Les Echos - 14.10.2019

(Ron) #1
« La BCE ne cherche pas à faire plaisir

aux gouvernements »

quiers centraux, qui réalisent que
leur politique monétaire peut diffici-
lement répondre à l’environnement
dans lequel nous nous trouvons. Et
ce constat est partagé aussi bien par
les colombes que par les faucons.

La BCE a déjà affronté
des situations difficiles
par le passé.
Certes, mais lors des précédents
chocs, elle n’a jamais agi seule. Lors
de la grande crise financière de
2008, les Etats ont prêté main-forte
en assouplissant leur politique b ud-
gétaire. Au moment de la crise de la
dette souveraine, l’Union euro-
péenne a mis en place de nouvelles
institutions pour stabiliser la zone
euro, comme le Mécanisme euro-
péen de stabilité. Et à l’été 2015, la
crise chinoise a donné lieu à une
action coordonnée du G20.

Comment caractériser ce
nouveau choc qui déconcerte
les banques centrales?
Je le qualifierais de choc d’incertitu-
des lié notamment aux tensions
commerciales entre la Chine et les
Etats-Unis et au Brexit. La crise tur-
que qui pèse sur l’économie alle-
mande ou les sanctions contre l’Iran
qui pénalisent les entreprises euro-
péennes ajoutent à ce climat paraly-
sant. Je reviens de plusieurs confé-
rences à New York et tout le monde
parle de démondialisation! Ce con-
texte mine la confiance des entre-
prises, ce qui se traduit par un fort
ralentissement de l’investissement.
Il semble que nous soyons au début
d’un changement profond de l’envi-
ronnement international. Ceci
dépasse clairement la mission des
banques centrales. Celles-ci ont
bien sûr une influence sur les condi-
tions de crédit. Mais toute la ques-
tion est de savoir si, dans ce con-
texte, ce sera suffisant pour stimuler

l’économie réelle. Je n e crois pas que
la politique monétaire puisse avoir
un impact important.

Que faudrait-il faire?
L’important est de combiner une
politique de choc d’offre positif, une
politique budgétaire expansion-
niste et une politique monétaire
accommodante.

Comment dès lors comprendre
les mesures annoncées
en septembre par la BCE?
Il me semble qu’il faut se replacer
quelques mois plus tôt, dans le con-
texte de la conférence de Sintra.
Mario Draghi avait exprimé sa pré-
occupation quant aux perspectives
économiques et suggéré une réac-
tion forte de la politique monétaire.
En septembre, le Conseil des gou-
verneurs se devait de rester cohé-
rent avec sa stratégie et sa commu-
nication en décidant d’un paquet de
mesures. Maintenant, ce paquet est
en place et les discussions vont se
déplacer vers la question du cali-
brage.

La reprise du programme
d’achats de dette (QE) est
particulièrement critiquée et
perçue comme du financement
monétaire par certains.
La Cour de justice de l’Union euro-
péenne a balayé cette idée. La criti-
que porte sur le fait que la BCE
appelle à la relance b udgétaire a lors
qu’elle assure que les taux resteront
bas pendant une longue période.
Attention, e n réalité, la BCE ne cher-
che pas à faire plaisir aux gouverne-
ments, elle cherche à atteindre sa
cible d’inflation.

Christine Lagarde, qui prend
ses fonctions le 1er novembre,
n’a-t-elle pas désormais
les mains liées?

Selon Peter Praet,
les divisions au sein de la BCE
« ont gagné en intensité ».
Photo Martin Leissl
Bloomberg

Propos recueillis par
Guillaume Benoit
@gb_eco
et Isabelle Couet
@icouet
— Envoyés spéciaux à Bruxelles


Les dernières décisions du
Conseil des gouverneurs – taux
négatif, reprise des achats de
dette pour une période indé-
terminée – ont déclenché un
torrent de critiques. Mario
Draghi achève son mandat
dans un climat tumultueux.
Comment vivez-vous
ce moment?
L’agitation qui a suivi la réunion de
septembre dépasse tout ce que j’ai
connu en huit a ns. L e fait qu’un gou-
verneur publie un communiqué
pour critiquer la décision me sem-
ble tout à fait inapproprié. Chacun
doit garder son sang-froid. L’Euro-
système doit servir à expliquer en
toute loyauté les décisions du Con-
seil des gouverneurs : il faut être
capable d’exposer les pour et les
contre même si l’on n’est pas
d’accord avec le verdict. Certains
n’ont pas joué le jeu. Par consé-
quent, je suis favorable à ce que l’on
publie les noms de ceux qui se sont
prononcés pour ou contre les déci-
sions, comme le fait la R éserve f édé-
rale américaine. Jusqu’à ce jour, les
discussions étaient anonymes afin
de protéger les membres du conseil
des pressions, notamment celles
émanant de leur pays.


Un document montrant que
Mario Draghi n’avait pas suivi
les recommandations du
comité de politique monétaire
a même fuité dans les médias.
Je dois dire que l’une des choses qui
m’ont le plus choqué ces dernières
années, c’est le nombre d’informa-
tions qui ont fuité dans la presse – y
compris nos prévisions économi-
ques – et les commentaires publiés
sous couvert d’anonymat. Ce type d e
comportement brise une règle d’or
de la banque centrale : la prépara-
tion des décisions de politique
monétaire doit rester confidentielle.
Et à plus forte raison les travaux du
comité de politique monétaire.


L’ institution traverse-t-elle
une crise sans précédent?
Les divisions ont gagné en intensité.
Dans le passé, nous avons déjà
connu des tensions, par exemple
lors de l’activation des programmes
d’achats de titres de dette publique.
La différence est qu’aujourd’hui il
existe un malaise chez tous les ban-


PETER PRAET
Ancien membre
du Directoire
de la BCE

« L’ une des choses
qui m’ont le plus
choqué ces
dernières années,
c’est le nombre
d’informations qui
ont fuité dans la
presse – y compris
nos prévisions
économiques. »

lFace aux tensions inédites qui agitent la BCE, l’ancien économiste en chef de la Banque centrale européenne


s’exprime pour la première fois depuis la fin de son mandat et prend la défense de Mario Draghi.


lCelui qui a défendu les mesures exceptionnelles de soutien à l’économie s’interroge sur la politique monétaire


dans un contexte de démondialisation.


Les critiques les plus sévères esti-
ment que Mario Draghi a coincé
Christine Lagarde et bridé ses
moyens d’action pour une longue
période. D’autres diront qu’il la met
à l’abri. Le paquet de mesures est en
place, le Conseil des gouverneurs
aura donc toute latitude pour cali-
brer les différents outils.

Pourquoi avait-il envoyé des
signaux aussi accommodants
à Sintra?
La situation économique s’était
dégradée, avec des craintes de fort
ralentissement au niveau mondial.
Dans la zone euro, la contraction de
l’activité manufacturière en Alle-
magne préoccupait la BCE. A cela
s’ajoutait un facteur extérieur : si la
Fed baissait fortement ses taux, cela
provoquerait un resserrement des
conditions financières en Europe
via un renchérissement de l’euro
face au dollar.

Trump a d’ailleurs vivement
réagi au discours de Draghi et
y a vu une sorte d’intervention
verbale sur le change.
Oui, ça prouve que l’intuition de
Mario était la bonne.

Mais le taux de change n’est
pas un objectif de la BCE.
Certes, mais c’est un canal de trans-

peu plus. Il serait absurde dans ce
contexte de taux bas de ne pas avoir
des plans d’investissement public
plus ambitieux.

La Fed vient de lancer
des opérations d’achats de
titres pour contrer une crise
de liquidité. Est-ce un signal
inquiétant?
Il faut bien rappeler qu’il ne s’agit
pas d’un vrai « QE » car les achats ne
portent que sur les titres de court
terme. La Fed est largement prépa-
rée, mais ce q ui a surpris, c’est que le
besoin de liquidités des banques
atteigne des niveaux aussi élevés.
La Fed est en train de revoir ses
règles car il y a un problème de dis-
tribution de liquidités. Face aux
incertitudes politiques actuelles et
en raison des contraintes régle-
mentaires, les grandes banques ont
tendance à garder du cash. D ’autant
que les réserves excédentaires pla-
cées à la Fed sont rémunérées. Là-
bas le taux est positif. Je pense que,
dans ce climat incertain, les grands
établissements financiers veulent
se prémunir contre un éventuel
assèchement brutal des liquidités
sur le marché interbancaire. Même
si, contrairement à 200 7-2008, il ne
s’agit pas d’un problème de défiance
entre banques, c’est-à-dire d’un ris-
que de contrepartie.n

mission de la politique monétaire
parmi les autres. A chaque Conseil
des gouverneurs, on regarde l’évo-
lution des conditions financières,
en particulier celles du Bund et de
l’euro.

Mario Draghi appelle les Etats
à jouer leur rôle et utiliser
leurs marges budgétaires.
De quels Etats parle-t-on?
L’Allemagne, les Pays-Bas. Mais pas
uniquement. Cela peut aussi con-
cerner la France. Quand on met en
place un choc d’offre positif – je
pense à la réforme du droit du tra-
vail –, on peut envisager de lâcher
un p eu de lest a u niveau b udgétaire.
La France l’a fait avec les 10 mil-
liards d’euros débloqués suite à la
crise des « gilets jaunes ». Elle a pro-
fité des taux bas pour s’endetter un

« Il serait absurde
dans ce contexte
de taux bas de ne
pas avoir des plans
d’investissement
public plus
ambitieux. »

Les leçons de Mario Draghi


« Au cours de l’histoire, les décisions fondées
sur la connaissance, le courage et l’humilité
ont toujours prouvé leur valeur. » A trois
semaines de la fin de son mandat, Mario
Draghi a pris de la hauteur, vendredi,
lors d’un discours prononcé à l’Université
catholique de Milan. Tout en « partageant
ses réflexions sur la nature de la responsabi-
lité politique », le président de la BCE a
défendu son bilan. « Ce qui nous a donné

le courage d’agir, c’est la conviction
qu’il y avait un risque beaucoup plus grand
si nous ne faisions rien. » Pour lui, la banque
centrale « se doit d’avoir une vue d’ensem-
ble ». Son indépendance « n’est pas une fin
en soi » et « n’empêche pas la communica-
tion avec les gouvernements lorsqu’il est
clair que des politiques alignées mutuelle-
ment permettraient un retour plus rapide
de la stabilité des prix ».

FINANCE & MARCHES


Lundi 14 octobre 2019Les Echos

Free download pdf