Le Monde - 05.10.2019

(Marcin) #1

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ÉCONOMIE  &  ENTREPRISE


SAMEDI 5 OCTOBRE 2019

0123


L


e dernier atelier de trans­
formation de tabac, ins­
tallé à Sarlat­la­Canéda,
dans le Périgord, ferme
ses portes. Tout un symbole. Cet
arrêt signe la fin de la filière ta­
bac en France. Un projet de struc­
turation de la tabaculture fran­
çaise avait pourtant été déposé
en décembre 2017, à la de­
mande du président Emmanuel
Macron qui avait sollicité en ce
sens l’ensemble des filières agri­
coles françaises. Il reste encore
670 agriculteurs planteurs de ta­
bac sur le territoire. Combien se­
ront­ils demain?
« Leur nombre passera très vite
à 400 voire 300 », pronostique
François Vedel, président de la
Fédération nationale des produc­
teurs de tabac (FNPT). Il évoque
l’irrésistible déclin de la culture de

cette plante en France. Quelques
chiffres illustrent cette évolution
rapide. M. Vedel estime qu’au
tournant des années 1970, lors­
que les Français fumaient encore
dans leur voiture, 41 000 agricul­
teurs produisaient du tabac sur
20 000 hectares. Ils en récoltaient
près de 46 000 tonnes. En 2010, il
ne restait plus que 2 000 exploi­
tants sur 6 900 hectares et la pro­
duction n’était plus que de
17 000 tonnes. Quant à la der­
nière récolte jaugée par l’institut
public FranceAgrimer, celle de
l’année 2018, elle n’était plus que
de 7 000 tonnes sur une superfi­
cie cultivée de 2 700 hectares.
Beaucoup d’éléments concou­
rent à expliquer cette attrition. Le
coût de la main­d’œuvre tout
d’abord. En effet, la culture du ta­
bac nécessite beaucoup de travail.
Même si la mécanisation a fait
son œuvre, réduisant l’effort de
moitié, « il faut encore compter
près de trois cents heures de travail
à l’ hectare. A comparer aux
cinq heures de travail par hectare
pour le maïs », affirme M. Vedel.
Cette demande de bras, en parti­
culier lors des récoltes en juillet et
août, a longtemps bénéficié du
cercle familial élargi venant prê­
ter main­forte à la ferme. Une
forme de travail informel qui a
quasiment disparu, alourdissant
d’autant la facture.

Mondialisation
La culture, souvent vue comme
un juteux apport financier pour
les petites exploitations de poly­
culture­élevage, est devenue pro­
gressivement moins rentable.
Cette perte d’intérêt économique
a connu un coup d’accéléra­
teur avec le changement de cap
de la politique agricole commune
(PAC) en 2010. L’aide spécifique à
cette culture a disparu. Une déci­
sion en conformité avec la poli­
tique de santé publique euro­
péenne. La lutte contre le taba­
gisme est devenue une priorité
des autorités sanitaires des pays

de l’Union. Progressivement,
l’aide à l’hectare que continue à
toucher chaque agriculteur a ten­
dance à converger vers un mon­
tant moyen défini à l’échelle
européenne, le tabac perdant
toute spécificité.
En parallèle, l’industrie du tabac
n’a cessé de se mondialiser. Quel­
ques grands groupes aux pre­
miers rangs desquels Philip Mor­
ris International, Altria, British
American Tobacco, Japan Tobacco
ou Imperial Brands (ex­Imperial
Tobacco) dominent le marché.
Au gré des acquisitions, ils ont
restructuré leurs outils de pro­
duction. Ainsi la Seita, ex­régie
publique française des tabacs,
après sa privatisation en 1995 et
sa fusion avec l’espagnol Taba­
calera en 1998, est tombée dans
l’escarcelle d’Imperial Tobacco
en 2008. Depuis, le périmètre

industriel du groupe en France
n’a cessé de se réduire jusqu’à
complète disparition.
En 2014, l’usine de Carquefou
(Loire­Atlantique), près de Nan­
tes, qui fabriquait Gauloises et
Gitanes blondes, fermait ses por­
tes. Et trois ans plus tard, Imperial
Tobacco mettait un terme à la
production de cigarettes en
France avec l’arrêt de la manufac­

ture de Riom dans le Puy­de­
dôme. Désormais, cigarettes, ci­
garillos et cigares commercialisés
par les buralistes proviennent ex­
clusivement de l’étranger. Ils ont
pesé 1,18 milliard d’euros dans la
balance des importations françai­
ses en 2018 selon FranceAgrimer.
Avec la fin du site de Sarlat, c’est
au tour du maillon de la trans­
formation du tabac de partir en
fumée. Et avec lui, le plan de fi­
lière, qui, le reconnaît sans détour
M. Vedel, « n’avait eu aucun retour
des pouvoirs publics ».
Reste donc une production
anecdotique répartie au sein de
cinq coopératives agricoles pour
un chiffre d’affaires global estimé
à moins de 30 millions d’euros.
Une paille face aux géants mon­
diaux du tabac que sont la Chine,
avec 37 % de la production, le
Brésil (13 %), et l’Inde (12 %), suivis

Eric Tabanou,
le directeur
de Tabac France,
à Sarlat­la­Canéda
(en Dordogne),
le 20 septembre.
MEHDI FEDOUACH/AFP

Il reste une
production
anecdotique
répartie au sein
de cinq
coopératives
agricoles

loin derrière par les Etats­Unis et
le Zimbabwe. Ces coopératives
régionales illustrent l’ancrage
historique de cette culture en
France, essentiellement dans
le Sud­Ouest avec trois entités
(Périgord Tabac, Tabac Garonne
Adour et Midi Tabac) et le Grand­
Est avec Tabac Feuilles de France
dont le siège est en Alsace. L’ex­
ception géographique est déte­
nue par la plus petite d’entre elles,
la Dauphinoise.
Ces derniers des Mohicans culti­
vent essentiellement deux varié­
tés, le Burley et le Virginie, et ten­
tent de se démarquer en visant
des petits marchés plus valorisés.
A l’exemple du marché de la chi­
cha, plutôt dynamique, deman­
deur de tabac de Virginie sucré,
ou de celui du cigare, sans oublier
celui du tabac à rouler.
laurence girard

les machines se sont arrêtées lundi
30 septembre à Sarlat­la­Canéda en Péri­
gord, dernière usine de transformation
du tabac en France. Dans le silence soudain
des 15 000 m^2 , de France Tabac, qui a em­
ployé jusqu’à 250 personnes, les 33 salariés
réagissent avec chagrin et fatalisme sur
cette mort annoncée qui laisse la filière
française orpheline de transformation
autonome. L’unité sarladaise a connu
trois plans sociaux en dix ans, et une chute
inexorable des effectifs qui n’a fait
qu’accompagner les baisses de production
et de rendement du tabac.
Dans cette unité en sursis depuis dix ans,
le cariste Gérard évoque avec nostalgie le
monopole de la Seita pour laquelle sa
grand­mère travaillait, ici. Le directeur Eric
Tabanou enfonce le clou. Il ne s’inquiète
pas pour les machines qui trouveront pre­
neur, jusqu’en Indonésie comme ce fut
déjà le cas, mais pleure sur le gâchis des sa­
voir­faire perdus pour le pays. Exemple,
Laurence Nicolas, agent de laboratoire et
affineuse, dont le métier (la sélection des
feuilles) disparaît avec elle et qui estime
que face à la mondialisation, au marché

mondial, « les administrateurs et pouvoirs
publics auraient pu susciter et obtenir de
meilleurs soutiens ».
Dans la région, l’événement sonne
comme la fin d’une saga démarrée avec la
révolution industrielle. Après la crise du
phylloxera dans la viticulture, le Second
Empire avait favorisé cette culture d’ori­
gine tropicale, qui aimait les terrains sili­
ceux et légers, appréciait les pluies de juin
et les étés chauds et les vallées de ces
territoires situés sur le 45e parallèle, Lot­et­
Garonne, Gironde, Béarn, Dordogne,
mais aussi Alsace.

Mesures sanitaires
Il devint vite un appoint riche ou revenu
principal pour les paysans qui avaient tous
un carré dans leur polyculture et dont
certains se spécialisèrent sur cette produc­
tion. Les unités tournaient à plein régime
en 1900, et progressaient encore avec la
mécanisation de l’après­guerre. Puis le
marché a décliné. La faute à la mondialisa­
tion, déplorent les producteurs et transfor­
mateurs, mal accompagnés selon eux par
les politiques nationale et européenne.

La baisse des subventions et les mesures
sanitaires ont fait le reste. « Des clients ont
fait défaut dès la mise en place du “paquet
neutre” chez les débitants. Les Italiens, qui
n’ont pas fait ça, se portent mieux », explique
M. Tabanou. En 2016, l’usine ne traitait plus
que 5 000 tonnes, contre quatre plus fois
dans les années 2000. En 2018, France Ta­
bac a bien espéré trouver sa planche de sa­
lut en le groupe allemand Alliance One In­
ternational, mais l’accord est tombé à l’eau.
Le président de la coopérative Périgord
Tabacs, Laurent Testut, explique que tout a
été mis en œuvre pour que la production
2019 soit vendue à des usines de transfor­
mation étrangères, comme le seront celles
des prochaines années. Certains produc­
teurs se réfugient dans des niches margi­
nales. Pas de quoi sauver une filière, estime
Laurence Nicolas. La preuve. Dans la sous­
préfecture voisine, qui avait même donné
son nom à un tabac puisqu’on allait ache­
ter autrefois son paquet de « bergerac », on
peut aujourd’hui visiter un... musée du ta­
bac, associé à celui de la batellerie.
michel labussière
(périgueux, correspondant)

A Sarlat, soudain le site plonge dans le silence


En France, le dernier souffle de la filière tabac


L’arrêt de la dernière usine française illustre l’inexorable déclin de la culture de cette plante


LES  CHIFFRES



C’est le nombre d’hectares
de superficie développée pour
le tabac en 2018 en France.

671
C’est aujourd’hui le nombre
de producteurs. En 2010,
la France comptait encore
2 000 exploitants.


C’est, en tonnes, la récolte
de tabac réalisée en 2018,
contre 17 000 tonnes en 2010
et 46 000 dans les années 1970.

30
C’est, en millions d’euros,
le chiffre d’affaires réalisé
dans le tabac par les cinq
coopératives agricoles encore
actives dans cette culture.
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