Libération - 25.11.2019

(Michael S) #1

«T


out va bien, ne t’inquiète pas.» Les
premiers messages arrivent enfin.
Coupée d’Internet depuis une se-
maine, la population iranienne a recom-
mencé à communiquer ce week-end avec le
reste du monde. Le pays vient de connaître
une forte secousse sociale, avec des manifes-
tations signalées dans presque tout le pays.
A l’origine, c’est une mesure fiscale qui a dé-
clenché le mécontentement populaire. Les
plus hautes autorités de chaque branche du
pouvoir (exécutif, législatif, judiciaire) ont dé-
cidé, de manière soudaine, de diminuer les
subventions à la distribution d’essence, dont
le prix a augmenté vendredi 15 novembre :
50 % supplémentaires pour les soixante pre-
miers litres mensuels, trois fois le tarif actuel
au-delà. Aussitôt contestée dans la rue, la dé-
cision est soutenue par le Guide suprême, Ali
Khamenei. Le régime fait bloc, coupe l’Iran
d’Internet, lance ses forces de sécurité dans
les rues et traque les contestataires. Tandis
que le couvercle se lève sur un pays encore fu-

mant, le calme n’étant pas totalement rétabli,
des vidéos diffusées en ligne et quelques té-
moignages parvenus à Libération montrent
l’ampleur d’une contestation, et d’une répres-
sion, d’une violence probablement inédite en
République islamique.
C’est un travelling presque parfait. Depuis
l’intérieur d’une voiture, un téléphone filme
la confusion sur le bas-côté. Des hommes,
dont certains en civil, essaient d’im-
mobiliser une personne à coups
de matraque. Certains tentent
prudemment de les retenir.
Plus loin, une femme a une
discussion animée avec
un policier casque sur la
tête et bouclier au bras.
Des badauds regardent la
scène. D’autres hommes
en uniforme ordonnent aux
passants de circuler. Un petit
brasier fume sur la chaussée.
Filmée au coin des avenues Sattar
Khan et Sadeghipoor, dans l’ouest de
Téhéran, cette vidéo du chaos ambiant, diffu-
sée par BBC Farsi, n’a pas pu être datée préci-

sément, mais elle a été captée pendant les
manifestations aujourd’hui connues sous le
nom d’«Aban 98», du nom du mois d’Aban
dans le calendrier iranien (du 23 octobre au
21 novembre) et de l’année en cours (1398).

Matraques
Selon les témoignages rapportés à Libération,
la contestation a rapidement dégénéré, pous-
sant vite les moins témérai-
res à s’en tenir éloignés.
A Yazd, une grande ville
du centre du pays, les ma-
nifestations ont d’abord
pris la forme d’automobi-
listes arrêtant leur voiture
au milieu de la chaussée.
Le samedi 16 novembre,
les classes moyennes
étaient dans la rue. Les slo-
gans évoquaient des revendi-
cations économiques : «Com-
ment on peut survivre ?» lançaient-
ils. Puis les forces de sécurité ont
envahi les rues, abattant leurs matraques sur
les manifestants, pendant qu’un hélicoptère

200 km

Ya z d

Mer

Caspienne

E.A.U.OMAN

AFGH.

ARABIE PAK.
SAOUDITE

AZ. TURKM.

IRAK

IRAN

Téhéran

Par
Pierre Alonso

éditorial


Par
Laurent Joffrin

Vraie


nature


On dit souvent du mal des
­médias, en partie à juste titre.
Mais que dire de l’absence de
médias? Pendant plusieurs
jours, le régime iranien a coupé
Internet et empêché, de facto,

tout travail journalistique
­indépendant. Profitant de ce
black-out minutieusement
­organisé, ses polices et ses
­milices ont mis fin avec une
­extrême brutalité à un mouve-
ment populaire qui menaçait
l’ordre des mollahs, sans que
l’opinion mondiale en soit
­informée, sans que des images
aient pu émouvoir des obser-
vateurs qui n’auraient pas
manqué, sinon, de réagir rapi-
dement pour tenter de limiter
le massacre. Au moins
115 morts selon Amnesty Inter-
national, des cortèges disper-
sés à balles réelles, des milliers
d’arrestations qui se traduiront

par de longues périodes d’em-
prisonnement, une société
soumise à une surveillance
­orwellienne. Paradoxalement,
agissant à l’abri des regards,
cette féroce répression a mon-
tré au grand jour la vraie na-
ture d’une dictature islamique
obscurantiste et impitoyable.
Ce massacre à huis clos pose
une seconde question : quelle
est, dans ce bain de sang, la res-
ponsabilité américaine? Nulle
sur le terrain, évidemment.
Contrairement à ce que disent
les autorités de Téhéran, les ré-
voltes contre le régime qui se
multiplient en Iran et dans les
zones contrôlées par des forces

pro-iraniennes ­découlent avant
tout de l’exaspération de popu-
lations lassées de l’arbitraire et
de la corruption. Mais on con-
naît aussi l’enchaînement des
événements : l’embargo décrété
par Donald Trump ruine l’éco-
nomie iranienne et pousse les
­Iraniens à la révolte ; son retrait
de l’accord nucléaire favorise la
fraction dure du régime. Cette
politique n’aurait de sens que
si elle débouchait sur la chute
des maîtres de Téhéran.
C’est le contraire qui se produit.
On veut se débarrasser d’une
­dictature. On la renforce. En
­attendant, ce sont les citoyens
iraniens qui meurent.•

Événement


En Iran, un tunnel


de violences


Après une semaine de black-out, l’ampleur de la répression du


régime contre ses manifestants, dans la rue pour contester la hausse


du prix du carburant, se révèle peu à peu au monde. Quelque


200 personnes auraient été tuées et plusieurs milliers arrêtées.


survolait les cortèges. «N’ayons pas peur,
n’ayons pas peur, nous sommes ensemble», a
entendu un témoin dans une manifestation
près de Téhéran. Les contestataires visaient
le président Rohani et le Guide suprême, dé-
nonçant la hausse du coût de la vie. Dans
cette banlieue lointaine, les affrontements
n’ont pas tardé. Un témoin raconte avoir vu
de vieilles dames mettre de côté des pierres
que les jeunes gens lançaient sur les policiers,
sous leurs encouragements. Les forces de l’or-
dre ont ouvert le feu. Des habitants de la capi-
tale assurent aujourd’hui que la ville est qua-
drillée par les policiers et miliciens.
Selon Amnesty International, la répression a
fait au moins 115 morts. Un responsable ira-
nien évoquait un bilan bien plus lourd en dé-
but de semaine dernière, parlant de
200 morts, d’après ses propos qui nous ont été
rapportés. Des policiers auraient été grave-
ment blessés dans les affrontements, certains
portants des marques de coups de couteau.
Après la violente riposte dans les rues, les au-
torités iraniennes procèdent à des vagues
d’interpellations. Le centre pour les droits hu-
mains en Iran, une organisa- Suite page 4

2 u Libération Lundi^25 Novembre 2019

Free download pdf