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CULTURE
MARDI 15 OCTOBRE 2019
0123
Luca Marinelli, artisan comédien
Habile et habité, l’acteur romain a reçu le prix d’interprétation, à Venise, pour son rôle dans « Martin Eden »
PORTRAIT
bologne, rome envoyé spécial
D
ébut d’automne, dans
le centre de Bologne.
Un bel homme dé
boule à vélo. Vissée à
la roue avant, une caisse trans
porte quelque chose de précieux.
Il a des gestes d’artisan che
vronné, se penche pour récupérer
la cargaison, la saisit d’une main
ferme : sitôt échappé du cageot,
Mino s’ébroue dans les bras de
son maître. Luca Marinelli a
adopté le cabot sur le tournage de
Martin Eden, de Pietro Marcello, à
Naples. Grâce à cette adaptation
du roman de Jack London, l’acteur
de 34 ans a glané plus qu’un ca
nidé : le 7 septembre, le jury de la
Mostra de Venise lui a décerné le
prix d’interprétation masculine
pour son rôle renversant de ma
rinécrivain, au nez et à la barbi
che d’un clown (Joaquin Phoenix,
Joker) et d’un cosmonaute (Brad
Pitt, Ad Astra).
Sur la lagune, l’assurance avec
laquelle il recevait sa récompense
laissait à peine transparaître
l’émoi, teinté d’effroi, qui fut le
sien quand il se jeta à l’eau.
« En 2016, j’ai pleuré à la vision de
Bella e Perduta, le précédent film
de Pietro », raconte Marinelli. Le
Romain semble retrouver ses ver
tiges mariniers : son anneau à
l’oreille droite tremblote fébrile
ment, ses sandales dansent la ta
rentelle. « J’ai commencé à projeter
une énergie vers ce réalisateur, je
voulais travailler avec lui. Il se
trouve que London fait partie, avec
Stevenson, de ces écrivains aventu
riers qui me fascinent... Alors
quand, un an et demi plus tard,
Pietro m’a appelé, j’étais aux anges.
Cette expérience m’a bouleversé. »
Le comédien se donne tout en
tier, toute une année, au projet.
Avant le tournage, ne s’estil pas
recueilli, à Oakland, devant la sta
tue de l’auteur californien?
« J’étais en vacances, en famille. Les
phrases inscrites sur le monument
m’ont ému. » Cellelà, par exemple :
« Je ne gâcherai pas mes jours à ten
ter de les prolonger. » Luca Mari
nelli dévore les 300 pages de scé
nario. Avec le même appétit, il en
gloutit le récit de London, jusqu’à
ne plus savoir « où finit le livre et où
commence le film ».
A force de frayer avec la drôle de
faune dont s’entoure Marcello, il
apprivoise le parler napolitain, sa
musicalité éruptive, ses fumerol
les cendrées. Des mois durant, il
endurcit son corps de séances de
musculation en salles de boxe.
Puis cesse subitement tout effort,
gribouille de gris ses cheveux, ses
dents, sa peau : « Il fallait marquer
physiquement la césure entre les
deux parties du film, qui voient
Martin s’élever par la littérature,
puis se laisser aller. » L’une a été
tournée à l’arrivée des beaux
jours, l’autre à celle des premiers
frimas : Marinelli, en bon camé
léon, s’est accordé à chacune des
saisons.
Un caméléon audacieux
« Je cherchais un acteur complet,
capable de se transformer, détaille
Pietro Marcello. Dans mon esprit,
il n’y avait guère de plan B. » Fils de
marin, ayant fait ses armes dans
des squats et des ateliers pour
détenus, corsaire du documen
taire transalpin, cet autodidacte
aborde pour la première fois, avec
Martin Eden, les rives de la fiction.
« Le film traverse le XXe siècle, qui
est celui de l’essor de l’individua
lisme, indiquetil. L’attrait du pro
létariat pour la petite entreprise
s’inscrit dans cette histoirelà. »
Marcello, qui est aussi produc
teur, monteur et scénariste de ses
films, loue l’audace de Luca : « C’est
un garçon sensible, qui doute beau
coup mais n’hésite pas à s’éloigner
de sa zone de confort. » Pour mieux
jouer les marins, Marinelli est
sorti en mer, à l’aube, avec des
pêcheurs. Pareillement, il a passé
plusieurs jours derrière le comp
toir d’authentiques antiquaires,
chez qui son personnage se pro
cure des recueils de poésie et une
machine à écrire. Si son jeu relève
de l’artisanat, alors lui serait de la
vieille école, éthique et méti
culeux, chineur et chaleureux,
respectueux des maîtres et de
leurs traditions. « Martin Eden ex
plore les rapports entre un mentor
et son protégé, poursuit Marcello.
Voilà pourquoi j’ai tenu à ce que
Luca joue avec celui qui l’a formé
au théâtre, Carlo Cecchi. »
Depuis qu’un bouillonnant film
de série B, On l’appelle Jeeg Robot
(2015), l’a montré en parrain des
petites frappes de la capitale, Ro
maines et Romains n’ont plus
d’yeux que pour Marinelli. A écou
ter les commerçants de la ville,
c’est tout juste si l’azur de son re
gard ne tiendrait pas de César.
Renato Orgitano, coiffeur dans les
quartiers nord : « Enfin un jeune
acteur italien qui pourrait percer à
l’étranger, comme jadis Gassman
ou Mastroianni! Il a tourné avec
Charlize Theron ou Danny Boyle
pour la télé, c’est un début. »
Zelinda Inesi, pharmacienne à
Monte Sacro : « J’ai eu un coup de
foudre! Hélas j’ai 69 ans, il est trop
Luca Marinelli
sur le tournage
de « Martin
Eden », en 2019.
FRANCESCA ERRICHIELLO
« Enfin un acteur
italien qui pourrait
percer à l’étranger,
comme jadis
Gassman ou
Mastroianni »
RENATO ORGITANO
coiffeur romain
tard, plaisantetelle. Au contraire
d’un Toni Servillo, Marinelli ne sem
ble pas encombré par son surmoi. »
Voici Toni Servillo, justement,
croisé à Paris : « On a joué deux fois
ensemble, confie le Napolitain.
Avec son bagage théâtral, il ferait
un superbe Woyzeck, le héros tor
turé de Büchner. » Outre son
chien, Marinelli ne se déplace ja
mais sans sa guitare, qu’il gratte
pour « se détendre ». Lycéen dans
le quartier de Prati, il chantait au
sein d’un groupe mené par son ca
marade Giorgio Poi, devenu une
figure du renouveau de la pop ita
lienne. « Je me souviens d’un après
midi de 2005, on se préparait à en
trer au conservatoire, moi de musi
que, lui de théâtre, précise le chan
teur. Luca était si peu sûr de lui
qu’il m’a presque découragé. Si je
pouvais revenir en arrière, estce
que je le rassurerais? Peutêtre pas,
mais je ne pourrais m’empêcher de
sourire. »
Après Rome, les deux compères
se sont côtoyés à Berlin, où Mari
nelli vit toujours. Ils se retrouvent
aujourd’hui à Bologne, où l’acteur
tourne cet automne Diabolik,
d’après une célèbre BD d’après
guerre. Ce rôle de superlarron,
tout de noir masqué, lui va comme
un gant, lui qui n’est jamais
meilleur que lorsqu’il enfile perru
ques, uniformes et autres déguise
ments, aux confins de la folie.
Paolo Taviani, qui l’a dirigé dans
Une affaire personnelle (2017) :
« Luca a su laisser son accent ro
main au vestiaire, il m’a impres
sionné par sa capacité à se fondre
dans les brumes piémontaises. »
Les mots d’un saint
C’est que notre transformiste est
issu, côté paternel, d’une lignée de
doubleurs. Sa tante a doublé pour
Fellini et Visconti, son père pour
Tarantino. « Lorsque enfant, j’al
lais au cinéma, je les reconnaissais
même à leurs soupirs », ditil en
faisant vibrer les silences. A Cine
città, la « bottega » des doubleurs
occupe une place paradoxale, à la
fois structurante et périphérique.
Luca atil ce legs en tête quand il
confesse s’être reconnu dans les
rêves d’ascension de Martin Eden,
lui qui, ado, observait « le monde
du théâtre et du cinéma, de loin,
d’en bas »? Beppe Caschetto, co
producteur de Marco Bellocchio
et de Pietro Marcello : « Allez sa
voir pourquoi, il m’évoque Jean
Louis Trintignant... La sincérité,
peutêtre? »
A Venise, l’humilité et l’huma
nité de son discours, dédié à « ceux
qui sauvent des gens en mer », ont
valu à Marinelli des applaudisse
ments nourris. Ses mots les plus
aimants furent pour sa compa
gne, l’actrice allemande Alissa
Jung, diplômée de médecine et
fondatrice d’une ONG d’aide aux
enfants haïtiens. Ils se sont ren
contrés en 2011, sur le tournage du
téléfilm Marie de Nazareth. Elle in
carnait la Vierge, lui jouait Joseph.
Mais, devant ce garçon si habile et
habité, ce sont les mots d’un autre
saint, François d’Assise, qui vien
nent à l’esprit : « Celui qui travaille
avec ses mains est un ouvrier ; celui
qui travaille avec ses mains et
sa tête est un artisan ; celui qui
travaille avec ses mains, sa tête et
son cœur est un artiste. » Pietro
Marcello avait raison : Luca
Marinelli est un artiste complet.
aureliano tonet
MARTIN EDEN
si l’adaptation au cinéma des grands
classiques de la littérature n’est jamais
allée de soi, c’est que peu d’entre eux ré
sistent au tamis réducteur de l’écran.
Mais il arrive parfois qu’un film résolve
cette épineuse question, non plus en ter
mes de fidélité ou de trahison, mais en
assumant une prise de distance avec
l’œuvre originale. C’est l’option que re
tient Pietro Marcello, cinéaste parmi les
plus prometteurs de la jeune scène ita
lienne, remarqué avec la rêverie docu
mentaire de Bella e perduta (2015), pour
porter à l’écran le magnifique roman
Martin Eden (1909), de Jack London.
Ce récit d’émancipation d’un jeune
marin de la baie de San Francisco, où
London, issu des classes populaires, a
sembletil mis beaucoup de sa propre
histoire, Marcello choisit de le transpo
ser outreAtlantique, dans une autre
baie, celle de la Naples populaire et in
dustrieuse de la première moitié du
XXe siècle.
Pour un fait de bravoure, Martin Eden
(Luca Marinelli), marin simple et sans at
taches, se retrouve du jour au lendemain
introduit dans les salons de la haute
bourgeoisie, où il tombe fou amoureux
de la gracieuse Elena Orsini (Jessica
Cressy). Renversé par sa beauté, il décide
d’acquérir le langage, la culture, les sa
voirs qui sont l’apanage de sa société, l’air
qu’elle respire. Tout en travaillant de ses
mains, Martin plonge à corps perdu dans
la lecture, s’essaye à la poésie et ambi
tionne même de devenir écrivain. La né
cessité de subsister le dispute bientôt aux
pages noircies et aux manuscrits reto
qués par les éditeurs.
Roman d’éducation
Sur la route de la connaissance et de
l’écriture, le voilà cerné par les deux gran
des pensées antagonistes du siècle : le li
béralisme derrière lequel se retranchent
les élites possédantes et le socialisme qui
mobilise les masses laborieuses. Martin,
quant à lui, prône une troisième voie,
celle d’un individualisme qui ne recon
naît ni masses ni maîtres, mais appelle à
prendre en compte les hommes en eux
mêmes, dans toute leur diversité.
Martin Eden déroule une odyssée bien
particulière, celle du transfuge de classe
qui passe du travail manuel au travail in
tellectuel, de la pauvreté à la richesse,
comme on passe d’un monde à un autre,
sans espoir de retour et en perdant en
chemin un morceau de luimême. La
force du film est de couper court à toute
tentative de datation : si le récit s’écoule
entre le début du siècle et la fin des an
nées 1930, il n’en est pas moins hanté par
des époques antérieures et postérieures.
En mélangeant archives réelles ou fabri
quées, couleur et noir et blanc, extraits
d’autres films et images mentales, dans
un montage d’une grande élaboration, le
film invente sa propre temporalité, faite
de bribes éparses, et se traverse comme
une mémoire active du XXe siècle – mé
moire qui recoupe celle du cinéma. Siècle
dont la grande idée, celle de l’émancipa
tion populaire, est ici ressaisie aussi bien
dans le vertige de sa promesse que dans
le fracas de ses illusions. Roman d’éduca
tion amoureuse, politique, artistique et
existentielle à la conclusion viscon
tienne, Martin Eden tisse une réflexion
amère sur la culture occidentale, qui
s’imagine émancipatrice alors qu’elle
renferme le germe de sa propre corrup
tion. La beauté d’Elena, sa grâce et son
érudition, n’ont peutêtre jamais été
qu’une image, une vue de l’esprit du hé
ros, derrière laquelle s’abritent des logi
ques froidement propriétaires.
La culture qu’acquiert Martin finit dès
lors par se montrer pour ce qu’elle est : la
chasse gardée d’une élite, à la fois code
distinctif et domaine de reconnaissance.
L’écriture qu’il parvient à dompter ins
talle entre lui et le monde l’irréductible
retranchement de l’esprit et de ses repré
sentations. Naufragé du savoir, le marin
plumitif est amené à franchir la plus
béante fracture de la modernité : celle qui
sépare les mots des choses et le langage
de l’expérience vécue.
mathieu macheret
Film italien, français et allemand
de Pietro Marcello. Avec Luca Marinelli,
Jessica Cressy, Marco Leonardi (2 h 08).
Pietro Marcello filme l’odyssée d’un transfuge de classe
CHEFD'ŒUVRE À NE PAS MANQUER À VOIR POURQUOI PAS ON PEUT ÉVITER