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GÉOPOLITIQUE
DIMANCHE 20 LUNDI 21 OCTOBRE 2019
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le caire envoyée spéciale
L
es lecteurs du quotidien AlWafd
ont dû être surpris, le 5 septem
bre 2018, par l’attaque en règle
contre l’armée égyptienne, une
institution dont l’intégrité et le dé
vouement à la nation ne sont
jamais remis en cause publiquement. Dans
une tribune, l’homme d’affaires Mohamed
Sarhan interpellait le président égyptien,
Abdel Fattah AlSissi : « Le projet “Avenir de
l’Egypte’’ se meurt! », l’intimant de trouver une
solution aux déconvenues de la quarantaine
d’investisseurs de ce projet « soutenu par le
chef de l’Etat luimême », et supervisé par l’ar
mée de l’air. Selon un accord passé début 2018,
100 000 feddans (42 000 hectares) de désert
au nord du Caire devaient être transformés en
terres agraires en à peine six mois.
Promesse avait été faite de remettre aux
investisseurs les contrats au dernier mo
ment, lors de l’inauguration par le président
Sissi en personne, qui était prévue fin
juin 2018. Les investisseurs n’étaient pas
inquiets : la pratique est courante dans le
pays et l’armée avait donné sa parole que ces
terres leur seraient concédées pour quaran
teneuf ans renouvelables. Ils avaient donc
déposé des valises de billets à la banque : se
lon la tribune, 150 millions de livres égyptien
nes (LE), l’équivalent de 8,3 millions d’euros,
pour le réseau électrique ainsi que 9 millions
de livres pour chaque lot de 1 000 feddans.
Au départ, la coopération entre les investis
seurs et le comité de suivi de l’armée de l’air
s’est déroulée à merveille. Les officiers ont
tout facilité, du recrutement des soustrai
tants aux tribus locales assurant la sécurité.
Les premières récoltes avaient même été déjà
réalisées. Et puis, à quelques semaines de
l’inauguration, stupéfaction : « L’équipe du
comité a disparu. Plus personne ne répondait
au téléphone! », raconte une source bien in
formée. Les investisseurs découvrent que le
chef de l’armée de l’air, le maréchal Younès
AlMasri, a été rétrogradé au ministère de
l’aviation civile, et que les autres membres du
comité ont été arrêtés.
ACCORD ROMPU
La défiance s’est installée. « Les officiers de la
nouvelle équipe ont dit que leurs prédéces
seurs étaient corrompus et ont blâmé les inves
tisseurs pour s’être lancés dans un si gros pro
jet sans signer de contrat », poursuit la même
source. « L’accord entre gentlemen passé avec
l’armée » a été rompu, a dénoncé Mohamed
Sarhan dans sa tribune : « Nous avons été cho
qués d’apprendre que nos contrats nous oc
troieraient des concessions de cinq ans seule
ment. » Ce que les investisseurs ont refusé de
signer. « C’est impossible de rentabiliser un in
vestissement agricole sur cinq ans, indique un
familier du secteur. Il en faut quinze au mini
mum. Sinon, c’est plus rentable de laisser son
argent dormir à la banque. »
Ce projet atil été mal étudié? La nouvelle
équipe s’estelle montrée trop avide? Ces
terrains revêtentils une importance straté
gique pour l’armée? La situation étant blo
quée, M. Sarhan appelait le président à
« donner ordre [à l’armée] de signer le contrat
initial ». Un an plus tard, aucun compromis
n’a été trouvé ; aucun des investisseurs ne
s’est risqué à commenter davantage. « C’était
clair qu’après ce geste Mohamed Sarhan était
fini. Les officiers l’ont fait payer », commente
un proche du dossier.
Depuis que l’armée et son homme fort, le
maréchal Sissi, ont pris les rênes du pays en
déposant le président islamiste Mohamed
Morsi en juillet 2013, aucune critique n’est
tolérée envers leur exercice sans partage du
pouvoir. Dans les milieux d’affaires égyp
tiens et étrangers, pourtant, les griefs s’accu
mulent contre cet acteur omniprésent, qui
impose une concurrence jugée déloyale, et le
silence sur les aléas de certains projets.
Le tabou a volé en éclats, début septem
bre 2019, avec les allégations de corruption
proférées contre le président Sissi et son
armée par Mohamed Ali, un entrepreneur
du BTP jusqu’alors inconnu. Dans des vidéos
publiées sur les réseaux sociaux, l’homme
d’affaires égyptien exilé en Espagne affirme,
sans en fournir la preuve, que l’armée lui doit
220 millions de livres (12 millions d’euros)
pour des projets réalisés en soustraitance,
dont un palais présidentiel sur la côte médi
terranéenne. Il dénonce l’hégémonie de l’ar
mée sur l’attribution des contrats publics
passés sans appels d’offres, l’obligation faite
aux entrepreneurs d’entamer des travaux
sans être payés et la multiplication de projets
mal ficelés, qui échouent.
Ces vidéos, vues par des millions d’Egyp
tiens, ont eu l’effet d’une déflagration. Au
point que le président Sissi s’est senti obligé
d’y répondre, dénonçant de « purs menson
ges », mais, en reconnaissant construire des
palais « pour l’Egypte », il a attisé la colère de
la population, qui subit de plein fouet les
mesures d’austérité instaurées depuis 2016.
Fin septembre, plusieurs milliers d’hommes
jeunes sont descendus dans la rue, un mou
vement rare depuis que l’armée a repris le
pouvoir. La contestation a vite été réprimée,
mais le débat est relancé sur le rôle de l’ar
mée dans l’économie.
Eau minérale, appareils électroménagers,
stationsservice, panneaux publicitaires, ci
menteries, médicaments, stations balnéai
res, écoles internationales... la liste des sec
teurs dans lesquels l’armée s’immisce ne
cesse de s’allonger. L’opacité entourant son
budget et les comptes de ses nombreuses fir
mes suscite tous les fantasmes sur la part du
militaire dans le produit intérieur brut (PIB) :
de 5 % à 40 %, selon les estimations.
Le président Sissi a balayé ces hypothèses,
assurant qu’elle ne dépassait pas 2 %. « L’esti
mation du président Sissi est exacte en termes
de production totale de biens et services par les
institutions militaires », estime Yezid Sayigh,
directeur du programme sur les relations mi
litarociviles dans le monde arabe (CMRAS)
au centre Carnegie de Beyrouth. Le secteur
privé reste majoritaire, avec au moins 70 % de
parts du PIB, évalué à 235 milliards de dollars
en 2017 par la Banque mondiale.
Mais c’est compter sans les bénéfices que
tire l’armée de la présence de ses officiers à
la retraite à la tête de compagnies publiques,
et surtout son contrôle de facto des terres
publiques, qui représentent 94 % de la sur
face de l’Egypte. Le ministère de la défense
dispose en effet d’un droit de regard sur
l’allocation de ces terres pour l’usage civil, et
un contrôle plus grand encore sur les zones
stratégiques, incluant notamment les
régions frontalières, le littoral, le Sinaï, le
canal de Suez, où se concentre la majorité
des investissements. « En échange de son
accord pour l’utilisation de ces terres, l’armée
peut obtenir des avantages, des participa
tions dans des sociétés, voire des potsde
vin », indique Yezid Sayigh.
« FUITE EN AVANT »
L’implication de l’armée dans l’économie
n’est pas nouvelle. Elle remonte à la prise de
pouvoir des officiers libres et de Gamal
AbdelNasser, en 1952, et s’est développée
sous les présidents Anouar ElSadate et
Hosni Moubarak. Mais, depuis l’arrivée du
maréchal Sissi, « il y a une fuite en avant »,
souligne un diplomate occidental. Huit ans
après la révolution de 2011, le poids de
l’armée est plus important qu’à l’époque
d’Hosni Moubarak, qui avait tenté, dans les
années 2000, de libéraliser plusieurs pans
de l’économie. « Jusqu’en 2011, l’économie
militaire était une enclave, confirme Yezid
Sayigh. L’expansion est survenue en 2013,
avec le rôle accru donné à l’armée dans la
gestion des contrats de travaux publics. »
Le président Sissi a confié à l’armée le pilo
tage des grands travaux qu’il a lancés pour
stabiliser l’Egypte et asseoir sa légitimité : ré
novation des routes, doublement du canal de
Suez, nouvelle capitale administrative et vil
les nouvelles... L’institution militaire a peu à
peu ravi au secteur privé tous les contrats pu
blics d’infrastructures et de logements. En
DEPUIS L’ARRIVÉE
DE SISSI,
AUCUNE CRITIQUE
N’EST TOLÉRÉE
ENVERS
L’EXERCICE
SANS PARTAGE
DU POUVOIR
DES MILITAIRES
Egypte L’armée,
agent trouble
économique
Avec le président Sissi, les militaires étendent
leur emprise dans de nombreux secteurs,
déséquilibrant des pans entiers de l’économie.
Des hommes d’affaires commencent à briser le silence