20 // ENTREPRISES Lundi 14 octobre 2019 Les Echos
- En Allemagne, une opéra-
tion Sentinelle serait ainsi impen-
sable. Dans ce contexte, la coopé-
ration franco-allemande est tout
sauf naturelle. Pour l’armée fran-
çaise, le partenaire évident reste
l’armée britannique, qui a la même
culture d’opérations extérieures.
Actuellement, l’armée alle-
mande a moins de 3.000 soldats
déployés à l’étranger quand la
France en a 40.000. La Bun-
deswehr est au Mali mais pour des
missions de formation avec
l’Europe et auprès de la Minusma
des Nations unies, tandis qu’elle
Le char de combat allemand Leopard 2 de la Bundeswehr développé par KMW s’exporte très bien quand le char français Leclerc peine à trouver des clients hors de ses frontières.
Anne Bauer
@annebauerbrux
avec Ninon Renaud
@NinonRenaud
— Correspondante à Berlin
L’Allemagne parviendra-t-elle à ras-
surer la France lors du prochain
Conseil des ministres franco-alle-
mand qui se tiendra à Toulouse ce
mercredi 16 octobre? Paris espère, a
minima, une série de petits pas alle-
mands pour donner corps aux
ambitieux projets de coopération
militaire annoncés à Meseberg en
juillet 2017. Angela Merkel a pour
sa part souligné, dans sa vidéo heb-
domadaire samedi, l’importance
d’avancer sur le char et l’avion du
futur. Tour d’horizon des sujets
sensibles.
- LE BUNDESTAG BLOQUE
LES CRÉDITS DU SCAF
Mais n’en déplaise aux présidents de
Dassault e t d’Airbus, qui ont
réclamé par courrier la semaine
dernière de mettre les gaz sur le pro-
gramme du Système de combat
aérien futur (SCAF), le Parlement
allemand freine toujours au décol-
lage. Au point que le doute s’installe
au plus haut niveau sur la volonté ou
non de Berlin de véritablement coo-
pérer avec la France.
Le Parlement allemand a ainsi
refusé d’aller de l’avant sur le projet
d’avion de combat du futur. Un pro-
gramme placé sous leadership fran-
çais, tant qu’il n’avait pas obtenu des
avancées sur le futur char de combat - programme placé, lui, sous lea-
dership allemand. Il n’a ainsi déblo-
qué que 5 millions sur la petite tran-
che de 32,5 millions de crédits
promise lors du Salon du Bourget.
« Le financement allemand a été
retardé par la procédure budgétaire
du Bundestag », confirme-t-on chez
Airbus. Or, pour réellement démar-
rer les travaux sur le système – avion
de combat, moteur, connectivité,
vecteurs aériens non pilotés – Air-
bus et Dassault attendent la notifica-
tion d’une nouvelle tranche de cré-
dits de 220 millions d’euros, le
financement des études de démons-
tration. - NEXTER, KMW
ET RHEINMETALL FONT
LA PAIX POUR LE CHAR
Tout dépendra du déblocage du dos-
sier terrestre. L es pressions e xercées
par le groupe allemand Rheinmetall
pour diriger ce dernier en prenant le
contrôle de Krauss-Maffei Weg-
mann (KMW), ont dans un premier
temps gelé le projet imaginé dans le
cadre de l’entreprise franco-alle-
mande KNDS, détentrice de Nexter
et de Krauss-Maffei Wegmann.
Rheinmetall a finalement aban-
donné l’ambition d’être c hef de file et
les deux pays se sont mis d’accord
sur la création d’une « Combat Pro-
ject Team » de 18 personnes, placée
sous direction allemande, pour pilo-
ter le projet. Et d’attribuer une étude
d’architecture et de concept répartie
entre Nexter, KMW et Rheinmetall.
Avec la promesse d’une charge de
travail égale entre la France et l’Alle-
magne. « De notre point de vue, il n’y a
plus de blocage, puisque les trois
industriels se sont entendus », expli-
que un cadre. - LES POUSSÉES
PROTECTIONNISTES
DU PARLEMENT ALLEMAND
Mais il faut là encore convaincre le
Bundestag, qui doit avaliser toute
dépense supérieure à 25 millions
d’euros pour l’armée allemande
(Bundeswehr). Certains députés
jouent la montre pour favoriser leur
industrie. Une poussée de protec-
tionnisme qui inquiète. Ainsi, dans
le secteur des moteurs aéronauti-
ques, alors que Safran et MTU se
sont mis d’accord sur la répartition
des tâches, certains députés récla-
ment désormais une prise de lea-
dership pour MTU. Ce que refuse
Safran. « Il y a un accord paritaire,
négocié et accepté par les deux indus-
triels, sur lequel nous ne changerons
rien », entend-on chez Safran.
- LA QUESTION
DES EXPORTATIONS
Les négociations menées en paral-
lèle sur les exportations relèvent en
principe d’un accord intergouverne-
mental. L’utilisation arbitraire de
certains embargos en Allemagne a
semé la méfiance. L’embargo alle-
mand sur les ventes d’armes en Ara-
bie saoudite a ainsi failli faire couler
quelques PME stratégiques en
France. Le rétablissement de la con-
fiance passe donc par l’établisse-
ment d’une règle du jeu claire.
L’Allemagne aurait dit oui depuis
septembre à une règle de minimis :
tout équipement dont la part alle-
mande dans le prix de vente est infé-
rieure à 20 % pourra être exporté
sans demander la permission. Sont
toutefois exclus de l’accord les
armes légères et de petit calibre ou
les missiles, sujet difficile pour le
missilier européen MBDA. - LA MENACE SPD
Paris approuve cet accord techni-
que sur les exportations mais
s’inquiète du rôle joué par le parte-
naire minoritaire de la coalition au
pouvoir en Allemagne, le SPD, tenté
de compenser sa faiblesse électorale
par des surenchères. D’autant qu’au
Bundestag, il n’y a, à l’inverse de
Paris, pas de sentiment d’urgence
sur ces questions. En France, la
volonté d’assurer une autonomie
stratégique en disposant d’arme-
ment de pointe made in Europe est,
au contraire, de plus en plus aiguë. A
contrario, pour la première fois, la
France et l’Allemagne sont tombées
d’accord pour mettre un embargo
sur les ventes d’armes à la Turquie.
Une réaction coordonnée liée à
l’attaque turque en Syrie. n
lLors du sommet franco-allemand du 16 octobre, certains malentendus devraient être levés,
notamment en matière d’exportation d’armes et de coopération terrestre.
lMais l’élan espéré par les industriels ne sera pas encore au rendez-vous.
Europe de la défense : l’accord
franco-allemand risque de décevoir
DÉFENSE
Il a dit
« Notre philoso-
phie est de vendre
d’abord à nos alliés
qui sont démocra-
tiques. [...] Il serait
donc plus impor-
tant à l’avenir de
vendre le futur
avion de combat
commun à la Polo-
gne qu’à l’A rabie
saoudite. »
HANS-PETER BARTELS
Commissaire parlementaire
aux forces armées
Wilfgang Kumm/dpa Picture-Alliance/AFP
Mindaugas Kulbis/AP/Sipa
Les retards pris depuis le sommet
de 2017 dans les projets franco-al-
lemands de défense ne se résu-
ment pas à du simple nationalisme
industriel. « Les Etats-majors alle-
mand et français ne sont pas parve-
nus à se mettre d’accord sur une
expression commune des besoins »,
résume un spécialiste des blindés.
Quand Berlin imagine un succes-
seur de son char Leopard 2 à
l’horizon 2035 pour bloquer en
défense l’accès à son territoire,
Paris imagine un char rapide et
agile accompagné d’un ensemble
de robots et de drones pour percer
une ligne ennemie sur n’importe
quel territoire. Entre les milieux
militaires français et allemands
existe un vrai fossé culturel.
« Nos approches sont complète-
ment différentes », confirme Hans-
Peter Bartels, commissaire parle-
mentaire aux forces armées, qui
publie en novembre un livre sur
l’Allemagne et l’Europe de la
Défense. « Après deux guerres
mondiales désastreuses, l’Allema-
gne ne soutient une armée que dans
l’espoir qu’elle ne sera jamais
déployée, quand la France dotée
de l’arme nucléaire, d’un siège à
l’ONU et d’une riche histoire colo-
niale, se sent une responsabilité
d’intervenir », constate-t-il dans un
entretien informel avec la presse
française.
Sa fonction même est inimagi-
nable en France et unique au
monde. Hans-Peter Bartels (SPD)
occupe un poste inscrit dans la Loi
fondamentale (l’équivalent de
notre droit constitutionnel), qui
l’autorise à exiger du ministère de
la Défense la communication de
n’importe quel dossier et à aller
visiter les forces comme il le sou-
haite. « Ma tâche est d’être le gar-
dien des droits fondamentaux des
soldats et de soutenir le Bundestag
dans l’exercice du contrôle parle-
mentaire de la Bundeswehr », expli-
que-t-il. « Derrière la ministre de la
Défense, Annette Kramp-Karren-
bauer, c’est lui, le vrai patron »,
résume un observateur.
Lorsque l’A llemagne a été auto-
risée à recréer une armée afin de
participer à la défense de l’Ouest
au début de la guerre froide, les
juristes ont voulu s’assurer qu’elle
ne sortirait plus jamais du cadre
démocratique. Aussi l’armée est
« parlementaire », sous le contrôle
du Bundestag qui a seul le pouvoir
de donner un feu vert à une action
militaire, tandis que le soldat est
guidé par le principe du « Innere
Führung » : il doit rester u n citoyen
allemand doté d’un sens critique
en toutes circonstances. Ce qui
l’autorise à contester un ordre
auprès de M. Bartels, à se syndi-
quer ou à exercer des fonctions
politiques. Inimaginable pour un
soldat français.
« La Bundeswher est perçue en
Allemagne comme un mal néces-
saire », admet un haut gradé alle-
mand, qui, âgé de 56 ans, rappelle
que sa jeunesse a été bercée par les
mouvements pacifistes des années
déploie encore 1.300 soldats en
Afghanistan dans le cadre de
l’Otan. Le rapport annuel, publié
en janvier p ar M. Bartels, q ui décri-
vait une Bundeswehr qui croule
sous les procédures bureaucrati-
ques et dont les trois quarts des
équipements sont hors d’état de
fonctionner, a fait du bruit.
Rééquiper la Bundeswehr,
embaucher 20.000 soldats supplé-
mentaires et multiplier les coopé-
rations bilatérales pour européa-
niser la défense, fait partie des
priorités mentionnées par M. Bar-
tels. Interrogé sur la coopération
franco-allemande et européenne
dans les programmes d’arme-
ment, il répond qu’elle est néces-
saire mais s ans sentiment
d’urgence. Selon lui, les program-
mes d’avions de combat du futur
et de char du futur s’inscrivent
dans une longue tradition de pro-
grammes communs, comme les
hélicoptères NH90, Tigre ou
l’Eurofighter.
Prise de conscience
Au moins confirme-t-il un retour-
nement de perception côté alle-
mand sur la sécurité collective.
Après vingt-cinq ans de décrue
budgétaire et de baisse d’effectifs
- la Bundeswehr compte moins de
180.000 soldats contre plus de
1,3 million de soldats et réservistes
mobilisables pendant la guerre
froide –, il existe un consensus
entre les principaux partis sur la
nécessité d’une remontée en puis-
sance. Depuis l’invasion russe en
Crimée et la guerre en Syrie, l’Alle-
magne a bien pris conscience qu’il
fallait relever la garde et a promis
de porter son budget militaire à
1,5 % d u PIB e n 2024, ce qui pousse-
rait ses dépenses de 43 à 58 mil-
liards d’euros. Sauf remise en
cause par le ministre des Finances
SPD, Olaf Scholz. Pour autant, la
hausse des crédits n’efface pas des
décades d ’antimilitarisme. —A. B.
Le fossé culturel entre les armées française
et allemande trouble la coopération
Commissaire parlementaire
aux forces armées, Hans-
Peter Bartels, qui s’apprête
à publier un ouvrage
sur l’armée allemande
et la défense européenne,
tente d’expliquer dans un
entretien les différences
de perception entre France
et Allemagne, qui créent
de nombreux malentendus.
L’armée est
« parlementaire »,
sous le contrôle du
Bundestag, qui a seul
le pouvoir de donner
un feu vert à une
action militaire.