Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

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DIMANCHE 20 ­ LUNDI 21 OCTOBRE 2019 géopolitique| 19


« LES GÉNÉRAUX 


SONT PLUTÔT 


INCOMPÉTENTS 


DANS L’ÉCONOMIE.  


LEURS 


RAISONNEMENTS 


ERRONÉS 


RISQUENT D’AVOIR 


UN GRAVE IMPACT »
YEZID SAYIGH
directeur du programme
sur les relations
militaro-civiles
au Carnegie Beyrouth

septembre 2019, le porte­parole de l’armée, le
colonel Tamer Al­Rifai, dénombrait
2 300 projets supervisés par l’armée, em­
ployant cinq millions de personnes. « L’armée
aide car les projets sont nombreux et qu’il faut
d’accélérer leur mise en œuvre, mais elle n’in­
tervient pas seule. Elle a recours à des sous­
traitants du secteur privé », défendait, dans un
entretien au Monde, fin 2017, Tarek Kabil,
alors ministre du commerce et de l’industrie.
Plus rapide, plus efficace, moins chère et
moins corrompue : l’armée a été présentée
par l’armée comme la seule institution digne
de confiance, à l’opposé des milieux d’affai­
res, qui ont prospéré sous le régime d’Hosni
Moubarak. « Les militaires voient les patrons
égyptiens comme des corrompus qui s’en met­
tent plein les poches et ne sont pas patriotes.
Ces derniers considèrent les militaires comme
des incompétents. Ce sont deux mondes qui ne
s’aiment pas, mais qui sont obligés de s’enten­
dre », résume un diplomate occidental.
Les grands patrons ont fait profil bas avant
de retrouver leur place. « L’armée veut créer
une nouvelle classe de petits et moyens entre­
preneurs et d’investisseurs plus loyaux. Pour­
tant, les grands patrons sont à nouveau au
centre des partenariats », analyse une écono­
miste égyptienne, qui souhaite garder l’ano­
nymat, tant le sujet est sensible.

AUX POSTES DÉCISIONNAIRES
Incontournables, les grandes entreprises
privées se plaignent toutefois « de jouer les
vaches à lait du président Sissi », en investis­
sant à perte sur de grands projets, note un
diplomate occidental. « On le voit ainsi sur le
projet de la nouvelle capitale, où les boîtes
égyptiennes ont du mal à se faire payer, con­
firme un observateur étranger. Les plus vul­
nérables sont les PME et les entreprises du
secteur informel. » Ces sociétés protestent –
en privé – de devoir rogner leurs marges au
maximum pour livrer des projets à bas coût.
« L’armée veut conserver ses marges de pro­
fit : quelqu’un doit payer, explique M. Sayigh.
Elle peut contraindre les entreprises à accep­
ter des pertes : si elles refusent, elles savent
qu’elles n’auront plus de contrats. »
La présence d’officiers haut gradés aux
postes décisionnaires des entités publiques
stratégiques (développements industriel et
agricole, import­export, transports publics
ou nouvelles technologies) confère à l’ar­
mée un contrôle quasi exclusif, même dans
les secteurs où ses firmes ne sont pas
présentes. « Le premier ministre n’a plus de
pouvoir, les ministres non plus, quand un gé­
néral est à la tête d’une autorité de tutelle »,
commente un diplomate. Certains sont pro­
pulsés à des ministères, à l’instar du lieute­
nant­général Kamel Al­Wazir nommé aux
transports en mars 2019, après la démission
du ministre à la suite d’un accident ferro­
viaire qui a tué 22 voyageurs.
« Pour le président Sissi, poursuit ce diplo­
mate, cette distribution des postes est un élé­
ment essentiel pour renforcer son pouvoir et
sa popularité au sein de l’armée », qui compte
440 000 hommes pour 100 millions d’habi­
tants. Il y aurait même, poursuit­il, un « par­
tage du gâteau entre les différentes branches
des forces de sécurité : les sociétés privées de sé­
curité au ministère de l’intérieur, les médias et

la publicité aux renseignements généraux, et
les grands projets, l’industrie manufacturière
et les industries lourdes à l’armée. »
L’institution militaire a fait son entrée
dans de nouveaux secteurs, à la suite des pé­
nuries liées à la crise du dollar et à la déva­
luation de la livre égyptienne en novem­
bre 2016. Invoquant l’urgence et le risque de
troubles sociaux, l’armée est alors interve­
nue pour importer à bas prix des produits de
première nécessité. Ce fut le cas pour le lait
infantile, après des manifestations de mères
inquiètes, en septembre 2016. « Le lait infan­
tile était à 60 livres égyptiennes au marché
noir, et à 30 LE subventionné. On pouvait im­
porter de Bosnie à 10 LE, mais l’armée avait
fixé la limite à 8 LE : elle a donc importé du
Brésil et d’Afrique du Sud », explique un im­
portateur égyptien. D’abord ponctuelles, ces
interventions se sont pérennisées. Parfois à
l’extrême : dans le secteur des équipements
médicaux, le ministère de la santé a ainsi
donné à l’armée le monopole.
« Si je veux importer du poulet, je dois aller
m’enregistrer au département des produits ali­
mentaires de l’armée, poursuit l’importateur.
C’est lui qui reçoit les ordres d’achat et fixe le
prix d’importation. Il envoie ses officiers dans
les délégations qui négocient à l’étranger avec
les fournisseurs. » Lui s’est reconverti dans
l’export. « L’armée contrôle tous les ports. Les
droits de douane ont augmenté. Elle contrôle
aussi les routes industrielles : elle les a pavées
et y a installé des péages », dit­il avant d’ajou­
ter : « Si vous protestez, vous êtes accusé d’être
un Frère musulman », la confrérie islamiste
décrétée « terroriste » depuis 2014.
De l’importation, l’armée est ensuite passée
à la production dans des secteurs de plus en
plus variés. « Elle fait tout : les fermes piscico­
les, les fruits et légumes, la viande, l’agriculture
et les serres, même des imprimeries! En
somme, il faudrait aller la voir et lui deman­
der : que ne faites­vous pas encore que nous
pourrions faire? », conclut cet importateur.
Une exagération, selon les autorités. « Si on
n’a pas d’industrie, que l’on veut produire et
que l’armée veut combler ce vide, c’est bien, ré­
pondait, fin 2017, le ministre du commerce et
de l’industrie, Tarek Kabil. Le problème, c’est le
manque d’investisseurs. On ne peut pas les at­
tendre et se reposer sur les importations. »
C’est ainsi qu’après avoir pris le contrôle
des importations dans le secteur pharma­
ceutique, confronté à de graves pénuries,
l’Autorité nationale pour la production mili­
taire a obtenu l’agrément du gouvernement,
en janvier 2017, pour créer sa propre usine.
D’autres ont été créées par la suite. Sur le site
d’information en ligne Al­Arabiya, le vice­
président de la chambre pharmaceutique de
la Fédération des industries, Osama Rostom,
justifiait alors l’entrée de l’armée sur le
marché pour permettre un meilleur con­
trôle des prix, grâce à l’importation groupée
des matières premières et de principes
actifs. Toutefois, reconnaissait­il, les mêmes
résultats auraient pu être atteints en don­
nant les mêmes avantages aux sociétés déjà
présentes sur le secteur.
« La clé de cette interférence est le décret
présidentiel de décembre 2015, qui permet à
l’armée d’établir des sociétés avec des
capitaux nationaux ou étrangers », note

l’économiste égyptienne. Des dizaines d’en­
tre elles ont fleuri. Selon une enquête de
l’agence Reuters datée de mai 2018, la ving­
taine de sociétés chapeautées par le minis­
tère de la production militaire – l’une des
trois institutions supervisant les firmes de
l’armée avec le ministère de la défense et
l’Organisation arabe pour l’industrialisa­
tion – anticipait pour l’année 2018­2019 des
revenus de 15 milliards de livres égyptien­
nes, trois fois plus qu’en 2013­2014.
Les hommes d’affaires égyptiens et étran­
gers déplorent la concurrence déloyale qu’in­
duisent les énormes avantages dont bénéfi­
cie l’armée. Elle ne paie pas d’impôts sur le re­
venu, les ventes et les importations de matiè­
res premières, de produits, d’équipements et
de services. Elle profite toujours de subven­
tions à l’énergie, en dépit de leur suppression
progressive à partir de 2016. Un décret prési­
dentiel de 2015 a exempté près de 600 biens
immobiliers de l’armée de taxes sur la pro­
priété. Les conscrits sont parfois utilisés
comme main­d’œuvre bon marché – du « tra­
vail forcé », selon les ONG internationales.
Le secteur du ciment est devenu un cas
d’école des effets pervers de l’intervention de
l’armée. « Le secteur est exsangue. Certains in­
vestisseurs étrangers vont peut­être devoir se
retirer », déplore un observateur étranger.
Déjà déstabilisé par la crise du dollar et les
coupes de subventions, le secteur a été
ébranlé par l’ouverture, en 2018, de la plus
grande cimenterie au monde, d’une capacité
de 12,6 millions de tonnes par an, à Beni Suef,
au sud du Caire. Propriété de la compagnie
Al­Arish Cement, détenue par le ministère de
la défense, elle a propulsé l’armée qui détient
désormais 20 % de parts de ce marché.
« Le gouvernement a besoin de ses propres
cimenteries pour contrôler les prix. Quand
celle d’Al­Arish a suspendu sa production
en 2018, en raison des combats dans le Sinaï,
les autres en ont profité pour augmenter les
prix de 40 %, explique au Monde Ahmed
El­Zeini, président de la branche ciment à la
Fédération égyptienne de l’industrie (FEI).
C’est vrai que, en conséquence, les multinatio­
nales étrangères ont vu se réduire leurs mar­
ges, mais cela reste profitable. »
Le problème est que la demande locale ne
suit pas la production, qui devrait atteindre
85 millions de tonnes par an en 2019, selon
la FEI. En fait, elle plafonne à 53 millions de
tonnes par an et les capacités d’exportation
sont très limitées. « Le secteur de la construc­
tion se porte mal, il est en surcapacité et se ré­
tracte puisqu’il n’y a plus d’argent », décrit
l’observateur étranger. Résultat, les entrepri­
ses publiques ont été liquidées les unes
après les autres. Les multinationales sont à
leur tour affectées. En août, la société Tourah
Cement, une filiale de l’italo­allemand
HeidelbergCement, numéro deux du sec­
teur, a annoncé suspendre sa production. Le
numéro trois, le français Lafarge, exporte­
rait désormais 20 % de sa production.
En octobre 2016, le premier ministre,
Chérif Ismaïl, promettait que l’armée allait
réduire ses activités économiques dans les
deux à trois prochaines années. Un vœu
pieux. Et les milieux d’affaires égyptiens et
étrangers se demandent jusqu’où iront les
ambitions économiques de l’armée. « Il n’est

pas certain qu’il y ait une gestion stratégique
de l’économie militaire, ni une réflexion éco­
nomique harmonisée, estime l’expert du
centre de Carnegie. Les militaires répondent
surtout à des influences politiques, des de­
mandes du président, et pas forcément de fa­
çon efficace. » Leur interventionnisme s’ins­
crit dans deux « héritages » : l’un protection­
niste, l’autre d’un Etat­providence assurant
stabilité sociale et maintien du régime.
« Les généraux impliqués dans l’économie
sont plutôt incompétents. La combinaison de
leurs raisonnements économiques erronés ris­
que d’avoir un grave impact », poursuit Yezid
Sayigh. Les activités de l’armée pourraient
connaître un ralentissement dans certains
secteurs. Le gouvernement, endetté locale­
ment et internationalement à un niveau
record depuis le début des années 2000, ré­
duit déjà ses investissements dans les projets
d’infrastructures et de logements. En sep­
tembre 2016, le Fonds monétaire internatio­
nal (FMI) a accordé un prêt de 12 milliards à
l’Egypte, en échange de la mise en place de
réformes structurelles.

« LES YEUX PLUS GROS QUE LE VENTRE »
Pourtant frileux dans ses critiques, le FMI a
averti que le développement du secteur privé
et la création d’emplois « pourraient être frei­
nés par l’implication d’entités dépendant du
ministère de la défense ». Seul le secteur privé,
selon le FMI, peut absorber les 700 000 nou­
veaux demandeurs d’emplois par an. Or, l’in­
gérence de l’armée pourrait décourager l’en­
trée d’investisseurs étrangers, qui se mon­
trent « indisposés et inquiets à l’idée de l’avoir
comme concurrent », indique un banquier
d’affaires : « La manière dont les militaires ont
voulu résoudre les problèmes de l’économie a
créé un problème plus gros encore, résume
l’économiste égyptienne. Ils ont eu les yeux
plus gros que le ventre. »
Le budget de l’armée, qui échappe à tout
véritable examen public, est un autre enjeu
majeur. « L’armée est auditée, mais, comme
toutes les entreprises publiques en Egypte, ces
rapports n’ont pas obligation d’être publiés.
Les quelques éléments disponibles sont com­
pliqués à déchiffrer. Il y a un manque total de
transparence », poursuit cette économiste,
soulignant que « cela va à l’encontre de tout
ce que l’on a appris en termes de bonne
gouvernance et de lutte contre la corrup­
tion ». La corruption n’a pas encore gan­
grené toute l’institution militaire, mais « si
ça continue comme ça, prévient­elle, dans
vingt ou trente ans, ça risque d’être comme en
Algérie ». « Les officiers deviennent plus
avides. Preuve en sont les pots­de­vin de plus
en plus élevés demandés par les officiers qui
accordent les contrats », note, pour sa part,
Yezid Sayigh.
Quoi qu’il en soit, un soupçon de corrup­
tion plane sur l’institution, dont l’image est
écornée aux yeux des Egyptiens. « Avant, la
confiance dans l’armée était très forte, puis il y
a eu l’écroulement d’un pont et les rumeurs se­
lon lesquelles l’armée aurait empoché beau­
coup d’argent sur cet appel d’offres, note un
acteur économique égyptien. Les cas se sont
multipliés, jusqu’à l’affaire Mohamed Ali, qui a
révélé l’état de l’opinion dans la rue. » 
hélène sallon

Les Egyptiens ont
subi de plein
fouet l’inflation
record de ces dix
dernières années,
depuis l’arrivée
au pouvoir
d’Abdel Fattah Al­
Sissi, qui a lancé
toute une série de
réformes
économiques.
Les habitants du
quartier pauvre
de Sayeda Zeinab,
au Caire, tentent
de joindre les
deux bouts au
quotidien.
NARIMAN EL-MOFTY/AP
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