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IDÉES
MARDI 15 OCTOBRE 2019
0123
Conseiller des deux candidats à la primaire
démocrate américaine pour les questions
fiscales, l’économiste français publie, avec
Emmanuel Saez, « Le Triomphe de l’injustice »,
qui paraîtra en France en février 2020. Il prône
un rééquilibrage fiscal pour contrer la montée
des inégalités aux EtatsUnis
ENTRETIEN
san francisco correspondante
P
rofesseur d’économie à l’univer
sité de Berkeley (Californie), Prix
du meilleur jeune économiste
2018 (décerné par Le Monde et le
Cercle des économistes), Gabriel
Zucman, 32 ans, est un ancien
élève de Thomas Piketty, son directeur de
thèse. Il conseille aujourd’hui les candidats
à la primaire démocrate américaine Bernie
Sanders et Elizabeth Warren, et publie, le
15 octobre, The Triumph of Injustice (W.
W. Norton & Company, 232 pages). Coécrit
avec son collègue Emmanuel Saez, direc
teur du Center for Equitable Growth de Ber
keley, l’ouvrage paraîtra en France en fé
vrier, aux éditions du Seuil, sous le titre Le
Triomphe de l’injustice. Richesse, évasion fis
cale et démocratie.
Dans votre nouvel ouvrage, vous rappe
lez que les EtatsUnis ont été, contre
toute attente, un modèle de justice fis
cale. A quelle période de leur histoire?
Les Américains ont tendance à penser que
la progressivité fiscale est un souci d’Euro
péens. Alors qu’en fait, historiquement,
c’est l’inverse. Les EtatsUnis ont été à la fois
le pays qui a été le plus loin dans la progres
sivité fiscale et celui qui a été le plus loin
dans la voie inverse. Dans les années 1930,
ils ont appliqué un taux quasi confiscatoire
sur les plus hauts revenus : 90 %. Pendant la
seconde guerre mondiale, Roosevelt a
même évoqué un taux de 100 %. Il voulait
un revenu maximal légal! Le Congrès a hé
sité, et ils se sont mis d’accord sur 92 %.
Historiquement, il y a une tradition amé
ricaine – et aussi anglaise d’ailleurs – très
forte de progressivité, qui n’a jamais existé
en Europe continentale. Aucun pays euro
péen, pas même parmi les Scandinaves,
n’a eu des taux d’imposition sur les gran
des successions de 70 % ou 80 %, comme
les EtatsUnis. Il n’y a eu qu’une exception :
l’Allemagne, entre 1945 et 1948... quand les
EtatsUnis l’occupaient! Au Japon, les
Américains ont aussi choisi un taux d’im
position sur les très hauts revenus de 80 %
- ce qui a joué un rôle important dans le
fait que les inégalités y sont restées assez
faibles. Pour eux, la reconstruction d’une
économie de marché et d’une démocratie
saine s’accompagnait d’une fiscalité très
redistributive sur les très hauts revenus.
Le taux maximal supérieur d’impôt sur
le revenu a baissé un peu dans les années
- Mais quand Reagan est arrivé au pou
voir, en 1981, il était encore de 70 %, un des
plus élevés des pays développés. Six ans
plus tard, le taux marginal était tombé à
28 %. C’est une révolution fascinante : pas
ser de 90 % à 28 % en si peu de temps!
Quand les EtatsUnis ont conseillé la Rus
sie postsoviétique, ils ont recommandé
un taux d’environ 30 %, similaire au leur.
La Russie a suivi, avant d’adopter une « flat
tax » (« impôt forfaitaire ») de 13 %. Bref, les
EtatsUnis ont eu une grande influence sur
la politique fiscale mondiale.
Comment expliquer qu’un pays né
d’une révolte contre les taxes imposées
par la Couronne britannique ait eu
les impôts les plus élevés du monde?
A la fin du XIXe siècle, il y a eu cette pé
riode d’explosion des inégalités qu’on ap
pelle le « Gilded Age » (« l’âge des privilè
ges »). Beaucoup ont commencé à s’inquié
ter de cette dérive inégalitaire, en
contradiction avec l’idéal d’un pays qui se
voulait différent de l’Europe aristocratique.
Il y a des débats passionnants pendant la
Reconstruction, après la guerre de Séces
sion, sur la question de savoir comment
éviter de devenir aussi inégalitaire que l’Eu
rope. La création de l’impôt sur le revenu,
en 1913, a été le point culminant de ce débat.
En fait, il a fallu des décennies pour que
l’impôt sur le revenu voie effectivement le
jour. Il avait été instauré pendant la guerre de
Sécession pour financer la guerre. Il a été
aboli en 1871, puis recréé en 1895. Et en 1896,
la Cour suprême l’a même déclaré anticonsti
tutionnel : la Constitution dit que le gouver
nement fédéral ne peut prélever de taxes « di
rectes » que si les recettes proviennent des
Etats en proportion de leur population, ce
qui, en pratique, rend l’imposition progres
sive impossible. Il a fallu changer la Constitu
tion, ce qui a pris plus de quinze ans. En 1913,
le 16e amendement a déclaré que le Congrès
avait le droit d’instaurer un impôt fédéral sur
le revenu.
Le débat va certainement renaître dans le
contexte de la proposition des deux candi
dats démocrates, Elizabeth Warren et Bernie
Sanders, de créer un impôt sur la fortune. Le
16 e amendement ne concerne que l’impôt sur
le revenu. Estce que l’impôt sur la fortune est
une taxe directe? La Constitution est restée
ambiguë sur la définition. In fine, ça va être
du ressort de la Cour suprême, qui est très
fortement contrôlée par des conservateurs.
Vous montrez qu’après l’ère Reagan, la
concentration de la richesse a explosé...
Les inégalités ont très notablement aug
menté depuis 1980. Aujourd’hui, 1 % des
Américains possèdent 40 % de la richesse
nationale. Pour ce qui concerne les 0,1 % des
Américains les plus fortunés, l’écart est en
core plus frappant. Au début des années
1980, ils détenaient environ 7 % du patri
moine national. Maintenant, ils en ont à
peu près 20 %. Les 0,1 % les plus riches pos
sèdent autant que les 90 % restants.
Or, nous montrons dans notre livre que,
en 2018, et pour la première fois, les
400 Américains les plus riches ont payé
moins que tout le monde. Le taux effectif
d’imposition des milliardaires, tous impôts
additionnés, a été de 23 %, contre 28 % pour le
reste de la population. Une conséquence di
recte de la réforme fiscale de Trump. Dans les
années 1950, l’impôt sur les sociétés collec
tait autant que l’impôt sur le revenu (de l’or
dre de 7 % du revenu national). Aujourd’hui,
il ne représente que 1 % du revenu national.
La réforme Trump ellemême a divisé par
deux les recettes de l’impôt sur les sociétés.
Emmanuel Saez et vous conseillez
Elizabeth Warren et Bernie Sanders.
Des Français pour redécouvrir la tradition
américaine de fiscalité progressiste?
Les économistes américains ont été très in
fluencés par Milton Friedman dans les an
nées 1960, puis par Martin Feldstein, le con
seiller de Reagan qui a marqué des généra
tions d’étudiants d’Harvard. Vous connaissez
le credo des économistes : les gens répondent
aux incitations. Feldstein a poussé cette vi
sion à l’extrême. Selon lui, les impôts créent
des réponses comportementales considéra
bles et multidimensionnelles. Si vous taxez
les gens, ils vont cesser de travailler ; si vous
taxez le patrimoine, ils vont réduire énormé
ment leur épargne... Les économistes sont
prisonniers de cette vision du monde. On le
voit dans le débat sur la création de l’impôt
sur la fortune. Tous les jours, on lit des criti
ques alarmistes : « Vous ne vous rendez pas
compte! Les gens vont divorcer pour se placer
en dessous du seuil d’exonération. Ils vont dé
penser leur argent à toutva ; donner encore
plus aux partis politiques ; renoncer à la ci
toyenneté américaine... » C’est vrai que les
gens répondent aux incitations mais la rhé
torique des effets pervers est poussée à l’ex
trême. En réalité, la façon dont les gens réa
gissent à l’impôt n’a rien d’une loi naturelle :
elle dépend de la façon dont les impôts sont
structurés. Avec une bonne plomberie fis
cale, les possibilités d’échapper à l’impôt peu
vent être réduites fortement.
Mais les économistes de gauche...
Ils se sont laissé convaincre que les Améri
cains sont antiimpôts. Ils sont partis battus
d’avance. Il faut peutêtre venir de l’extérieur
pour moins avoir cette vision dominante.
Comment avezvous travaillé?
Nous avons fait un travail de longue ha
leine : regarder les déclarations fiscales
pendant des décennies, prendre une vi
sion d’ensemble sur tous les revenus et
créer des séries complètes sur la progressi
vité réelle. Nous avons abouti à une techni
que qui permet de bien mesurer les très
grandes fortunes. C’est pour cette raison
que les candidats font appel à nous. Pen
dant très longtemps, il n’y avait pas de sta
tistiques sur les grandes fortunes, notam
ment parce qu’il n’y avait pas d’impôt sur
la richesse. Les seules données sont les en
quêtes de la Federal Reserve telle la Survey
of Consumer Finances. Mais c’est limité : la
plupart du temps, les très riches refusent
de répondre aux enquêtes.
Depuis quelques années, l’IRS, le fisc
américain, s’est montré intéressé par une
collaboration avec les universités. C’est ce
qui a permis de déplacer le débat. Grâce à
cette coopération, nous avons accès aux
déclarations de revenus anonymisées des
160 millions de foyers fiscaux américains.
Comme il n’y a pas d’ISF, les gens n’ont pas
à déclarer leur fortune au fisc. En revanche,
ils remplissent des déclarations très dé
taillées, où ils disent combien de
dividendes ils ont perçu, d’intérêts, de
loyers, de plusvalues, de profits pour leur
société, etc. A partir de ces revenus du
capital, nous avons essayé de déduire la ri
chesse sousjacente. C’est une technique
dite de « capitalisation ». Nous ne l’avons
pas inventée mais nous avons été les
premiers à l’appliquer de façon systémati
que sur un siècle, depuis la création de
l’impôt sur le revenu, en 1913.
Grâce à quoi vous avez publié, en 2014,
une étude qui a permis à Bernie Sanders
de lancer sa thématique des 1 %...
L’article s’appelait « Wealth Inequality in
the US ». On y montrait la courbe en « U »
qui illustre l’évolution historique de la
concentration des grandes fortunes : dans
les années 1920, le top 1 % possédait envi
ron 40 % du patrimoine total. Ça a baissé à
20 % dans les années 1970. Et aujourd’hui,
c’est remonté à 40 %. C’est cette courbe qui
a joué un grand rôle dans l’accélération du
débat fiscal, d’autant que l’étude sortait au
même moment que le livre de Thomas Pi
ketty, Le Capital au XXIe siècle (Seuil, 2013),
qui soulignait le risque d’une spirale iné
galitaire. Quantifier les inégalités de for
tune nous permet d’estimer les recettes
fiscales qui pourraient être générées par
une taxation des grandes fortunes. Nous
avons les chiffres et la technologie pour si
muler n’importe quel plan fiscal. Si vous
créez, comme Elizabeth Warren le pro
pose, un ISF qui commence à 50 millions
de dollars, avec un taux de 2 % sur chaque
dollar audelà de cette somme, et de 3 %
sur chaque dollar audelà de 1 milliard,
nous sommes en mesure de dire combien
d’Américains sont concernés (en l’occur
rence, 75 000), combien ça va rapporter et
quelles conséquences cela va avoir sur les
inégalités.
Si vous baissez l’exonération, par exem
ple à 32 millions de dollars, comme le pro
pose Bernie Sanders, 150 000 personnes se
ront affectées. Les deux propositions sont
des plans de taxation des très, très grandes
fortunes. C’est la différence avec l’ISF fran
çais, qui commençait autour d’un patri
moine d’environ 1 million d’euros. Là, il
s’agit vraiment de taxer les ultrariches :
cela élimine tout de suite tout un tas de
problèmes et de faux débats qui ont pollué
et fini par miner les ISF européens, comme
le cas du retraité de l’île de Ré soumis à l’ISF
mais prétendument pas à même de le
payer. Les EtatsUnis ont la chance de pou
voir tirer les leçons des expériences euro
péennes en matière d’impôt sur la fortune.
A supposer qu’Elizabeth Warren ou Bernie
Sanders soit élu à la Maison Blanche et qu’il
y ait une majorité au Sénat, bien sûr...
propos recueillis par corine lesnes
EN 2018, LE TAUX
D’IMPOSITION DES
MILLIARDAIRES
A ÉTÉ DE 23 %,
CONTRE 28 % POUR
LE RESTE DE LA
POPULATION. UNE
CONSÉQUENCE
DIRECTE DE LA
RÉFORME FISCALE
DE TRUMP
Gabriel Zucman
« Ce que proposent Bernie Sanders et Elizabeth Warren,
c’est de taxer les
ultrariches »
THE TRIUMPH
OF INJUSTICE
d’Emmanuel Saez
et Gabriel Zucman,
WW Norton & Co,
publié
le 15 novembre.
Parution en France
en février 2020
au Seuil.
UN LIVRE PROGRAMMATIQUE
C
omment les EtatsUnis
en sontils arrivés là?
Comment l’une des plus
grandes démocraties au monde
atelle pu parvenir à un tel état
de détestation de la fiscalité
qu’un futur président, Donald
Trump en l’occurrence, à quel
ques jours de son élection, fasse
de son habileté à ne pas payer
d’impôt un motif de fierté?
Cette question est le point de
départ de l’ouvrage d’Emma
nuel Saez et Gabriel Zucman,
The Triumph of Injustice. Les
auteurs, deux chercheurs fran
çais à l’université de Berkeley
(Californie), assimilent cette
course au toujours moins d’im
pôts à un « déni de démocratie ».
« Sans impôt, il n’y a pas de coo
pération, pas de prospérité, pas
de destin commun – il n’y a
même pas de nation qui a besoin
d’un président », écriventils.
Le soustitre de l’ouvrage –
« Comment les riches esquivent
les impôts et comment faire
pour qu’ils les payent » – ré
sonne comme un programme
électoral, dont l’aile gauche du
Parti démocrate a commencé à
s’inspirer. Car depuis le temps
où Ronald Reagan, au début des
années 1980, qualifiait l’impôt
d’« agression quotidienne », le
vent tourne au pays du libéra
lisme triomphant. Les choix po
litiques des dernières décennies
ont conduit à réduire systéma
tiquement les impôts des plus
riches, quand ceux des autres
faisaient du surplace, entrete
nant un sentiment grandissant
d’injustice fiscale. Le livre ré
sume celleci en un fait : pour la
première fois de l’histoire,
en 2018, les 400 Américains les
plus riches bénéficient d’un
taux de prélèvement inférieur à
celui appliqué aux autres caté
gories de contribuables.
Une masse de données
La démonstration est richement
étayée. Saez et Zucman ont réa
lisé un travail titanesque en
épluchant les statistiques fisca
les sur plus d’un siècle. La princi
pale originalité réside dans la
prise en compte de l’ensemble
des prélèvements supportés par
les contribuables américains, là
où la plupart des études se foca
lisent sur l’impôt sur le revenu.
La mise en perspective de cette
masse de données agit comme
un révélateur des choix politi
ques du pays depuis 1913, date à
laquelle l’impôt fédéral sur le re
venu est instauré. Au milieu du
XXe siècle, le taux de prélève
ment pour les plus riches ira jus
qu’à atteindre 91 %, avant que le
balancier reparte dans l’autre
sens en 1980 pour aboutir à la si
tuation actuelle, la réforme fis
cale de Trump, en 2018, en cons
tituant le parachèvement.
Saez et Zucman prônent un
rééquilibrage radical en dou
blant le taux de prélèvement ap
pliqué aux 1 % des plus riches,
représentant jusqu’à 60 % de
leurs revenus. Une telle réforme
générerait 750 milliards de dol
lars (679 milliards d’euros), qui
pourraient être utilement inves
tis dans l’éducation, la santé ou
la transition énergétique. Cha
que société est libre de choisir le
niveau de progressivité de l’im
pôt qu’elle souhaite appliquer,
rappellentils ; encore fautil
avoir à sa disposition les outils
qui permettent d’en décider. De
ce point de vue, ce livre consti
tue un apport essentiel à un dé
bat que les Américains auront à
trancher lors de l’élection prési
dentielle de 2020.
stéphane lauer