Libération - 22.10.2019

(Michael S) #1
Ci-contre : table basse et tapis
conçus par Charlotte Perriand.
Ci-dessous : la station de skis
Les Arcs. En bas : Charlotte
Perriand sur sa Chaise longue
basculante B 306.
Photos ADAGP Paris 2019, AChP, F.L.C.

«table-machine, dont le mécanisme
se cache dans la desserte», comme
la décrivit son auteure.

Ossements et silex
La machine, et notamment l’auto-
mobile, est alors un idéal. Charlotte
Perriand accroche sur les murs de
son studio de Saint-Sulpice un
phare de voiture acheté au Salon de
l’auto, se flatte que «dans la rue, les
belles bagnoles [lui] font de l’œil» et
arbore, coquette punk avant
l’heure, un collier de sa fabrication
en forme de roulement à billes.
Cette fascination, Léger la partage
et, dans l’expo, à côté du rutilant bi-
jou, est accroché sa Nature morte (le
Mouvement à billes), déroulant ses
motifs industriels et techniques,
rouages et rouleaux, boutons et ma-
nettes dans une composition géo-
métrique et dynamique bien huilée.
De même, tout coulisse et s’emboîte
dans les meubles de Charlotte Per-
riand, qui les fabrique d’ailleurs à
partir de ce qu’elle appelle sa «quin-
caillerie», un répertoire assez réduit
de formes et de matériaux métalli-
ques. Elle n’est certes pas la pre-
mière au monde à proclamer que «le
métal est une révolution [...] appor-
tant de nouvelles sensations esthéti-
ques» – Breuer et le Bauhaus ayant
quelques années auparavant creusé
cette nouvelle veine métallique.
Mais la première en France, oui. Et
c’est en grande partie pour ce sa-
voir-faire que Le Corbusier et Pierre
Jeanneret font d’elle leur associée
à partir de 1927. Le trio cosigne dès
lors de nombreuses réalisations.
Pourtant l’expo nuance vite ce profil
d’une Perriand donnant tout pour
le métal, elle qui a toujours tenu à
allier, affirmait-elle, «aux cuirs des
sièges ; aux dalles de marbre, verre,
caoutchouc, des tables». Une des
plus belles salles de l’expo montre
les résultats photographiques de ses
collectes de formes brutes et sauva-
ges, érodées par le temps. En com-
pagnie de Pierre Jeanneret et de
Fernand Léger, elle allait ramasser,
sur les plages de Normandie no-

tamment, des «trésors : galets, bouts
de godasses, bouts de bois troués»
puis des ossements, des champi-
gnons d’arbres séchés, des silex...
Les photos brillantes, en noir et
blanc, reflètent toute la sensualité
non humaine qu’apprivoiseront
sans façon les meubles appelés «for-
mes libres» de Perriand : une table
basse taillée dans les formes évasi-
ves d’un tronc d’arbre ou la table à
six pans, à trois pieds seulement, et
au plateau «doux comme les cuisses
d’une femme», ainsi que la décrit la
créatrice dans son autobiographie.

Zen zénith
L’expo la suit alors au Japon où elle
est invitée dès février 1940 à deve-
nir «conseillère dessinatrice en art
décoratif auprès du ministère du
Commerce». La reconstitution des
deux expositions qu’elle organise à
Tokyo, l’une en 1941, et l’autre
en 1955, fait ressentir le doux métis-
sage dont Perriand imprègne alors
ses créations. Les fauteuils se tein-
tent de la couleur brune et de la
consistance souple du bambou. Le
mobilier ainsi que l’accrochage res-
tent à échelle humaine, plutôt bas.
Les tapis et les tapisseries affichent
des formes abstraites moelleuses
qui donnent à la fois l’envie de se
rouler dessus et vous tiennent ce-
pendant à distance par leur espèce
de réserve, toute spirituelle. Trivia-
lement, on dirait qu’avec ces expos
japonaises, auxquelles participent
encore Léger et Le Corbusier, Per-
riand est à son zénith zen et réaliste.
Elle l’énonça bien mieux avec le ti-
tre de l’exposition de 1955 : «Propo-
sition pour une synthèse des arts».
Une formule que l’exposition de la
Fondation fait sienne en re-synthé-
tisant, presque chimiquement, l’art
de Perriand.•

Le Monde nouveau
de Charlotte Perriand
Fondation Louis Vuitton,
Bois de Boulogne, 75016.
Jusqu’au 24 février.
http://www.fondationlouisvuitton.fr

propositions avant-gardistes qui
sont loin de correspondre à cette
blancheur immaculée que les pho-
tos d’époque, en noir et blanc, ont
imprimé, à tort, dans la mémoire
collective. Par ailleurs, les reconsti-
tutions, pénétrables, donnent phy-
siquement la mesure des volumes
aménagés : les lieux ont l’air à la fois
exigus et vides, donnant l’impres-
sion que tout y est planqué. Dans les
murs, par exemple, où sont fixés des
placards aux poignées invisibles, ou
derrière ce bahut orné d’un dessin
du Corbusier et séparant la salle de
gym de la salle d’étude de la Maison
du jeune homme, studio de 65 m^2
présenté à l’Exposition universelle
de Bruxelles en 1935. L’habitat que
travaille Perriand, ce n’est (à l’ori-
gine) pas du luxe, mais un maxi-
mum de rationalité dont elle
éprouve elle-même les bienfaits :
ses premiers aménagements sont
mis en œuvre dans son propre ate-
lier de Saint-Sulpice en 1927, com-
prenant notamment le Bar sous le
toit, meuble «en cuivre nickelé et
toile d’aluminium» qui abolit le ron-
ron du salon, et la Table extensible,

tion didactique» et ­conseiller
scientifique de l’expo, ne nie pas le
caractère approximatif de ces re-
constitutions. «Le plus difficile, re-
connaît-il, est de retrouver les matiè-
re s i n d u s t r i el l e s o u s e m i -
industrielles utilisées par l’avant-
garde de l’époque. Impossible de
retrouver le verre coulé sur sable,
matériau d’une richesse d’expression
inimitable, utilisé pour la grande ta-
ble et le sol du Salon d’automne
de 1929. Les fours de refroidissement
nécessaires à sa fabrication n’exis-
tent plus.» A cela s’ajoute le fait que
ces vrais-faux espaces n’ont pas les
moyens de reproduire la lumière qui
régnaient dans leurs modèles origi-
naux, ni les seuils, ni la consistance
des murs. Il y a donc plus de faux
que de vrai. N’empêche, l’intérêt de
ces reconstitutions, qui suivent au-
tant que possible les plans, les cro-
quis, les images d’archives et les té-
moignages (y compris ceux de
Charlotte Perriand) est réel. Et
l’expo, un tour de force, une installa-
tion artistique culottée et édifiante.
D’abord, ces reconstitutions redon-
nent un peu de leurs couleurs à des

lll

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