Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1

Avec


les années, c’est devenu un rituel.Après
chaque défilé,VéroniqueNichanian,
directriceartistique descollections mas-
culines d’Hermès depuis trente ans, sait
qu’elleva recevoir uncoup detéléphone.
Parfois, la sonnerie met quelques joursàretentir,etelle s’inquiète.
Et puis, enfin, Nino Cerruti appelle.Le créateur de mode,avec qui
elle atravaillépendantune décennie,avantque Jean-LouisDumas,
emblématiquepatron de la maison française, ne l’embauche, lui
donne sonavis sur sa nouvellecollection.La manche d’unechemise
est exquise,l’ourlet d’unpantalon,parfait.Àsaplace, il auraitpensé
différemmentlecol d’uneveste, mais,peuimporte,lasilhouette
est superbe.Nino Cerruti est fier d’elle. Ilbombait déjà letorse
quandilvenait asseoir soncorps de géantaupremierrang des
défilésHermès.Mais aujourd’hui,ses 89 ans et unejambe récalc i-
tran te le retiennentdans sa maison de Biella.
Il estchez lui danscettepetiteville grise du Piémont, quelquepart
entr eTurin etMilan, là où, depuis leMoyenÂge, est tissée la laine
des moutons despâturages voisins, là où sontnés Zegna, Fila,Loro
Piana. Là où son grand-pèreafondé la filature LanificioFratelli
Cerruti en 1881,repriseparson père,puis, àlamortdecelui-ci,par
lui-même.Ici, dans leterrain de jeu de son enfance, ilpassedel’an-
cienne maisonfamiliale, aujourd’hui transformée en cafétéria et
boutique de produits dégriffés, àlafabrique historique, vide sice
n’est quelques bureaux, dontlesien, et surtout àl’usinecont empo-
raine. SiLanificioFratelli Cerrutiades bureaux àHongkong et à
Tokyo, la majeureparti edes 300employéssontici, àBiella.Avec
56 millions d’euros dechiffr ed’affaires annuels, l’entreprisen’atteint
pasles sommets de sesconcurrents asiatiques ni même italiens,tel
Marzotto, enVénétie, quiatteint358 millions.Mais elleresteréputée
pour sestextiles haut de gammevendusàdes marques aussi
diverses que DeFursac, Vetements ouJacquemus.
NinoCerruti est présidentdelasociété, un titrehonorifique
depuis juillet 2018, date àlaquelle lefonds d’investissementNjord
Partners,basé àLondres,aracheté80% des parts, laissant àsa
famille les 20%restants.Uneopérationcensée stabiliser la fila-
ture,fragilisée,commetoutes les entreprises de Biella,parles
économies d’échelle asiatiques.
Personne ne l’appelle«monsieur le président».Pour la canti-
nièredelacafétéria, qui luiressertdutiramisu en douce, ou
l’ouvrier qui levoit s’approcher des machines et caresser le tissu
encorechaud, il est«Ilsignor Nino».Lesplus anciens employés
racontentque ce monsieur qui marchetout doucementétait
autrefois si sportif qu’ilpartait faireduski pendantses pauses
déjeuner,que, les mauvais jours, ilpouvait pousser des gueu-
lanteshomériques.Lesplus jeunes sontintimidés.Tous les
regards sontsit endres, encettefind’été où il nousareçu, qu’on
en oublierait presque qu’ils seposentsur l’une des figures les
plus marquantesdelamodemasculine duxxesiècle.
Lesconnaisseurs sontd’accord :celui quiadirigé son entreprise
familiale et dessiné au sein de sa propremarque, Cerruti 1881,
de 1967à2000, est lepatriarchedelamodeitalienne. C’est un
«trésor vivant»,selon CarlaSozzani, qui dirige le magasin multi-
marqueréputé10Corso Como,àMilan,«unexemple d’intuition et
de cohérencedestyle»,dixit Giorgio Armani, quiatrav aillé des
annéesàses côtés. Le photographePaolo Roversi, ami et long-
tempscollaborateur,dit de lui :«Nino, c’est le Guépard.Il est comme
le princeSalina duroman deLampedusa et du film deVisconti,cet
aristocratequi regardeson universdisparaîtredevantlui.Mais il est
toujourslà, devantnous, plus beau que jamais.»
Voilà pour les spécialistes.Mais, pour le grand public, Nino Cerruti
n’évoque plus la noblesse d’hier.Aupatronyme du dandy


flamboyant quiposaitpour le sjournaux danssaboutiquedelaplace
de laMadeleine,àParis, et qui affolait lesfemmesàSaint-Germain-
des-Prés se sontsuperposées d’autres images:des publicitéspour
des parfums, destête sdegondole cartonnées dans les aéroports du
monde entier ou encoreles collections de la marque Cerruti 1881,
aujourd’hui endormie,avec laquelle iln’aplus aucun lien.
Karl Lagerfeld, Azzedine Alaïa ou encoreHubertdeGivenchy sont
morts.Avec PierreCardin (97 ans), Giorgio Armani (85 ans) et
Valentino Garavani (87 ans), il est l’un des dernierscréateurs
vivantsàavoir tr availlé dans un autremonde,celui d’avant le prêt-
à-porterdemasse.Pour ce qui fut sa spécialité, la mode masculine,
il l’a connuetout autre, loin de l’uniforme mondial actuel jean-tee-
shirt.«Avant, on ne se posait pas la question.Le matin, on se mettait
un costume. Bien ou malcoupé, moche ou beau,peu importait,
c’était uncostume.»Ses admirateursleprécisenttous :Nino Cerruti
n’ajamais étécomme sescontemporains.«Ilaapportédelanon-
chalance»,expliqueVéroniqueNichanian. Selon Angelo
Flaccavento, journalisteitalien etcommissaired’uneexposition
qui lui étaitconsacrée en 2015 auMusée MarinoMarini,àFlorence,
«ilaosé inventerune masculinitédouce».Luisedit flatté,mais
reconnaît queceslouanges sontbien floues.«Jesuis suffisamment
âgépour avoir vu apparaîtrecequi vous paraîtàtous aujourd’hui
banal,traditionnel,voirevieux jeu»,sourit-il, le visage enveloppé
de fumée de cigarette.
La mémoireest vi ve.Ilsesouvientdetout, decetteindustrie ita-
lienne dutextile qui, dans les années 1950,bata ille pour s’adapter à
son époque etpour rendre attirants ses produits auxyeux du
monde.Luirevientsur soncoup d’éclatde1958, quand, jeunechef
d’entreprise mêmepastrentenaire, ilveut lancer un tissu inédit,
couleur bleupétrole.Sesconcurrents ontcoutume defaireletour
des tailleurs, échantillons et carnets decommandes en main.Nino
Cerruti noue un accord avec leconstructeur automobile Lancia, et
reproduit sa nouvelle couleur sur vingt-quatrevoitures quifont le
tou rdelatrèsaniméeViaVeneto àRome,avec l’actriceAnita
Ekberg, auréolée de sa gloirefellinienne, entête de cortège.La cam-
pagne decommunication est un succès, comme le défilé de sa pre-
mièrecollection de prêt-à-por ter, en 1967.Titillé depuis longtemps
parl’envie depass er dutextileàl’habit,«pour pouvoir porterce dont
[il]aenvie»,il crée sa marqueàParis.Lescollections ontl’habitude
d’êtreprésentées avec des ordres depassage et unevoix qui décrit
chaquetenue?Ili nviteungroupederocketfait danser les manne-
quins, mêle les hommes et lesfemmes.Autant de pavésqui jalon-
nentlatransformation de la mode italienne ence qu’elle est

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