Le Monde - 26.10.2019

(Wang) #1
0123
SAMEDI 26 OCTOBRE 2019 culture| 23

A Arc en rêve,


l’architecture en liberté


Le centre bordelais sonde la capacité des architectes à


penser contre la norme, à l’instar des fous et des artistes


EXPOSITION
bordeaux ­ envoyée spéciale

P


as besoin d’avoir un di­
plôme d’architecte ou
un master en philoso­
phie pour comprendre
ce que l’architecture doit au pou­
voir et comment elle travaille en
retour à consolider l’idéologie
dominante. L’architecte peut­il
s’affranchir de cette servitude
volontaire? A­t­il les moyens de
subvertir le cahier des charges?
En puisant dans l’histoire du cen­
tre d’architecture Arc en rêve,
l’exposition « Inservitude », visi­
ble jusqu’au 3 novembre à Bor­
deaux, pose la question de sa li­
berté de pensée, en cette époque
où « la liberté n’a jamais été
autant menacée ». Un pro­
gramme qui, à l’heure où les fon­
dateurs de l’institution préparent
leur succession, a des accents de
manifeste rétroactif.
Créée en 1980, dans le sillage de
la loi sur l’architecture de 1977 et
des expérimentations libertaires
des années 1970, l’association
Arc en rêve est née de la rencon­
tre de Francine Fort, issue du sec­
teur social, qui voulait à l’époque
ouvrir une école pour enfants
autistes et psychotiques, et des
frères Michel et Philippe Jacques,
jeunes architectes désireux
d’exercer leur métier « autre­
ment ». Soutenus par le maire de
Bordeaux d’alors, Jacques Cha­
ban­Delmas, ils ont ouvert le cen­
tre en 1981 dans l’ancien entrepôt
Lainé, superbe bâtiment de
pierre construit par l’ingénieur
Claude Deschamps dans les an­
nées 1820.
Présentant dès leurs débuts les
travaux des grands architectes

qu’allaient devenir le Néerlan­
dais Rem Koolhaas, les Suisses
Herzog et de Meuron, l’Anglo­Ira­
kienne Zaha Hadid, ou Lacaton et
Vassal, bordelais, multipliant les
expositions thématiques sur les
transformations des villes, les
nouvelles manières d’habiter, les
expériences passées sous les ra­
dars de la critique d’architecture,
ils se sont faits ambassadeurs
d’une culture à la fois avant­gar­
diste et humaniste. « Prendre le
risque de faire autrement, voilà
qui résume notre démarche, sou­
tient Francine Fort. Le risque de
perdre de l’argent, de perdre des
concours, mais aussi d’ouvrir de
nouveaux chemins. »
Prenant acte du décalage gran­
dissant entre leur idéal et l’obses­
sion sécuritaire, « Inservitude »
retrace « l’histoire du monde qui
s’est écrite à Arc en rêve ». Conçue
par Francine Fort, Michel Jacques
et le philosophe Guillaume le
Blanc, l’exposition prend à partie
le visiteur en l’invitant à méditer
sur les mille manières dont les ar­
chitectes ont su, ces dernières dé­
cennies, penser contre la norme.
Selon le degré de connaissance
qu’on a des projets présentés, on
se plongera dans le matériau d’ar­
chive comme dans les entrées
d’une encyclopédie, ou l’on glis­

sera de l’un à l’autre pour éprou­
ver la cartographie d’ensemble.
Le voyage commence dans le
vide d’une installation sonore
(Radio liberté 1984­2019, réalisée
par Karine Dana) qu’emplissent
les voix d’architectes passés par
Arc en rêve. Celle de Diébédo
Francis Kéré nous entraîne dans
son cher pays natal, le Burkina
Faso : « Construire au Burkina veut
dire se mettre ensemble. Remettre
en cause les manières de faire. Une
dalle en béton, ce sera mal fait au
Burkina. Mieux vaut faire une
dalle en terre. Et on la fait en musi­
que, ensemble, au lieu de tout faire
chacun de son côté. Avec la musi­
que, les gens sont en transe. Le ga­
min et la femme calés sur le même
tempo. Ça permet d’obtenir une
surface plane. » Quelques minu­
tes plus tôt, Rem Koolhaas s’en
prenait à la « nullité » du design
urbain contemporain et de l’es­
pace public qu’il produit – « un es­
pace d’exclusion toujours plus ra­
dical » –, disqualifiant la notion
de développement durable pour
la réduire à l’expression du « pire
cynisme vert ».

Stimuler la créativité
L’exposition se resserre ensuite
sur trois archétypes de la liberté
de pensée, l’enfant, le fou et l’ar­
tiste, à travers des projets spécifi­
ques. Les terrains d’aventure,
d’abord, ces expériences emblé­
matiques du climat libertaire des
années 1960 et 1970 qui avaient
fleuri en Allemagne et en Europe
du Nord principalement, et ont
largement inspiré les ateliers pé­
dagogiques d’Arc en rêve : pour
stimuler la créativité des enfants
et encourager le développement
d’une relation instinctive au

monde, on mettait à leur disposi­
tion, sur des terrains en friche, un
arsenal de planches, des clous, des
scies, des allumettes, des mar­
teaux, avec lesquels ils pouvaient
construire ce qu’ils voulaient.
L’Orient­Express Hôtel, en­
suite, aventure épique inspirée
des mouvements de psychothé­
rapie institutionnelle et des
théories de Fernand Deligny, au
cours de laquelle les patients de
la clinique psychiatrique de La
Chesnay, près de Blois, en colla­
boration avec les membres du
personnel soignant et des étu­

diants en architecture, construi­
sirent une annexe du bâtiment
principal en assemblant et en
transformant l’intérieur de cinq
vieux wagons de la SNCF.
Quant à l’artiste, il rayonne dans
trois projets emblématiques : le
Centre Pompidou de Renzo Piano
et Richard Rogers (1977), le Vélo­
drome et la Piscine olympique de
Berlin, signés Dominique Perrault
(1999), et le Blur Building cons­
truit par Diller Scofidio + Renfro à
Yverdon­les­Bains, en Suisse,
dans le cadre de l’exposition
« Swiss Expo » (2002).

A partir de ces trois piliers, l’ex­
position se déploie dans une folle
profusion, jetant des ponts entre
l’échelle locale bordelaise et une
échelle globale en expansion per­
manente. Sans mot d’ordre mais
sans ambiguïté, elle rappelle une
vérité essentielle : discipline con­
trainte s’il en est, l’architecture ne
trouvera son salut qu’en ouvrant
les vannes de l’imaginaire.
isabelle regnier

« Inservitude », Arc en rêve centre
d’architecture, Bordeaux. Jusqu’au
3 novembre. Entrée : 4 € ou 7 €.

Vue de l’exposition « Inservitude » au centre d’architecture Arc en rêve, à Bordeaux. RODOLPHE ESCHER

« Prendre
le risque de faire
autrement, voilà
qui résume notre
démarche »
FRANCINE FORT
cofondatrice d’Arc en rêve

exemple unique d’architec­
ture contemporaine classée
monument historique, consi­
dérée par certains comme le
chef­d’œuvre absolu de la star
mondiale Rem Koolhaas, la
Maison à Bordeaux (1998) fi­
gure logiquement en bonne
place dans l’exposition « In­
servitude ». Présentée par un
ensemble de photos, de textes
et par le film Houselife (2016),
qu’y ont tourné Ila Bêka et
Louise Lemoine, cette ma­
chine à habiter sise à Floirac
(Gironde) y est décrite comme
une expérimentation autour
de « l’idée qu’un espace peut
construire un scénario ».
Dialectique, le scénario
conjugue liberté et servitude
dans une tension baroque, à la
fois généreuse et cruelle. Il fut
inspiré par son commandi­
taire, Jean­François Lemoîne,
héritier et PDG du groupe de
presse Sud­Ouest, après qu’il
eut perdu l’usage de ses jam­
bes dans un accident de voi­
ture. Et s’articule en trois blocs
superposés en porte­à­faux

étonnants, reliés entre eux par
une colonne centrale dans la­
quelle se déplace une plate­
forme hydraulique. A la fois
ascenseur, bureau, bibliothè­
que, cette pièce mobile visait à
maximiser la liberté de mou­
vement d’un homme ne se dé­
plaçant plus qu’en chaise rou­
lante, tout en permettant aux
autres occupants d’accorder
l’espace à leurs propres désirs.
A la femme de ménage, hé­
roïne d’Houselife, il revenait
de s’adapter. Et aux enfants
de bien se tenir, tant cet es­
pace décloisonné, en verre,
acier et béton, était dangereux


  • escalier sans rampe, terras­
    ses dépourvues de rambarde...


Une vibration rétrofuturiste
Après la mort de Jean­François
Lemoîne, en 2001, son vide
magistral perdait de sa per­
tinence. Mais comment le re­
configurer? L’architecte lui­
même avait décrété que
l’étage intermédiaire, boîte
de verre flottant dans la na­
ture comme une varia­
tion postmoderne sur la villa
Farnsworth de Mies van der
Rohe, était réfractaire à tout
aménagement. Dans un tel
décor, soutenait­il, le moindre
meuble semblerait soit trop
design, soit trop traditionnel,
soit trop à la mode, soit trop
joli, soit trop cheap... Inévita­
blement « trop ».
Mais voilà que Benjamin
Paulin, fils du designer Pierre
Paulin et mari d’Alice Le­
moîne, la fille de Jean­Fran­
çois, entreprend de perpétuer
l’œuvre de son père. La société
Paulin, Paulin & Paulin qu’il a
créée avec son épouse pour en

relancer la production à une
échelle artisanale, vient de
faire fabriquer un programme
modulaire de mobilier do­
mestique que son père avait
imaginé en s’inspirant de ce­
lui que la firme américaine
Herman Miller avait conçu
pour des bureaux, dans les
années 1950. « Pierre Paulin n’a
jamais trouvé de partenaires
pour ce projet, raconte Benja­
min Paulin. Pour des raisons
de coût, cette utopie indus­
trielle ne pouvait sans doute
exister que dans l’artisanat. »
Temporairement exposé
dans la Maison à Bordeaux, le
programme prend la forme
d’un assemblage de tapis de
sol blanc immaculé dont s’ex­
trudent des sièges, des tables,
des rangements aux formes
angulaires d’une douceur
lactée, qui diffuse dans l’es­
pace une vibration rétrofutu­
riste ludique. L’exposition a
été conçue avec OMA, l’agence
de Rem Koolhaas, qui voit ce
programme de Paulin comme
l’antithèse radicale des en­
sembles de meubles tradi­
tionnels dont il ne voulait
pas : « C’est l’invention d’une
couche supplémentaire de pos­
sibles, qui peut se propager
dans n’importe quelle architec­
ture. Il offre un spectre de po­
tentiels neufs et inattendus,
pour se détendre, parler, man­
ger, dormir et évidemment
pour toute autre forme d’inte­
raction qui peut avoir lieu en­
tre les occupants. »
isabelle regnier

Visites sur rendez­vous :
contact@paulinpaulinpaulin.
com

La Maison à Bordeaux meublée par Paulin


© PHO

TO : BIZIBI - CRÉDITS NON CONTRA

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AVEC NORA HAMZAWI LÉONIE SIMAGA ANTOINE REINARTZ MAUDWYLER ALEXANDRESTEIGER THOMAS CHABROLPASCAL RÉNÉRIC

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