Le Monde - 26.10.2019

(Wang) #1

0123
SAMEDI 26 OCTOBRE 2019 idées| 29


Féminicide n° 121 | par diane obomsawin


Le langage clair­obscur


des musées néerlandais


J


oli paradoxe, beau débat. Le 4 octobre, les Pays­Bas lançaient
une campagne de communication autour de « Rembrandt
et l’Age d’or », grande manifestation nationale à l’occasion de
la commémoration du 350e anniversaire de la mort du
peintre. Or, peu avant, la direction du Musée d’Amsterdam avait
décidé de rayer le terme « âge d’or » (« Gouden eeuw », « siècle
d’or » en réalité) de son vocabulaire. L’une de ses expositions
permanentes, à l’origine intitulée « Hollandais de l’Age d’or », fut
ainsi rebaptisée « Portraits de groupes du XVIIe siècle ».
Objectif affirmé : rendre ce musée consacré à l’histoire de la
ville « plus polyphonique et plus inclusif ». Sur le site Web de
l’institution, Tom van der Molen, conservateur du dépar­
tement XVIIe siècle, affirme en effet que l’allusion au « Gouden
eeuw », ce moment où le pays était une puissance maritime,
militaire et coloniale de rang mondial, évoque certes un
élément de fierté nationale, associé aux notions « de progrès,
de paix, d’opulence et d’innocence ». Toutefois, ajoute­t­il, cette
mention a fait oublier « la misère, la guerre, le travail forcé et
l’esclavage » qui ont accompagné le développement de la
puissance néerlandaise, symbolisée par sa célèbre Compagnie
des Indes orientales (VOC), fer de lance pour la constitution
d’un empire colonial asiatique, qui fut préservé jusqu’à la
moitié du XXe siècle.
En plein débat sur « la protection de notre mode de vie euro­
péen » (c’est l’intitulé, très discuté, du portefeuille du futur
membre grec de la Commission de Bruxelles), la décision du
Musée d’Amsterdam ne pouvait pas ne pas faire
réagir les Néerlandais. D’autant que l’enseigne­
ment de l’Age d’or s’accompagne, aux Pays­Bas,
de références à l’effervescence artistique de l’épo­
que (celle de Johannes Vermeer et Frans Hals), à
la tolérance qui régnait à Amsterdam et au bien­
être dans ce coin d’Europe.

Nouveau charivari
Le premier ministre libéral, Mark Rutte, a ainsi
jugé « absurde » la décision du musée, estimant
que célébrer « les grands marins, les grands dé­
couvreurs et les grands artistes » n’empêchait
pas d’évoquer des réalités plus sombres. « Chan­
ger le nom des rues, enlever des statues [de mili­
taires] et maintenant renier tout l’Age d’or?
J’aurais préféré que le musée explique ce que l’époque a apporté
au pays et quels en furent les impacts négatifs », soulignait,
quant à lui, Zohair el Yassini, un député libéral d’Utrecht. Les
propos des intellectuels sont moins tranchés, sans doute
parce qu’ils hésitent à prendre parti dans une querelle oppo­
sant ceux qui célèbrent inconditionnellement un passé pré­
sumé glorieux et ceux qui prônent, de manière tout aussi in­
conditionnelle, une « ouverture » revenant à gommer toute
identité et toute référence à une civilisation.
« Nationalisme » contre « culture de l’excuse » : on avait déjà
assisté à de tels échanges lors de l’affaire du « Zwarte Piet », Père
Fouettard et compagnon noir de Saint­Nicolas, vu par les uns
comme une caricature raciste, par d’autres comme le simple
porteur d’une tradition populaire ancestrale. Dans ce nouveau
charivari, le monde culturel n’affiche pas non plus son unité. Le
célèbre Rijksmuseum d’Amsterdam annonce, lui, qu’il conser­
vera l’appellation « Age d’or ». Il a gommé, il y a quelque temps,
les noms « Nègre » et « Hottentot » – forme péjorative pour dési­
gner un peuple pastoral d’Afrique australe. Mais il juge utile,
selon son directeur, Taco Dibbits, de rappeler « une période faste »
sans cacher ses zones d’ombre. Le « Rijks » ouvrira d’ailleurs,
en 2020, une grande exposition consacrée à l’esclavage.
jean­pierre stroobants (bruxelles, correspondant)

LE MUSÉE 


D’AMSTERDAM 


A  DÉCIDÉ 


DE  RAYER 


LE  TERME « ÂGE 


D’OR » DE  SON 


VOCABULAIRE


ANALYSE


D


imanche 27 octobre, les Argentins
devront choisir leur président,
leur vice­président, la moitié des
députés et un tiers des sénateurs.
En lice, le président sortant, Mauricio Macri,
dont les politiques ont mené à une crise éco­
nomique aiguë, et le péroniste Alberto Fer­
nandez, ancien chef de cabinet de Nestor
Kirchner (2003­2007), puis de son épouse,
Cristina Fernandez (2007­2015), laquelle se
présente avec lui à la vice­présidence.
Quatre autres candidats se disputent la
présidence. Un seul, Roberto Lavagna,
péroniste également, ancien ministre de
l’économie de M. Kirchner et artisan de la
reprise économique après la terrible crise de
2001, obtient 8 % des intentions de vote. Les
trois autres en ont moins de 2 % chacun.
Fait presque étrange dans la région : l’Argen­
tine se caractérise par l’absence d’un phé­
nomène qui tend à se développer : celui de
petits « Bolsonaros ».
Les pays voisins, en effet, ont presque tous
vécu l’apparition de candidats se présentant
comme antisystèmes et capables de défier le
pouvoir. Ainsi du pasteur Chi Hyun Chung
en Bolivie, qui a revendiqué la troisième
place lors des élections, le 20 octobre. Pour
lui, le féminisme et « l’idéologie de genre »
sont le mal absolu. Ou de l’ancien comman­
dant en chef de l’armée Guido Manini Rios
en Uruguay, qui se croit envoyé par Dieu,
veut faciliter le port d’armes et considérer

que tout assassinat pour défendre la
propriété privée est de la légitime défense.
Avec 11 % des intentions de vote, il devrait
obtenir une douzaine de sièges à la Chambre
des députés si ces résultats se confirmaient.
En Argentine, rien de tout cela. Juan José
Gomez Centurion, crédité de moins de 2 %
des intentions de vote, est bien un ancien mi­
litaire qui a tenté de capitaliser le vote des op­
posants à la légalisation de l’avortement.
L’ultralibéral José Luis Espert, lui, veut
baisser l’âge de responsabilité pénale des
mineurs à 14 ans ou encore limiter le droit de
manifester. « Ici, les crises économiques et
sociales, comme celle de 2001, ne mettent plus
les institutions démocratiques en danger, sou­
ligne l’analyste Sergio Berensztein, dont le li­
vre « Sommes­nous tous péronistes? » (non
traduit) inclut un chapitre intitulé « Une élec­
tion sans Bolsonaros ». Il n’y a donc pas d’indi­
vidus qui cherchent à capitaliser non pas la
crise de, mais les crises en démocratie. »

« Troisième voie »
Roberto Lavagna a bien tenté de représenter
cette « troisième voie » qui aurait eu le mérite
de moins polariser la société entre les kirch­
néristes, les défenseurs du couple Kirchner,
et les antikirchnéristes, incarnés par Mauri­
cio Macri. Mais il n’a jamais vraiment percé.
Lors de la précédente élection de 2015, Mau­
ricio Macri et son mouvement, Cambiemos
(« changeons »), représentaient un peu cette
troisième voie conciliatrice face aux « tous
pourris ». « Macri était l’idée d’une nouvelle

forme d’administration, il n’était pas associé
à une régénération civique ou morale », expli­
que Carlos Pagni, éditorialiste du journal
conservateur La Nacion.
Une tentative de suivre l’exemple de Jair
Bolsonaro a bien eu lieu en 2018 de la part
d’Alfredo Olmedo, député de la province de
Salta, allié au secteur évangélique. On l’avait
vu, lors des débats sur la légalisation de l’avor­
tement en 2018, expliquer qu’il y avait moins
de femmes « provie » dans les tribunes parce
qu’elles étaient chez elles à s’occuper de leurs
enfants, ou assurer qu’il existe un trafic de
cellules des embryons avortés. Fier de se faire
appeler « le Bolsonaro argentin », M. Olmedo a
assuré avoir eu une longue conversation en
tête à tête avec le président brésilien en dé­
cembre 2018. Favorable à la peine de mort, au
rétablissement d’un service militaire et à la
répression de la délinquance – « qui abat un
délinquant doit être décoré, pas mis en exa­
men » –, M. Olmedo « s’est évaporé aussi vite
qu’il est apparu », assure M. Berensztein.
« Au Brésil, il y avait un “orage parfait” pour
l’apparition d’un Bolsonaro : une crise écono­
mique, un niveau de criminalité inédit, des
scandales de corruption et une réaction
anti­Parti des travailleurs, précise Andrés
Malamud, chercheur en sciences sociales à
l’université de Lisbonne. Les Argentins, eux,
ne sont pas en colère contre tout le système,
mais uniquement contre le camp d’en face. La
brèche entre kirchnéristes et antikirchnéristes
nous sauve d’un Bolsonaro local. »
Après avoir perdu les élections primaires

obligatoires du 11 août, où il n’a obtenu que
31,8 %, contre 47,8 % pour le duo Alberto
Fernandez­Cristina Fernandez, M. Macri a
opéré un virage à droite pour récupérer les
votes qui s’étaient éparpillés vers MM. Go­
mez Centurion et Espert. « Le candidat à la
vice­présidence de Macri, Miguel Angel
Pichetto, est arrivé à dire qu’il fallait dynami­
ter les points de vente de drogue dans les
bidonvilles. Les dynamiter !, insiste l’analyste
politique Rosendo Fraga. Macri a laissé peu
d’espace pour un Bolsonaro... »
De fait, sa stratégie a été payante. « J’ai voté
Espert aux primaires, reconnaît Elena Ramiro,
54 ans, qui travaille dans l’industrie agroali­
mentaire et a été soutenir M. Macri lors d’une
manifestation à Buenos Aires. Mais là je vois
bien que Macri va perdre, alors dimanche je
vais voter utile parce que je ne veux pas que
l’Argentine devienne un nouveau Venezuela. »
Le président­candidat, qui avait permis
en 2018 l’ouverture du débat sur la légalisa­
tion de l’avortement, rappelle désormais à
l’envi, chapelet à la main et regard tourné
vers l’électorat évangélique, qu’il est contre
l’interruption volontaire de grossesse. « Ma­
cri est en train de consolider ses électeurs dans
les valeurs bolsonaristes d’extrême droite,
s’inquiète la journaliste et écrivaine Maria
Seoane, proche du kirchnérisme. Il y a une
base de haine préoccupante que Macri est en
train d’alimenter. Que fait­on avec ces élec­
teurs une fois l’élection passée? »
angeline montoya
(buenos aires, envoyée spéciale)

« LES ARGENTINS
NE SONT PAS EN 

COLÈRE CONTRE 


TOUT LE SYSTÈME, 


MAIS UNIQUEMENT 


CONTRE LE CAMP 


D’EN FACE »
ANDRÉS MALAMUD
chercheur en sciences
politiques à l’université
de Lisbonne

Pourquoi l’Argentine n’a pas de Bolsonaro


DÉCAPAGE
n° 61, automne-hiver,
Flammarion,
172 p., 16 €

LA DOUBLE VIE DES ÉCRIVAINS


LA REVUE DES REVUES


E


ntre vivre de leur plume et
travailler, ils ont choisi. Ou
plutôt tel Bartleby, le scribe
d’Herman Melville, ils ont pré­
féré... ne pas choisir. Grâce à quoi
ils peuvent mener une double vie


  • un rêve pour certains – entre
    l’écriture et un métier qu’ils
    aiment ou, tout du moins, qu’ils
    ne lâcheraient pour rien au
    monde. Même pas pour la littéra­
    ture. A moins que ce ne soit elle,
    justement, qui préserve Arnaud
    Dudek, Christine Avel, Mathieu
    Simonet, Jean­Paul Didierlaurent,
    Jean­Philippe Blondel ou Stépha­
    nie Dupays de se muer en « écri­
    vain professionnel ».
    Pour sa livraison « automne­hi­
    ver », la bien nommée Décapage a
    invité dix écrivains, par ailleurs
    professeur, avocat ou DRH, à s’ex­
    primer sur leur expérience pro­
    fessionnelle. La revue littéraire
    que dirige Jean­Baptiste Gen­
    darme fait ici écho à sa manière,
    singulière et un brin caustique,
    aux différents mouvements de
    revendications surgis au prin­
    temps (#auteurencolère et


#payetonauteur), qui réclamaient
que le montant minimum des
droits des auteurs soit fixé à 10 %
(contre 8 % en moyenne) et que
soit plus clairement défini leur
statut social et juridique.
Sans remettre en cause la légiti­
mité des demandes, la revue
pointe en introduction la ques­
tion ancienne, soulevée naguère
par Pierre Bourdieu puis Nathalie
Heinich, de professionnaliser une
« activité vocationnelle » (où l’écri­
ture vient s’ajouter à un autre tra­
vail). Au risque de subordonner la
création aux attentes du public.

Eviter une forme d’aliénation
Outre la passion pour un métier
qui leur permet de rester ancrés
dans le réel, voire qui leur donne
la matière de leurs livres, c’est en
grande partie pour éviter l’écueil
d’une forme d’aliénation que les
écrivains sollicités arguent de la
nécessité de maintenir une acti­
vité professionnelle. « Il est évi­
dent, remarque avec humour Phi­
lippe Jaenada, que si je sais que
mon existence (...), la nourriture ou
l’école de mon fils, le crédit de l’ap­
part, le chauffage et mes vacances

avec ma femme dépendent du
nombre d’exemplaires vendus (...),
je ne vais naturellement pas écrire
la même chose. Je vais m’adapter.
La vie de mes proches étant plus
importantes que mes livres. »
Lui faisant écho, Philippe Forest
pointe d’autres dangers, tel celui
de voir les écrivains qui caressent
l’idée romantique de vivre de
leur plume être amenés à « cou­
rir » le cacheton, de salon en rési­
dence, de festival en d’atelier
d’écriture. Or, souligne le roman­
cier, ces « nouvelles formes d’as­
sistanat (...) conduisent paradoxa­
lement à la précarisation, à la
prolétarisation des écrivains tout
en favorisant le développement
d’une littérature officielle, conçue
pour répondre à une demande
sociale (...) clairement inféodée
aux normes d’une certaine “bien­
pensance” culturelle ».
En plus de ce dossier, on trou­
vera au sommaire de ce numéro
des nouvelles inédites de Sté­
phane Héaume, Bernard Quiriny
ou Erwan Desplanques, ainsi
qu’un bel hommage rendu à Do­
minique Noguez, mort en mars.
christine rousseau

VIE DES IDÉES

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