Le Monde - 15.10.2019

(Ron) #1

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MARDI 15 OCTOBRE 2019 idées| 29


Pour un droit


à l’enfant imparfait


Elargissement du diagnostic prénatal, interruption
médicale de grossesse, PMA... Inquiet de certaines
dispositions contenues dans le projet de loi
bioéthique, un collectif alerte les députés
sur « l’amplification d’un eugénisme à l’œuvre »

B


ien que souvent résumée à l’exten­
sion de la PMA aux couples de fem­
mes et aux femmes seules, la loi
bioéthique, débattue à l’Assemblée
nationale, couvre de nombreux sujets.
Parmi eux, un certain nombre de disposi­
tions peuvent légitimement inquiéter
ceux qui se soucient de la place des per­
sonnes handicapées dans notre société.
Ainsi, l’article 19 du projet de loi prévoit
un élargissement du diagnostic prénatal :
« la femme enceinte est également informée
que certains examens de biologie médicale
à visée diagnostique mentionnés peuvent
révéler des caractéristiques génétiques
fœtales sans relation certaine avec l’indica­
tion initiale de l’examen et que, dans ce cas,
des investigations supplémentaires, notam­
ment des examens des caractéristiques gé­
nétiques de chaque parent, peuvent être
réalisées dans les conditions du dispositif
prévu ». Une forme de « traque » à la patho­

logie s’amplifie ainsi. Veut­on soigner
l’embryon ou l’éliminer? On suscite par là
une angoisse parentale forte, et une forte
pression sociale.
Concernant l’interruption médicale de
grossesse (IMG), le projet de loi supprime
l’obligation faite au médecin de proposer
un délai de réflexion aux parents qui ap­
prennent un diagnostic d’affection grave.
Comment ne pas y voir la banalisation d’un
acte qui n’a pourtant rien d’anodin? Le pro­
jet de loi exonère également les mineures
d’informer les parents d’une interruption
médicale de grossesse, s’alignant ainsi sur
le régime de l’IVG ; et la femme enceinte,
d’informer le père de cette intervention.

« Fabrication » et conformité
Enfin, la PMA, cette mesure­phare, inter­
roge. Si elle est présentée comme l’accès à
un droit supplémentaire pour les couples
de femmes et les femmes seules, en ré­
ponse à une souffrance, ce mode de pro­
création étendu induit une forme de « fa­
brication » de l’enfant, et un état d’esprit
où l’on attend une certaine conformité. Le
gouvernement s’est opposé en commis­
sion à l’élargissement du diagnostic
préimplantatoire (DPI) à la trisomie, mais
comment garantir que ce tri ne se fera pas
à l’avenir?
Ainsi, le vote de cette loi semble, comme
l’ont signalé plusieurs voix d’horizons di­
vers (le biologiste Jacques Testart, la philo­
sophe Sylviane Agacinski, José Bové, Blan­
che Streb), amplifier la recherche du bébé
sain à tout prix, voire l’érection d’un droit
à l’enfant sain, ce qui signifie concrète­
ment l’élimination croissante des em­
bryons et des fœtus présentant des ris­
ques d’affection grave.

Bien sûr, nul ne rêve d’avoir un enfant
porteur d’un handicap. Mais la banalisa­
tion de la suppression de ces enfants ne
peut qu’inquiéter, dans une société qui a
souvent du mal à tolérer la différence et la
fragilité. Ce que l’on peut légitimement
nommer « eugénisme » – même s’il n’est
pas d’Etat – aura, on peut en être sûr, des
conséquences sur le moyen et long terme
pour les personnes handicapées et leurs
familles : ne reprochera­t­on pas à ceux qui
n’ont pas effectué de tri, pas réalisé d’IMG,
pas effectué de tests, de porter l’entière res­
ponsabilité du handicap et, par là, de peser
sur la société?
« Quel monde voulons­nous pour de­
main? », interrogeait le Conseil consultatif
national d’éthique (CCNE) lors des Etats gé­
néraux de la bioéthique. Dans une émis­
sion de radio, en octobre, la secrétaire d’Etat
aux personnes handicapées, Sophie Cluzel,
posait la question : « Il faut que l’on s’inter­
roge sur ce que l’on veut pour la société de
demain. Est­ce une société uniforme et un
droit à l’enfant parfait? » Dans le rapport
d’information préalable à la loi bioéthique,
le député Jean­Louis Touraine assumait à
demi­mot une telle évolution, imputable
non à l’Etat mais reflet, selon lui, d’un défi­
cit de fraternité dans notre société... Autre­
ment dit : l’eugénisme est inévitable dans
une société handiphobe.
La connaissance personnelle du handi­
cap nous incite à faire un tout autre raison­
nement. Nous constatons que les person­
nes handicapées, dans les familles qui les
accueillent, dans les entreprises qui les in­
tègrent, dans les écoles qui favorisent leur
progression, apportent souvent un plus,
en matière de lien social, de créativité,
d’adaptation du groupe, et même parfois,

osons le dire, de joie. Nous ne croyons pas
qu’une société progressiste est une société
qui aura éliminé la différence, l’écart par
rapport à la norme, la fragilité. Au con­
traire : ce sera celle qui, tout en soignant
autant que possible, saura partir des ta­
lents de chaque personne pour qu’elle
donne le meilleur d’elle­même, et cher­
chera à s’enrichir de chacun.
L’imprévu fait partie de la vie – d’ailleurs,
le handicap intervient le plus souvent au
cours de la vie, et c’est à la solidarité de ga­
rantir à chacun les conditions d’une exis­
tence digne, par le développement des
soins, de l’instruction et des loisirs pour
tous, par le logement, la sécurité sociale...
Messieurs et mesdames les député(e)s,
nous comptons sur vous pour refuser
l’amplification d’un eugénisme déjà à
l’œuvre, et défendre les valeurs de frater­
nité et de respect de toute personne. Si­
non, la belle utopie de l’inclusion risque
bien de devenir une coquille vide, un mot
d’ordre vain.

Frédérique Bedos, fondatrice de l’ONG
Le Projet Imagine ; Pierre Deniziot,
conseiller régional d’Ile-de-France
(Les Républicains) ; Bernard Devert,
président d’Habitat et Humanisme ;
Jean-Baptiste Hibon, fondateur
du congrès Nouvelle Ere ; Philippe de
Lachapelle, directeur de la Fondation
Office chrétien des personnes
handicapées (OCH) ; Sophie Lutz,
philosophe ; Philippe Pozzo di Borgo,
inspirateur du film « Intouchables »

La lutte contre l’homophobie demande


une égalité des droits civils et familiaux


Des responsables associatifs considèrent que la création
d’un nouveau mode de filiation dans le cadre de la loi
de bioéthique prévoyant l’accès à la procréation

D médicalement assistée (PMA) reste insuffisante


éposé fin juillet à l’Assemblée natio­
nale, le projet de loi de bioéthique,
qui ouvre l’accès à la procréation
médicalement assistée (PMA) aux
couples lesbiens, prévoyait également de
créer un nouveau mode de filiation, ré­
servé aux couples de femmes : la déclara­
tion anticipée de volonté (DAV). Les criti­
ques n’ont pas manqué : dérogatoire au
droit commun et fondé sur l’orientation
sexuelle des parents, un tel système stig­
matiserait les enfants, les familles homo­
parentales et les personnes LGBT. Le 9 sep­
tembre, Nicole Belloubet a donc annoncé
des aménagements au projet, afin de
répondre, de manière symbolique, à un
« sentiment de discrimination » qui aurait
été ressenti par les personnes homo­
sexuelles. La DAV initialement prévue
devient une « reconnaissance prénatale
conjointe », intégrée au titre VII du Code
civil relatif à la filiation, juste après le droit
applicable aux couples hétérosexuels.
Ces évolutions, limitées, privent toujours
les couples lesbiens des règles dont bénéfi­
cient les couples hétérosexuels ayant
recours à un don de gamètes. La réticence
dont la ministre fait preuve démontre une
méconnaissance du système de filiation
actuel et surtout témoigne d’un refus de
rendre le droit commun applicable aux
personnes LGBT alors même que leurs
luttes ont contribué à des avancées signifi­
catives du droit.

Hiérarchie implicite
Dans les années 1960­1970, le « droit à la
différence » a été utilisé comme slogan
pour dénoncer les persécutions dont
étaient victimes les homosexuels, et pour
revendiquer leur droit à en être protégés :
par le droit pénal et par le droit anti­discri­
mination, exactement comme l’ont été
d’autres groupes minorisés.
Mais les insultes et les violences homo­
phobes sont loin d’être éradiquées et ne
font pas, dans les faits, l’objet de sanctions
systématiques. La lutte contre l’homopho­
bie ne peut en réalité être menée que si elle

s’accompagne d’une stricte égalité sur le
plan des droits civils et familiaux. Tant
qu’il existera des droits différents entre les
hétérosexuels et les homosexuels au motif
que leur « différence » justifie qu’on les
traite différemment, la protection pénale
et la lutte contre les discriminations sera
mise en échec.
Le « droit à la différence », mobilisé pour
protéger contre toute forme de discrimina­
tion et de violences dans l’espace public,
ne saurait être retourné contre les person­
nes LGBT pour leur refuser l’accès à une vé­
ritable égalité des droits et en droit.
La création d’un droit de la filiation
dérogatoire et spécifique pour les enfants
issus de PMA dans des couples lesbiens
est justifiée par le fait de ne pas « assimiler
totalement » les différents régimes de
filiation afin de ne « pas porter atteinte
aux couples hétérosexuels ». Mais l’égalité
n’a jamais retiré aucun droit à personne!
Quel est dès lors le rôle de cette distinc­
tion inscrite dans le droit si ce n’est de
rappeler qu’il existe une hiérarchie impli­

cite entre les couples hétérosexuels et les
couples lesbiens?
A l’inverse de ce discours qui met les
droits de chacun en concurrence, il est im­
portant de rappeler que, non seulement
l’égalité ne porte pas atteinte aux droits des
hétérosexuels, mais qu’en outre, les luttes
des personnes LGBT leur ont très large­
ment bénéficié. Les avancées juridiques
suivantes sont notamment le fruit des lut­
tes des homosexuels à la suite de l’épidé­
mie de VIH/sida : reconnaissance des
droits sociaux du concubin vis­à­vis de la
sécurité sociale et de droits au logement ;
création du PACS – aujourd’hui utilisé à
95 % par des couples hétérosexuels ; négo­
ciation de la Convention AREAS qui permet
d’assurer les emprunteurs à risque aggravé
de santé ; consécration des droits des pa­
tients et de leur expertise dans le fonction­
nement du système de santé... Autant de
droits qui ont été acquis de haute lutte par
les homosexuels et qui ont été profitables
aux hétérosexuels.

Même dispositif pour tous
De même, les lesbiennes – qui ont soutenu
ces combats – ont été très actives, dès les
années 1960­1970, parmi les mouvements
féministes de la deuxième vague. Elles ont
ainsi largement contribué à la légalisation
de la contraception et de l’interruption vo­
lontaire de grossesse, bien qu’elles n’aient
été que peu concernées par ces questions...
Ces combats n’ont pas été menés au nom
de l’assimilation mais bien de la protec­
tion : protéger son concubin, son parte­
naire, soi­même, ses intérêts patrimo­
niaux... Est­il illégitime de la part des cou­
ples de femmes de souhaiter, aujourd’hui,
protéger leurs enfants? De souhaiter que
leur filiation ne soit pas établie par des

règles dérogatoires qui porteraient la mar­
que de leur homosexualité?
Nous ne voulons pas de la DAV, ni d’une
« reconnaissance prénatale conjointe » qui,
même inscrite dans le titre VII, reste un
droit dérogatoire. Nous voulons le même
dispositif que celui dont bénéficient
aujourd’hui les couples hétérosexuels : ni
plus ni moins. Nous voulons que les fem­
mes lesbiennes aient accès au don de ga­
mètes et que ces actes soient remboursés ;
nous voulons que les femmes lesbiennes
qui portent leur enfant en soient les mères
à leur naissance, par simple mention de
leur accouchement ; nous voulons que
leurs épouses deviennent mères par pré­
somption de comaternité, et que les fem­
mes non mariées reconnaissent leur en­
fant né de PMA, exactement comme le font
les pères qui recourent à un don de sperme.
Une telle ouverture réaffirmerait, dans
notre droit, que les parents, tous les
parents, qui conçoivent grâce à un don
sont les seuls parents de leurs enfants, et
que l’on est aussi parent parce que l’on
s’engage, envers son conjoint dans le
mariage, envers ses enfants par la recon­
naissance. N’est­ce pas ici, de nouveau, une
avancée pour toutes les familles ?

Dominique Boren, coprésident
de l’Association des parents et futurs
parents gays et lesbiens (APGL) ; Lisa
Carayon, présidente de l’association
Groupe d’information et d’action sur
les questions procréatives et sexuelles
(GIAPS) ; Laurène Chesnel, déléguée
familles de l’Inter-LGBT ; Jérémy
Falédam, coprésident de SOS
homophobie ; Véronique Godet,
coprésidente de SOS homophobie ;
Marie Mesnil, vice-présidente du GIAPS ;
Marie-Claude Picardat, coprésidente
de l’APGL ; Véronique Séhier,
vice-présidente du Planning familial

NOUS VOULONS


LE MÊME DISPOSITIF


QUE CELUI DONT


BÉNÉFICIENT


AUJOURD’HUI


LES COUPLES


HÉTÉROSEXUELS


LES PERSONNES


HANDICAPÉES


APPORTENT


SOUVENT UN PLUS,


EN MATIÈRE


DE LIEN SOCIAL,


DE CRÉATIVITÉ,


D’ADAPTATION


DU GROUPE


ET MÊME DE JOIE

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