Le Monde - 20.10.2019

(lily) #1

28 | DIMANCHE 20 ­ LUNDI 21 OCTOBRE 2019


0123


L’Afrique et ses 


enfants en ont assez 


de souffrir à l’hôpital


Une meilleure prise en charge de la douleur


et des émotions des jeunes patients


émerge sur le continent et permet l’évolution,


lente, des pratiques thérapeutiques


J


e n’aime pas les piqûres. Ça me fait
peur... Mais l’infirmière a demandé à
mon père d’aller chercher une corde. Et
on m’a attaché au lit pour me piquer. »
A la violence du nœud qui l’a main­
tenu prisonnier, Birima, 9 ans, aurait
préféré un geste d’attention, une ex­
plication ou, simplement, un sourire qui ras­
sure. Ses parents aussi. Eux qui avaient
choisi l’hôpital d’enfants Albert­Royer de
Dakar, l’une des meilleures structures pédia­
triques ouest­africaines.
Mais au Sénégal, comme ailleurs en Afri­
que de l’Ouest, l’enfant est loin d’être roi. « Le
contexte socioculturel est tel que l’enfant n’a
pas l’occasion d’exprimer son ressenti par
rapport à la maladie, puisqu’il est rarement
autorisé à parler devant les adultes. Et, à l’hô­
pital, les personnels de santé ne lui donnent
pas non plus la parole et ne considèrent pas
toujours sa douleur comme un paramètre à
prendre en compte », fait remarquer Ibra­
hima Diagne, en se référant à sa pratique de
pédiatre à Dakar.
Pourtant, hier étouffée derrière les murs
de l’hôpital, la souffrance de tous les petits
Birima commence à se faire entendre et de­
vient même un sujet de débat. « Nous es­
sayons de sortir de notre routine en nous libé­
rant des objectifs de productivité et en con­
tournant au mieux la précarité de nos condi­
tions de travail. Cela permet d’améliorer
notre communication avec le patient, si jeune
soit­il », soutient Mame Dièye, infirmière de­

puis une vingtaine d’années dans un service
de néonatologie à Dakar.
Cette évolution des pratiques thérapeuti­
ques est déjà perceptible dans plusieurs hôpi­
taux pour enfants ouest­africains et gagne
doucement du terrain. En Mauritanie et au
Burkina Faso, des groupes de parole com­
mencent à se constituer, des « audits de qua­
lité des soins » aussi. « Quand on les écoute et
qu’on leur donne une place, les enfants expri­
ment des choses très précises qui peuvent nous
guider dans nos actes médicaux », ajoute
Diarra Yé, pédiatre au CHU Charles­de­Gaulle
de Ouagadougou, l’un des trois hôpitaux de
référence de la capitale burkinabée. L’atten­
tion au malade présente en effet le triple
avantage de « montrer ce que peut être une mé­
decine centrée sur le patient et pas sur la seule
pathologie, de penser l’enfant comme un ac­
teur de ses soins, de sa santé et, à terme, d’amé­
liorer l’hôpital pédiatrique dans son ensem­
ble », analyse l’anthropologue et directeur de
recherche émérite au CNRS, Yannick Jaffré.

INCAPACITÉ À AGIR
Ce chercheur a dirigé une très large enquête
auprès de spécialistes en sciences sociales,
de professionnels de santé sur la qualité des
interactions entre soignants et enfants dans
les services pédiatriques au Sénégal, en
Mauritanie, au Burkina Faso et en Guinée.
C’est à lui que Birima a confié sa douleur,
rapportée dans Enfants et soins en pédiatrie
en Afrique de l’Ouest (Karthala), un ouvrage

collectif qui veut faire un état des lieux de
l’émergence de ce sujet. Car, pour Birima
comme pour beaucoup d’autres, l’enquête
souligne que les soins dans les hôpitaux afri­
cains comportent encore « une part de vio­
lence physique et morale, une négligence
dans les protocoles thérapeutiques et une né­
gation évidente de leur existence sociale ».
Alors, pour faire avancer le débat, un collo­
que, baptisé Forum régional sur l’expérience
des soins en Afrique, doit se dérouler du 21
au 23 octobre à Dakar. L’événement est orga­
nisé par le Fonds français Muskoka, qui
œuvre à réduire la mortalité maternelle et
infantile à travers le renforcement des systè­
mes de santé de huit pays africains franco­
phones (Sénégal, Guinée, Mali, Côte d’Ivoire,
Niger, Togo, Bénin, Tchad).
Outre le bien­être qu’elle apporterait à l’en­
fant, une meilleure prise en charge de la dou­
leur liée à une pathologie, mais aussi à celle gé­
nérée par certains soins, limiterait aussi la
souffrance des soignants, mal à l’aise face à

leur incapacité à agir comme ils le souhaite­
raient. Faute de matériel, de médicaments,
l’infirmier n’a pas toujours une prise en
charge à proposer au malade ; et, faute de pré­
paration, il souffre aussi de n’avoir pas les
mots et la présence suffisante pour tenir la
main d’un enfant condamné, ou de savoir
quoi répondre à un autre malheureux à l’idée
que ses soins sont en train de ruiner sa famille.

« UN CHANGEMENT S’INSTALLE »
En fait, cette prise de conscience croissante
de l’importance de la personne derrière le
jeune malade vient se superposer au travail
encore crucial qu’il reste à faire sur la quan­
tité de l’offre, son accessibilité, qui piétine, en
dépit des 4,6 % ou des 3,1 % de leur PIB que
des Etats comme le Bénin ou le Sénégal con­
sacrent au secteur de la santé. Des sommes
importantes dans des pays où la ressource
publique est limitée, même si cela reste en
deçà du seuil de 9 % recommandé par l’Orga­
nisation mondiale de la santé (OMS).

LES HÔPITAUX 


AFRICAINS 


COMPORTENT ENCORE


«  UNE PART DE 


VIOLENCE PHYSIQUE, 


MORALE, ET UNE 


NÉGATION ÉVIDENTE 


DE L’EXISTENCE 


SOCIALE DES 


ENFANTS »


« Ce sont les défaillances qui ont tué mes quatre bébés »


Au Cameroun, le manque de couveuses, les sous­effectifs, les négligences aggravent la mortalité infantile


REPORTAGE
bafoussam, cameroun ­
envoyée spéciale

L


es photos des cinq nou­
veau­nés dans une cou­
veuse défilent sur le smart­
phone. Annie Chendjou pointe
une petite tête aux cheveux noirs.
« Voici la seule survivante. » Assise
sur un banc dans le service néona­
talogie de l’hôpital régional de
Bafoussam, dans l’ouest du Came­
roun, la trentenaire est encore en
état de choc. Le 10 août, cette
jeune maman met au monde des
quintuplés, dont « quatre décè­
dent tour à tour en moins d’un
mois », poursuit­elle, les yeux la­
vés par les larmes.
Pourtant, la perspective de don­
ner le jour à cinq enfants les avait
ravis, elle et son mari, Félix
Tchoumo Denkeng. « Une bénédic­
tion », se souviennent­ils. Pour
éviter tout risque, Annie est allée à
l’hôpital de Bafoussam, le
meilleur de la région, où, après

trente semaines de grossesse, elle
donne naissance à trois filles et
deux garçons, « tout petits, mais en
bonne santé », jure le père, qui ne
comprend toujours pas pourquoi,
quelques heures après l’accouche­
ment, un premier bébé est mort.

Calvaire
Quelques jours plus tard, la santé
d’un deuxième se dégrade et né­
cessite une transfusion sanguine.
Mais le nourrisson décède à son
tour, saignant du nez et de la bou­
che. Apeurés, les parents deman­
dent leur transfert à Yaoundé, la
capitale, dans une formation hos­
pitalière plus compétente. Mais
l’hôpital refuse, arguant qu’il
« n’est pas dépassé ». Pourtant,
deux autres bébés décèdent en
moins de deux semaines.
« Le jour du décès du quatrième, si
j’avais eu une arme, j’aurais tué au
moins trois infirmières. J’étais telle­
ment en colère! », raconte Félix,
qui s’est endetté de 2 millions de
francs CFA (3 048 euros) pour sau­

ver ses petits. De peur de perdre sa
dernière fille, il alerte les médias.
L’affaire fait scandale au point que
le ministre de la santé annonce
l’ouverture d’une enquête et dépê­
che une équipe sur place. Mais,
deux mois plus tard, le mystère de
ces morts n’est pas éclairci.
Le père accuse : « C’est la négli­
gence des infirmières et la dé­
faillance des couveuses qui ne
chauffaient pas qui ont tué mes
quatre enfants. » Au service de

néonatalogie, le personnel médi­
cal est en effet insuffisant, et c’est
à la famille qu’il revient de nour­
rir les grands prématurés.
Côté administration, le profes­
seur George Enow Orock, nouveau
directeur de l’hôpital, n’a pas sou­
haité s’exprimer, mais la respon­
sable du service de néonatologie,
Clémentine Kouene, estime que
« tout le monde s’est mobilisé », que
« les nouveau­nés ont reçu tous les
traitements possibles ». Assurant
qu’« il n’y a pas eu de défaillance »,
les bébés auraient, selon elle, suc­
combé à une infection.
Selon l’Organisation mondiale
de la santé (OMS), la moitié des
grands prématurés meurt en rai­
son d’un manque de soins adap­
tés. Une faille dans le maintien de
la température, l’allaitement ou
les soins de base pour traiter infec­
tions et problèmes respiratoires
peuvent être fatals. Un médecin
de l’hôpital, « fatigué des critiques
de ceux qui ne vivent pas notre cal­
vaire », rappelle, sous couvert

d’anonymat, que « tous les hôpi­
taux publics du Cameroun man­
quent de matériel. Ce qui donne
l’impression que les prématurés
sont dans l’attente d’une mort pro­
grammée ». Il précise que, sur la
quinzaine de couveuses disponi­
bles pour tout le pays, seules sept
sont fonctionnelles. Dans les trois
régions du Nord, il n’y a que huit
couveuses pour plus de 7 millions
d’habitants.

« Petite survivante »
Nellie aussi a perdu son neveu
quelques jours après sa naissance
à l’hôpital régional de Bafoussam,
au début de l’année. Là encore,
l’état de la couveuse est en ques­
tion. Nellie raconte, encore fris­
sonnante, qu’il fallait faire bouillir
de l’eau, remplir des bouteilles et
les placer de part et d’autre de la
couveuse pour la réchauffer.
Face à cette pénurie, de nom­
breux experts conseillent la mé­
thode « Kangourou », qui veut que
la mère garde son bébé sur elle et

lui transmette sa chaleur. Serge
Armel Njidjou, de l’Agence univer­
sitaire pour l’innovation techno­
logique, a quant à lui mis sur pied
une couveuse néonatale interac­
tive, connectée au smartphone du
médecin pour un suivi à distance.
Après une phase d’expérimenta­
tion, il devrait passer bientôt à la
fabrication en série. Mais déjà,
« dans la panique, des gens m’ap­
pellent pour acheter la couveuse à
titre privé afin de sauver leur bébé ».
L’inventeur reste démuni face à
cette souffrance, mais travaille
d’arrache­pied pour équiper rapi­
dement les hôpitaux.
Assise en tailleur sur son lit de
maternité, Annie écoute de la mu­
sique religieuse et prie chaque jour,
terrassée par le quadruple deuil.
Son « ultime espoir » est de rentrer
chez elle avec sa fille, Marie­Reine,
« saine et sauve ». Pour cela, « la pe­
tite survivante » doit passer la barre
des 2 kg. Plus que 350 g et Annie
pourra à nouveau respirer.
josiane kouagheu

S A N T É M A T E R N E L L E E T I N F A N T I L E


« LE JOUR DU DÉCÈS 


DU QUATRIÈME, SI 


J’AVAIS EU UNE ARME, 


J’AURAIS TUÉ AU MOINS 


TROIS INFIRMIÈRES »
FÉLIX
père de quintuplés
nés prématurés
à l’hôpital de Bafoussam
Free download pdf