de première nécessité
(communication, transport, pé­
trole) ait mis le feu aux poudres.
Qu’en est­il aux Etats­Unis, pays
qui se pense champion de la pro­
gressivité fiscale? On sait désor­
mais, grâce aux travaux des éco­
nomistes Emmanuel Saez et Ga­
briel Zucman [The Triumph of
Injustice, WW Norton & Co, qui
paraîtra en France, au Seuil, en fé­
vrier 2020], que le taux d’imposi­
tion des 400 Américains les plus
riches est plus bas que celui des
classes moyennes et populaires.
Face à de telles inégalités socia­
les et fiscales, les réponses appor­
tées par les gouvernements pa­
raissent encore bien limitées. Au
Liban, le gouvernement a rétropé­
dalé sur ses mesures fiscales, mais
le mouvement n’a cessé de s’am­
plifier. Le président chilien Sebas­
tian Piñera, après avoir jeté de
l’huile sur le feu, a annoncé l’ins­
tauration d’un revenu minimum
et d’une nouvelle tranche d’impôt

sur le revenu. Mais il est probable
que cela ne suffise pas à répondre
durablement aux crises sociales.
Revenons quarante ans en ar­
rière. Ronald Reagan (président de
1980 à 1988) met en place aux
Etats­Unis un programme écono­
mique clair : moins d’impôts pour
les plus aisés, moins d’Etat et donc
moins de services publics de­
vraient garantir une vague de
prospérité sans précédent. Ce logi­
ciel s’est diffusé dans le monde
entier, par le biais de cours d’éco­
nomie des élites politiques ou les
plans de la Banque mondiale et du
Fonds monétaire international
(FMI) pour les pays émergents ou
en transition, le Chili n’y faisant
pas exception. C’est ce logiciel­là
qui semble aujourd’hui en cause.

Nouveau paradigme économique
Peut­il être revu en profondeur? Il
est intéressant de suivre en ce
moment les débats dans le cadre
de la primaire démocrate améri­
caine. La candidate Elizabeth War­
ren, sénatrice du Massachusetts,
en tête dans certains sondages,
propose notamment de mettre à
contribution les grandes fortunes
du pays, avec un impôt sur les pa­
trimoines s’échelonnant de 2 % à
6 % par an pour les fortunes supé­
rieures à un milliard de dollars.
Son plan rapporterait 1 000 mil­
liards de dollars ou 5,5 % du re­
venu national américain – autant

de ressources qui seraient utili­
sées pour financer les systèmes
de santé, d’enseignement et les
infrastructures du pays. C’est un
véritable changement de para­
digme économique, qui séduit
au­delà du camp démocrate : plus
des deux tiers des Américains
soutiennent l’idée d’un impôt sur
la fortune des milliardaires.
L’histoire récente nous a mon­
tré l’impact que peuvent avoir les
choix de politique américaine
sur le reste du monde. Il est trop
tôt pour savoir si ces proposi­
tions l’emporteront outre­atlan­
tique. Mais, quoi qu’il en soit, si
les dirigeants de par le globe ne
repensent pas profondément
leur projet économique en ma­
tière d’accès aux services essen­
tiels et par conséquent n’élargis­
sent pas le champ des possibles
en matière fiscale, il y a fort à pa­
rier que l’actualité sociale plané­
taire ne se calmera pas.

Lucas Chancel est écono-
miste, codirecteur du Labora-
toire sur les inégalités mondia-
les à l’Ecole d’économie de
Paris (PSE), chercheur associé
à l’Institut du développement
durable et des relations
internationales (IDDRI)

Jean-Claude Monod


Reconquérir la démocratie contre


les oligarchies qui la détournent


Les révoltes actuelles ont en commun le refus de


mesures jugées abusives par les gouvernés et le désir


d’une démocratie digne de ce nom. Cependant,


estime le philosophe, la mise en cause des politiques


néolibérales ne doit pas se doubler d’une complaisance


envers l’autoritarisme de gauche


C


hili, Equateur, Liban, Irak, Algérie,
Haïti... sur tous les continents, des
peuples se révoltent. La dispersion
est trop grande, les situations trop
disparates – a fortiori si l’on y ajoute le
mouvement des « gilets jaunes » en
France – pour qu’on puisse parler d’unité
ou d’imitation. Le point de départ de ces
mouvements semble même très particu­
lier, ponctuel, local, et l’on peine à y repé­
rer le grand lyrisme de la Révolution. Pré­
cisément : toutes ces raisons incitent,
pour les analyser, à réactiver un concept
forgé par Michel Foucault à la fin des an­
nées 1970, celui de « crises de gouverne­
mentalité ». Le néologisme de « gouver­
nementalité » visait à rendre compte des
modalités multiples du pouvoir ou de la
« conduite des conduites » des individus
ou des populations, au­delà du seul
gouvernement de l’Etat.
Une crise de gouvernementalité inter­
vient lorsqu’une part importante des
« gouvernés » met en question un acte ou
une mesure d’un pouvoir jugés abusifs.
Elle peut s’étendre, de proche en proche,
à tout un système. Les points d’ancrage
de ce type de crise se sont déplacés avec le
temps, mais certains aspects se répètent.
Ainsi, aux XVe et XVIe siècles, la corrup­
tion de l’Eglise et de ses représentants


provoquait des indignations populaires,
tournant parfois en « guerres des pau­
vres ». Du Moyen Age au XVIIIe siècle, des
révoltes visaient les taxes ou impôts ré­
clamés par des princes.

Néolibéralisme autoritaire
Aujourd’hui, ce sont d’abord les chefs
d’Etat et de gouvernement dont on dé­
nonce la corruption ou la collusion avec
une oligarchie, ces quelques pour­cent les
plus riches de la population, qui semblent
dicter les réformes fiscales, économiques
ou la refonte du code du travail. Et c’est en­
core et toujours une taxe ou une augmen­
tation de prix affectant le quotidien de la
population (ticket de métro au Chili, prix
de l’essence en Equateur ou en France) qui
mettent le feu aux poudres. Eclate alors ce
que Foucault entendait par « crises de
gouvernementalité » : un « nous ne vou­
lons plus être gouvernés ainsi », pas
comme ça, pas par eux, pas pour eux...
Chaque fois, une décision économique
apparemment mineure est perçue
comme un abus de trop, un signe de mé­
pris du peuple et d’injustice, alors qu’en
parallèle les mêmes gouvernements ont
généralement réduit les contributions
fiscales des plus riches, privatisé, favorisé
les inégalités... La combinaison de réfor­

mes socialement brutales et de l’état d’ur­
gence contre les révoltes qui en résultent
caractérise aujourd’hui ce qu’on peut ap­
peler le néolibéralisme autoritaire, qui est
le visage du néolibéralisme en temps de
crise. Mais la nouvelle apportée par les
mouvements actuels est que les refrains
néolibéraux ne passent plus, et que le re­
cours à la répression est inopérant.
Cependant, ces remarques ne valent
que pour certains de ces mouvements.
D’autres ne peuvent être rangés sous la
rubrique d’une crise de l’Etat néolibéral :
en Haïti, au Liban, en Algérie, les mani­
festants visent essentiellement la confis­
cation du pouvoir par des gouvernants
vus comme des « clans » ou des « ma­
fias ». Les cas de l’Algérie ou de l’Egypte,
où la contestation vise la captation des
Etats par l’armée, montrent que, comme
en Amérique latine, la corruption et
l’autoritarisme sont loin d’être l’apanage
des néolibéraux.

L’observateur de gauche de cette situa­
tion doit se garder de tout simplisme et de
toute projection fantasmatique d’une ré­
volution mondiale. Ces révoltes ne se pré­
sentent pas comme la source d’une alter­
native déterminée, ou d’une nouvelle lé­
galité. Une seule chose les réunit toutes : le
désir d’une démocratie digne de ce nom.
Mais, à ce titre, des régimes qui ont pu se
présenter comme des alternatives au néo­
libéralisme, des « populismes de gauche »
plus ou moins autoritaires, sont aussi le
théâtre de « révoltes des gouvernés ». Cel­
les­ci sont dirigées cette fois contre la mo­
nopolisation du pouvoir politique, les vio­
lations des droits de l’homme et des rè­
gles du pluralisme, ou l’accaparement de
ressources nationalisées au profit de
groupes gravitant autour du pouvoir.

Forte aspiration à la justice sociale
Les cas de la Bolivie et du Venezuela doi­
vent sûrement être distingués. C’est
moins le bilan général d’Evo Morales,
plutôt reconnu comme un progrès so­
cial, qui est aujourd’hui contesté par les
Boliviens, que sa volonté anticonstitu­
tionnelle de briguer un quatrième man­
dat et, surtout, les conditions douteuses
de sa réélection. Quant au Venezuela de
Maduro, plongé dans un marasme éco­
nomique profond, il traverse une des
plus graves crises politiques et sociales
de son histoire.
Or, de même qu’à la fin des années
1970, Foucault traitait aussi de l’expé­
rience des dissidences dans les dictatu­
res dites « socialistes », aujourd’hui, les
contestations multiples du néolibéra­
lisme autoritaire ne sauraient se doubler
d’une complaisance aveugle envers les
vices et parfois les catastrophes d’un

autoritarisme de gauche. Celui­ci est éga­
lement en cause dans les mouvements
actuels qui s’en prennent partout à la
corruption de la démocratie, au sens lit­
téral comme en un sens plus abstrait : la
démocratie paraît « corrompue » lorsque
la politique menée porte partout la mar­
que des intérêts de groupes économi­
quement ou politiquement dominants,
dont le gouvernement exécute les volon­
tés au détriment du « public ».
La démocratie doit toujours être recon­
quise contre les oligarchies qui la détour­
nent d’elle­même. A l’appel à une démo­
cratie fidèle à son principe se mêle tou­
jours une forte aspiration à la justice
sociale. S’y ajoute aujourd’hui une der­
nière dimension, manifestée par un
mouvement transnational comme Ex­
tinction Rebellion : le « nous ne voulons
plus être gouvernés ainsi » se dirige ici
contre le fait que les gouvernements en
place ne font nullement de l’écologie une
réelle priorité, et acheminent ainsi l’hu­
manité vers une catastrophe scientifi­
quement annoncée.
C’est le dernier étage de la fusée : l’éco­
logie devrait être l’un des axes centraux
de cette démocratie sociale qui se met­
trait à l’écoute des révoltes mondiales, et
dont le mot d’ordre d’un « Global Green
New Deal » pourrait constituer un mot
d’ordre fédérateur pour les peuples.

Jean-Claude Monod est philosophe,
directeur de recherche au CNRS. Il est
l’auteur de « L’Art de ne pas être trop
gouverné » (Seuil, 324 p., 20 €)

L’ÉCOLOGIE DEVRAIT


ÊTRE L’UN DES AXES


CENTRAUX DE CETTE


DÉMOCRATIE SOCIALE


QUI SE METTRAIT


À L’ÉCOUTE


DES RÉVOLTES


MONDIALES


L E S S O U L È V E M E N T S D A N S L E M O N D E

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